Beauchemin (p. 269-282).

— 6 —



Une légère distance sépare, au cœur même du village, l’église, le presbytère et le magasin de Sainte-Anne de Sorel. D’eux-mêmes les chevaux ralentissent, par habitude, auprès de la palissade à laquelle on les attache, à l’heure des offices.

Le cheval qu’Angélina conduisait de Sorel au Chenal, fit ainsi. Le soleil venait de se cacher. L’ombre d’un grand nuage trembla puis s’abattit sur la lande. Aussitôt l’or des liards se ternit. Trois ou quatre feuilles pâles virevoltèrent dans l’air mort. Mais au delà, la cime de quelques planes, encore ensoleillée, continua de flamber. Un frisson parcourut le dos de l’infirme. « En automne, le temps est traître », se dit-elle, en descendant du boghei. « On pense qu’on brûle. On n’a pas la tête revirée, qu’on gèle. L’automne !… »

Mais elle bannit vite de son idée toute mélancolie. Puisqu’elle avait oublié d’acheter du fil à Sorel, elle en prendrait chez le commerçant de Sainte-Anne. Et elle en profiterait pour arrêter au presbytère. Désappointée de ne pas trouver le curé Lebrun à fumer, en arpentant la galerie, comme il en avait l’habitude après le repas du midi, elle hésita avant de se diriger vers le magasin.

À côté une auto, — la sirène de cuivre en forme de cornet astiquée à fond, la capote luisante de laque noire, — étincelait. Objet d’orgueil pour le commerçant de Sainte-Anne, la voiture restait à la vue, les jours de beaux temps, à une juste distance du chemin, afin de permettre aux passants de l’admirer, sans toutefois encourir le risque d’effrayer les chevaux des clients. D’ailleurs, même lorsque les routes étaient sèches, elle lui servait rarement.

Angélina regarda le fleuve, avant de pénétrer dans le magasin. Au large, un transatlantique camouflé, tranchant à peine sur la couleur de l’eau, descendait le grand chenal. « Quelque bateau de soldats », songea Angélina, indifférente.

Haussant le pied, afin de ne pas s’accrocher au défaut du seuil qu’elle connaissait, Angélina entra dans le magasin. Le carillon de trois clochettes s’agita : l’une, claire, prenait toujours les devants ; les deux autres, plus graves, résonnaient plus longtemps. Il n’y avait personne. Angélina s’assit sur le banc, le long de l’unique comptoir. L’atmosphère chargée d’odeurs lui plaisait ; des odeurs poivrées, lourdes d’épices, lui arrivaient, par bouffées, de l’arrière-magasin ; d’autres odeurs plus fines, plus sucrées l’entouraient.

La femme du commerçant, grosse, courte, les chairs affaissées, s’avança dans la porte, entre la cuisine et le magasin. Elle prit place derrière le comptoir, sans s’asseoir toutefois. Les deux femmes se mirent à causer. Pas plus que l’une n’était pressée de vendre, l’autre ne montrait d’empressement à acheter. Les nouvelles de la paroisse d’abord.

— Tant de mortalités dans une famille, ça se voit pas, dit la femme du commerçant qui faisait allusion aux Beauchemin.

— Rarement, admit Angélina.

— Et tout du grand monde ! Puis Phonsine si malade !

— Si vous la voyiez !

— Elle est changée tant que ça ? Pas reconnaissable, je gage ?

— Comme de raison, après deux semaines au lit, elle est pas vigoureuse, mais c’est de son caractère que je parle. Elle est p’us la même personne. On voit ben qu’elle était rongée par en dedans.

— Et la petite ?

Le visage d’Angélina s’anima d’un sourire :

— Je l’ai toujours avec moi. Elle doit m’attendre. Avant que je parte pour Sorel, à matin, elle m’a dit : « Tu me feras signe de loin. Je t’attendrai grimpée sur le four à pain. Puis je courrai au-devant de toi. »

Elles continuèrent à causer. La marchande, ainsi que pour ponctuer ce qu’elle disait, laissait sa main morte s’abattre sur le comptoir. Cela faisait un bruit mat, comme des coups de marteau dans la conversation.

La clientèle ne les dérangeait guère. Un petit garçon vint demander à acheter du bonbon. Le nez écrasé sur la vitre du comptoir, il examina chaque boîte, sans arrêter son choix. Il prit une pipe de tire rouge à la cannelle, mais aussitôt des souris de jujube reliées par un élastique, à deux pour un sou, lui parurent une aubaine. Pour les aveindre, la marchande dut sortir une boîte non entamée de cochons de guimauve trempés dans le chocolat, dont le museau seul demeurait en sucre rose. L’enfant tremblait d’excitation :

— Des petits cochons de tirasse qui s’étirent, puis qui s’étendent, j’en veux un.

Mais à peine en possession du bonbon, la convoitise le fit loucher sur un sifflet de réglisse. La marchande y mit le hola.

— Décide-toi. J’ai pas rien que ça à faire que d’attendre tes appoints.

L’enfant s’élançait au dehors, le cochon de guimauve à la main. D’un cri la marchande l’arrêta :

— Aïe, Tit-gars, t’oublies de donner ta cenne !

— C’est pour marquer !

— As-tu un billet de ta mère ?

L’enfant commença à pleurnicher. La marchande ne se laissa pas attendrir :

— Avance icitte. Donne-moi ton bonbon. Tu l’auras quand tu m’apporteras un billet. Pas avant.

Il s’enfuit en pleurant, tandis que la marchande expliquait à Angélina, tout en retassant la guimauve avant de retourner le bonbon à la boîte :

— Les petits bougres ! Si on les laissait faire, ils nous videraient le magasin tout rond.

Les deux femmes n’avaient plus rien à se dire. Angélina demanda du fil en rouleau. Quand elle en eut choisi de la teinte qu’elle cherchait, elle fit mettre deux souris de jujube dans un sac, pour Marie-Didace, et elle paya.

— C’est tout ? lui demanda la commerçante, en pensant que ce n’était pas Angélina qui faisait vivre le magasin.

Tandis qu’elle s’apprêtait à partir, les yeux d’Angélina tombèrent sur le bout de journal qui enveloppait le fil. Saisie, elle défit le paquet et défroissa le papier à moitié déchiré, afin de mieux l’examiner. Un portrait d’homme dont on ne voyait que la tête et les épaules, en uniforme militaire apparut sous l’en-tête « Glorieux disparu ». Le Survenant ! Pour Angélina il n’y avait aucun doute, c’était lui, un soldat, vieilli, plus marqué par la vie, sûrement, mais c’était ses yeux, plus tristes qu’auparavant peut-être, c’était sa bouche moqueuse, sa belle bouche d’où le rire s’échappait, riche et facile, c’était son nez large, aux ailes mobiles, c’était sa chevelure, qui flambait comme un feu de forêt, mais qu’on avait coupée. À peine une courte vague dépassait-elle le front. C’était bien lui.

— Où avez-vous eu cette gazette-là ? demanda Angélina.

— Je serais ben en peine de te le dire, pauvre enfant. Mon vieux la ramasse d’un bord et de l’autre, dans les caves, comme ça adonne.

— Y a-t-il longtemps que vous l’avez ?

— C’est comme je te dis : ça peut faire un an, ça peut faire quelques jours.

— Oui, mais le reste de la page, insista Angélina, vous devez l’avoir ?

— Ben, ma fille, si tu veux chercher une aiguille dans un voyage de foin, t’as beau : la gazette est pêle-mêle dans le back-store.

Levant la vue, elle aperçut Angélina, la figure allongée :

— T’es ben blême ! Je gage que t’as pas mangé. Prendrais-tu une bolée de bouillon ? J’en ai du chaud sur le poêle. Sans gêne ?

L’infirme fit signe que non. Elle posa sur le comptoir le morceau de journal :

— À qui c’est que cet homme-là vous fait penser ?

— Je vois pas la ressemblance…

La femme du commerçant le retourna sous un autre angle :

— Peut-être ben au père Didace quand il était jeune… Pourtant non !

L’enfant revenait, un billet à la main, qu’il remit à la marchande, rougissante d’indignation à mesure qu’elle le déchiffrait : « Commence donc par arranger ton bas de porte, la grosse, avant de te mêler de rire des autres devant le monde… ! »

Elle prit Angélina à témoin de l’injustice dont elle était victime :

— Hein, tu vois pas ça, ma fille ? C’est de même. On fait du bon à ça. On vend à crédit à ça. Et ça nous invictime des pires bêtises.

Les poings sur les hanches, se tournant du côté du petit garçon, elle lui cria :

— Va dire à ta mère que j’y fais dire que c’est rien qu’une…

Avant d’en entendre davantage, Angélina, étourdie, et malheureuse, se hâta de sortir.

« Glorieux disparu ! » Le Survenant était mort. Et pas même un nom à mettre sur sa figure. Peut-être qu’en faisant les recherches nécessaires ? Une voix interrogea Angélina :

« Pour que ceux du Chenal du Moine recommencent à lui trouver tous les vices de la création ? Pour qu’on reprenne le procès de ses moindres agissements ? Pour qu’on s’empare de sa mort comme d’une proie grotesque et qu’on l’examine en tous sens ? Aïe ! neveurmagne ! Quoi c’est que ça te donnerait ? » Rien, puisque pour Angélina, il n’aurait toujours qu’un nom : le Survenant.

Sans s’en apercevoir elle avait marché jusqu’au presbytère.

— Monsieur le curé ? demanda-t-elle.

— Tu t’adonnes mal, pauvre Angélina, répondit la ménagère qui était aussi la sœur du prêtre, mon frère le curé est allé donner un coup de main au curé de Saint-Aimé qui est malade — répète-le pas, — mais pas mal malade. Je l’attends pas avant tard dans la soirée. Tu peux toujours t’asseoir. Amuse-toi, amuse-toi, insista la ménagère contente d’avoir quelqu’un avec qui causer.

Angélina s’assit sur le bord du fauteuil, se raidissant de toute sa volonté pour ne pas trahir son chagrin.

— Avais-tu affaire à lui privément ? Parce que si c’est pour la dîme, je peux la recevoir aussi ben comme lui.

— Non, je voulais faire dire une basse messe pour l’Acayenne.

— Tu te reprendras, si t’aimes mieux ?

Angélina réfléchit.

— Je pense que… après tout je vas vous laisser l’argent.

— Il y a pas de soin, tu sais, j’ai encore une bonne mémoire. Puis, pour plus de précaution, je marque tout.

L’infirme tira de son porte-monnaie deux billets d’un dollar qu’elle posa sur la table. En même temps le morceau de journal se trouva à sortir.

— En effet, demanda-t-elle à la ménagère, reconnaissez-vous cet homme-là ?

La ménagère examina de près le bout de gazette.

— Un soldat… ouè ! Ça serait-il pas un petit Latraverse qui s’est fait tuer à la guerre ? Tu sais celui que je veux dire : un des garçons à Noé, la grosse tête à Latraverse ?

Angélina ferma les yeux. Comme elle restait sans rien dire, la vieille femme cessa de porter attention au portrait pour prendre l’argent sur la table.

— Mais tu m’en donnes de trop !

— Non, dit Angélina. Je voudrais aussi faire chanter une grand’messe pour un ami défunt.

— Un ami défunt !… Attends un petit brin. Je vas tout t’entrer ça, à la mode, dans mon petit calepin, pour pas qu’il y ait de mélange : « une grand’messe pour un ami défunt, recommandée par… » Par qui ?

Angélina hésita :

— Mettez : « par un particulier ».

Intriguée la ménagère mordilla le crayon. Ses lunettes abaissées, elle dévisagea l’infirme :

— T’aimerais pas au moins inscrire le nom de l’ami défunt ?

— C’est pas nécessaire, murmura Angélina.

— T’as l’air malade ! s’apitoya la ménagère. Tu veux pas prendre un petit verre de quelque chose, pour te remettre en train, avant de partir ?

— Merci, dit Angélina tout bas. Seulement je voudrais obtenir une faveur de monsieur le curé : qu’il dise les deux messes lui-même, la grand’messe, la première. J’aimerais pas qu’elles fussent chantées le même jour.

Angélina voulait bien prier pour l’Acayenne et pour le Survenant, mais séparément. Un vieux fonds de rancune l’empêchait de les réunir, même dans la prière.

La ménagère toussota. Elle posa sa main tiède et sèche sur la main froide d’Angélina :

— Tu sais, ma fille, dans la vie, tu traverses de bien vilaines bourrées. Mais, on les passe… on… les… passe !

L’infirme dégagea doucement sa main et s’en alla.

Le Survenant était mort ! À qui le dire ? Avec qui en parler ? Un mois auparavant, il y aurait eu le père Didace. Lui aurait reconnu le Survenant, au premier coup d’œil. Marie-Amanda ? Marie-Amanda était à l’Île de Grâce. C’était tout de suite, si elle ne voulait pas mourir là, qu’Angélina devait laisser saigner son cœur, ses larmes couler. Tout de suite. Tout de suite.

Sans même une génuflexion, les yeux fermés, elle s’écroula sur un banc de côté, dans l’église, près de la huitième station, du chemin de la croix. Il était temps. Elle n’avait plus ni bras, ni jambes. Seuls deux mots vivaient en elle : glorieux disparu. Ils battaient à ses tempes au même rythme que le sang de son cœur : glorieux disparu, glorieux disparu…

Une épave entraînée par la peine, Angélina s’abandonna. Elle pleura comme s’il n’y eut plus sur la terre ni hommes, ni femmes, ni champs, ni bois, rien qu’une immense détresse : la sienne. Elle était moulue de douleur, moulue menu ; un grain de blé sous les roues de la volonté divine.

Une infinie lassitude lui venait aux épaules, à la poitrine, d’avoir tant pleuré. Soudain, sans que rien n’eut changé autour d’elle, Angélina sentit qu’elle n’était plus seule. Comme les saintes femmes du chemin de la croix, elle accompagnait quelqu’un, d’un accompagnement muet et sympathique. Tout de suite elle comprit. Le Survenant était revenu au Chenal du Moine, pour une suprême consolation, lui porter le message de sa mort. Ce n’était pas par pur hasard qu’elle, si précautionneuse, avait oublié d’acheter du fil à Sorel. Peut-être aussi pour lui demander une prière ?

Angélina s’agenouilla et pria. Peu à peu, au-dessus de sa peine, la buée d’amertume se dissipait, dégageant par larges ondes claires une pieuse résignation et le secret soulagement de savoir le Survenant délivré de la hantise et des embûches de la route.

« Enfin », pensa-t-elle, « il a trouvé son chemin. Il est rendu. » Un grand soupir lui échappa. Et elle pensa encore « Il sait maintenant comment je l’ai aimé ! » Aussitôt elle se chagrina d’avoir pensé à lui au passé. Et elle se sentit veuve. Un sentiment de fierté lui fit redresser la tête. Désormais, au lieu de l’humiliation de la vieille fille déjetée, elle porterait en sa personne la dignité d’une veuve.

Sa peine, elle ne la confierait à aucun. Pas même à Marie-Amanda. Depuis qu’elle était au monde, elle avait pu partager avec son amie toutes ses joies, toutes ses peines, ses grands secrets d’enfant, ses petits secrets de jeune fille. Mais Marie-Amanda, avec ses huit enfants, — le huitième venait de naître —, avait ses soucis. Et puis, on change. L’une mariée à l’Île de Grâce, l’autre, fille au Chenal du Moine, certes elles se retrouveraient toujours avec plaisir, mais elles n’avaient plus la même vie.

Non, cette peine-là était à la fois trop vive et trop délicate, pour permettre à de vaines paroles de la flétrir, même de l’effleurer. Angélina la protégerait. Inconsciemment, ses mains refaisaient le geste maternel de mettre une plante à l’abri, de l’entourer.

Tout de même, l’infirme eût aimé proclamer à tous les vents, au Chenal du Moine, que le Survenant avait fait sa part, qu’il était mort à la guerre, « les yeux au ciel, fier de repartir voir un dernier pays », en glorieux, comme il l’avait promis, non pas en trimpe, tel qu’on le lui avait prédit. Elle se tairait. On ne saurait rien de lui. Son silence serait sa revanche sur le vaste monde…

— Mes rosiers ! pensa Angélina.

Ses rosiers qu’elle devait transplanter, l’après midi même, avant les grandes gelées d’automne. Puis Marie-Didace devait l’attendre. À l’image de l’enfant grimpée sur le four à pain, Angélina eut un faible sourire.

Les yeux dans l’eau elle plia avec précaution le portrait du grand-dieu-des-routes, prenant bien soin de ne pas faire de plis à la figure de l’homme, et elle l’enfouit en son corsage, dans le petit sac de coton jaune, avec son scapulaire.

Après un signe de croix, la tête haute, elle sortit de l’église.



FIN