Beauchemin (p. 263-268).

— 5 —



Assise près de la fenêtre, un plat de grès sur les genoux, Angélina pelait des pommes. Elle passait si adroitement le couteau entre la peau et la pulpe que la pelure, mince et rouge retombait en spirale. À côté, un jeune chat en jeu, couché sur le dos et la patte levée, guettait le moment d’en saisir une à la volée. Allongée sous le poêle, sa mère, la chatte blanche, paraissait sommeiller. Une raie d’or furtive sous les paupières mi-closes révélait seule l’indulgente surveillance qu’elle exerçait sur ces ébats puérils.

Au bruit de la clenche agitée, Angélina leva les yeux. Elle aperçut, par la vitre, le visage de Marie-Didace tout en larmes.

— Entre donc, le taquet est jamais mis, tu le sais ?

La sévérité de sa voix jurant avec la tendresse de son regard, elle alla ouvrir :

— Me déranger ainsi pour rien ! T’as fait quelque mauvais coup encore ?

À la vue de l’enfant, les cheveux dans la figure et la robe dégrafée, elle se tut, étonnée. Marie-Didace avait dû courir et tomber en chemin : le sang coulait sur sa jambe déchirée et souillée de terre.

— D’où c’que tu sors, pour l’amour du ciel ?

Au lieu de répondre, l’enfant se remit à pleurer. David Desmarais entra.

— Braille pas, ma fille. Dis-nous ce que t’as.

Marie-Didace se décida à parler.

— Venez vite à la maison ! Venez m’aider !

David l’encouragea :

— Ben oui on va y aller.

Rassurée, Marie-Didace continua :

— Me-mère veut pas se réveiller. Elle me répond pas. Puis maman reste assise, sans grouiller, sur le bord du puits. Il y a personne pour faire le train.

— Beau-Blanc y est pas ?

— Il y a personne, répéta Marie-Didace.

— C’est donc ça que les animaux se lamentaient tant, réfléchit David.

— Courez vite, dit Angélina à son père. Je vous suis.

David partit aussitôt. Angélina mit hâtivement les pommes à cuire avec de l’eau et un peu de sucre à l’arrière du poêle. Puis elle sortit de la maison, avec Marie-Didace qu’elle tenait par la main.

Sur le seuil même, elle dut s’arrêter, éblouie. Après la bruine de la veille, le Chenal étincelait au soleil. L’or scintillait de partout ; dans les clairières, sur les berges, parmi les chaumes, de touffe en touffe, d’une île à l’autre, à la cime d’un liard, comme aux plus basses branches de saule, l’or jaune des trembles, l’or fauve du cornouiller fin, l’or blond emmêlé aux longs cheveux des rouches. Au loin la Pèlerine tinta.

— Quoi c’est que t’écoutes ? demanda Marie-Didace. Les globes qui sonnent ?

— Pas des globes, corrigea Angélina, la voix étranglée, des glas. Oui. Encore des glas.

— Courons, dit l’enfant, qui cherchait à l’entraîner.

L’infirme n’avançait pas aussi rapidement qu’elle l’eût voulu. Elle n’osait questionner Marie-Didace de peur de raviver son chagrin. À chaque pas, elle priait : « Mon Dieu, épargnez-nous un nouveau malheur. » Près de la palissade, dans le jardin, aux rosiers un bouton solitaire, qui ne serait jamais rose, se mourait. Le mystère de ces humbles destinées la rendait toujours mélancolique. Elle se reprocha d’avoir négligé la plante moins belle que les autres. À la première journée libre, elle transplanterait le rosier en meilleure terre.

Une haie de tournesols, avec quelques soleils secs parmi les fanes, cachait les alentours de la maison des Beauchemin. Quand l’infirme et l’enfant l’eurent dépassée, Angélina resta stupéfaite : assise au bord du puits, Phonsine tenait pressé contre son cœur un objet qu’elle berçait comme la tête d’un bien-aimé. S’étant approchée Angélina vit que c’était la tasse, la tasse que Phonsine aimait tant et qu’elle n’emplissait jamais jusqu’au bord.

Le docteur, qui était déjà rendu, vint soulever la paupière de Phonsine. David Desmarais le suivait. Les uns après les autres, attirés peu à peu par le rassemblement, quelques hommes et des femmes surtout, accouraient. Ils se tenaient ensemble, à l’écart, plongés dans la consternation.

« Il est arrivé un grand malheur, leur dit le docteur, en enlevant son gilet : l’Acayenne est morte. Rien de surprenant, elle a avalé une grosse dose de médicament. Peut-être qu’elle aurait duré une semaine ou deux, mais pas plus : elle était marquée. Quant à la petite femme, elle est bien ébranlée. Elle a eu un vrai choc. J’attendais ça depuis longtemps. Elle a saigné à la tempe, ça peut la sauver. Deux hommes vont la transporter dans la maison. — Il baissa la voix —. Je veux lui appliquer les sangsues dans la figure. »

Il fit signe d’éloigner Marie-Didace, mais elle n’y consentit pas.

Vincent et Joinville Provençal s’avancèrent pour soulever Phonsine. Pierre-Côme les recula et enleva la jeune femme dans ses bras.

— Elle pèse moins qu’une plume, dit-il.

Quand il revint au dehors, quelqu’un demanda :

— Qui c’est qui va faire le train ? Qui c’est qui va voir à tout ?

Une voix fluette partit du groupe :

— Moi puis Tit-Côme.

— Cré petite Beauchemin ! s’exclama Pierre-Côme plus ému qu’il ne voulait le paraître.

Il se cambra, puis toussa, les épaules renversées :

— Chacun va y mettre du sien, c’est ben le moins. Les Beauchemin nous ont toujours assez fait honneur.

— Mais il doit leur rester des parents parmi les Antaya ? protesta Odilon.

Pierre-Côme toisa son garçon.

— On n’est pas pour aller demander de l’aide ailleurs. À peine de sonner le tocsin pour obtenir du secours de tout un chacun dans la paroisse. Moi je m’occupe de l’Acayenne, de l’enquête, de l’enterrement, de tout le grément. Puis j’ai assez de créatures à la maison, deux vont s’en venir avoir soin de Phonsine.

— Je me charge de Marie-Didace, dit Angélina. Je l’emmène avec moi, le temps qu’il faudra.

— Bon approuva Pierre-Côme.

— Moi, je… dit David Desmarais.

— Moi, je… dit Jacob Salvail.

— Moi, je… dit un autre.

C’était à qui offrirait ses services.

— Chacun votre tour, leur dit Pierre-Côme satisfait. Toi, Dâvi ?

— Je reste proche. Je prendrai charge des bâtiments.

— Toi, Jacob ?

— Moi, je suis le premier voisin, je soignerai les animaux.

Voyant qu’Odilon se taisait, Pierre-Côme l’apostropha :

— On va se relever pour faire les labours. Odilon, tu vas les commencer.

— Ben, je sais pas trop, renâcla Odilon. Il y a ma grange que j’suis en train de remonter.

— Laisse faire ta grange, dit Pierre-Côme en serrant les poings. Ta grange attendra. Elle partira toujours pas au vol ? La paroisse passe avant.

Se tournant du côté de l’assemblée, il grossit la voix :

— Et que j’en voie pas un dérober seulement la moitié d’une pomme de cheval, parce que je le ferai hiverner à la paille.