Beauchemin (p. 245-262).

— 4 —



Phonsine allait rarement à l’Île de Grâce. À peine si elle s’y rendait deux fois l’an. Et toujours par nécessité.

Marie-Amanda reconnut de loin le pas nerveux de sa belle-sœur et, à côté, la démarche sautillante de Marie-Didace. Une inquiétude s’empara d’elle : quelque chose allait mal encore au Chenal du Moine.

Les enfants coururent au-devant de Marie-Didace et lui firent des joies. Une fois dans la maison, les deux femmes s’abordèrent du regard, puis elles échangèrent, en guise de salutations, les remarques ordinaires, sans rien dire toutefois de ce qui les préoccupait, comme mues par une complicité, en présence des enfants.

Phonsine ne tenait pas en place. Elle allait d’une chaise à l’autre, pressée de repartir.

— Reste, on t’enverra reconduire, dit Marie-Amanda.

— Tu y penses pas : les vaches !

— La belle-mère y verra. Puis vous avez de l’aide.

Mais Phonsine ne voulut rien entendre :

— Je suis venue par occasion. Ils doivent m’attendre sur la grève. Il faut qu’on retourne avant la noirceur.

Les enfants insistèrent :

— Restez, ma tante !

— Je peux pas : j’ai laissé le cheval et la voiture chez le commerçant de Sainte-Anne.

Voyant que Phonsine avait à lui parler, Marie-Amanda s’offrit à la reconduire, un bout, vers le bord de l’eau. Elle avançait lentement, avec précaution, afin de ne pas trébucher dans les trous que les rats musqués avaient creusés au printemps. À tout moment, Phonsine se retournait ou faisait un bond, comme une bête traquée.

Un engoulevent se laissa choir, rapide, vertical, pour mieux happer sa proie. Puis, de la tête des ormes, une nuée d’étourneaux s’envola.

Marie-Didace battit des mains :

— Ma tante ! un mariage d’oiseaux !

Marie-Amanda, lui sourit :

— Ils s’abandent pour partir.

Puis, se tournant vers Alphonsine et montrant l’enfant :

— Tu pourrais bien nous la laisser une couple de jours. Ludger ira la ramener à Sainte-Anne.

Marie-Didace fut la première à protester :

— Non, j’aime mieux aller retrouver me-mère.

— Tu vois ? dit amèrement Phonsine. Il y a pas à l’éloigner du Chenal. J’ai eu toutes les peines du monde à l’amener.

Marie-Amanda fronça les sourcils. Les lamentations allaient recommencer. Elle se hâta d’envoyer l’enfant.

— Cours vite rejoindre mon oncle Ludger. Pauvre mon oncle, il s’ennuie tout seul dans la chaloupe. Cours à lui. Il va être fier de te voir.

Lorsque Marie-Didace eut dégringolé le talus, Marie-Amanda s’arrêta :

— J’y pense. J’aurais pu t’offrir des noix longues. Les enfants sont allés aux noix hier. En aurais-tu apporté ? Il y a un tour pour les casser : tu les échaudes, la veille. Le lendemain tu les casses sur une roche ou ben sur un fer à repasser. Ça fait une belle culotte.

Phonsine s’arrêta aussi pour regarder la figure placide de Marie-Amanda. Des noix ? Pourquoi faire des noix ? Sans répondre, comme si celle-ci ne lui eût rien offert, elle commença :

— C’est elle, la…

Marie-Amanda, sachant que Phonsine parlait de l’Acayenne, l’interrompit :

— Quoi c’est qui se passe encore ? Écoute, Phonsine, oublie pas, avant de parler, qu’elle porte notre nom !

— Oui, mais seulement parce qu’elle peut pas faire autrement. Elle est ben plus Varieur que Beauchemin et je vas te le prouver tout de suite. Pas plus tard qu’à matin, elle a fait demander à Marie Provençal de lui composer une lettre au garçon de son Varieur. Et sais-tu ce qu’elle lui demande ? De s’en venir rester avec nous autres, au Chenal, comme le garçon de la maison. Roi et maître, c’est pas de valeur ! Quoi c’est que je vas devenir dans tout ça ?

— Vous avez Beau-Blanc pour vous aider ?

— En attendant, oui. Mais il se fie que les hommes sont rares, pour nous menacer tout le temps de retourner aux obus. L’Acayenne en profite.

— La lettre est pas partie ?

— Pas encore. Marie l’a apportée pour la montrer à son père avant.

— Comme ça il y a rien de fait ? Prends pas peur avant le temps. Tu sais ben que Pierre-Côme permettra jamais à un étranger de s’établir au Chenal. Surtout… après le Survenant…

— Oui, parlons-en de celui-là, le beau chef-d’œuvreux ! Il nous aura attiré assez de malheur.

Un sens de justice fit protester Marie-Amanda :

— Dis donc pas ça. Après lui, il y a eu l’accident d’Amable, c’est vrai ; mais s’il fallait faire le partage des torts, le Survenant serait pas le seul à prendre sa charge. Puis, il y a eu la mort de mon père, il y a trois semaines, c’est vrai…

Une flamme brève durcit le regard de Phonsine.

— D’après toi, c’est pas des malheurs ?

— C’est des malheurs, sûrement. Des grands malheurs. Mais des malheurs… je sais pas trop comment dire… des malheurs naturels, qu’on peut pas exempter : tôt ou tard, toi, moi, on ira tous sur le coteau. Des malheurs qui se supportent, qu’on peut porter devant le monde, tu sais ce que je veux dire ; pas des malheurs qui font honte et qu’il faut cacher, comme le déshonneur, par exemple…

— Il manquerait p’us que ça ! s’indigna Phonsine. Pour en revenir à l’Acayenne… tout ce qu’elle peut faire pour attirer la petite, elle le fait. T’as vu tantôt ? Encore hier soir, par le vent qu’il faisait, Marie-Didace se plaignait d’avoir peur. C’était pas vrai. — La voix de Phonsine prit un ton de fierté. — Elle a peur de rien. Pour la dompter, je voulais qu’elle reste tranquille dans son lit. Ben, à matin, je l’ai trouvée couchée avec l’Acayenne. Tout en est ainsi.

Elle se tut, attendant de Marie-Amanda le secours d’une bonne parole.

Au ciel, un long nuage gris en forme de bateau voguait vers le port du couchant, nacré de rose et d’ambre. Sur le fleuve, un trois-mâts naviguait vers la mer.

— Regarde, regarde le bateau, s’il est calé, il s’en va à la guerre, dit Marie-Amanda.

— J’ai pas besoin de le regarder, il en passe à tous les jours, répondit Phonsine que rien de l’extérieur ne pouvait soustraire à sa détresse.

Sa voix se fit suppliante :

— Tâche donc d’inventer un moyen de la faire partir, Marie-Amanda. Il le faut, il le faut à tout prix. Je peux p’us la souffrir !

— Mais, Phonsine, t’es dans l’obligation de la garder. Même de la soigner, si elle tombait malade.

Phonsine s’arrêta net, les yeux agrandis comme devant une image de terreur :

— Moi, la soigner ? Jamais ! Je pourrais pas !

— Pourquoi faire ?

La voix sourde, haineuse, Phonsine répondit :

— Parce que je la respecte pas.

— Quand t’en parles, on dirait que c’est le yâble tout pur qui t’apparaît. Pourtant, elle me semble d’un bon cœur… et donnante…

— D’un bon cœur, elle ? Donnante, elle ?

La voix comble d’amertume, Phonsine dit :

— Elle est de c’te race de monde qui ont toujours l’air de tout donner, pendant qu’ils vous arrachent le sang du cœur. Bonne ? Une femme qui m’a pris ma tasse ! ma place ! mon mari !

Phonsine criait.

— Pas si fort ! lui dit Marie-Amanda. Ils vont t’entendre.

— Ben, qu’ils m’entendent ! Tant mieux !

Maintenant rien ne pouvait l’arrêter de parler :

— Puis elle veut m’ôter ma petite ! la terre ! tout mon butin ! T’entends ? J’m’en vas à la besace. Toute seule. Dans le chemin. Je serai renvoyée.

— Troubles-tu ? demanda Marie-Amanda. Tu sais ben que la terre appartient à Marie-Didace ? L’Acayenne peut rien dessus. Brode donc pas d’histoires.

— Tu penses ça ? Si tu savais comme elle a la maîtrise sur tout. Je sais p’us de quel bord me tourner. Des fois, c’est ben simple, je me demande ce que le bon Dieu peut vouloir de moi…

Une vive douleur aux reins cambra Marie-Amanda. Son huitième enfant ne tarderait guère à naître. La voix entrecoupée, elle dit :

— Au lieu de toujours trouver à redire sur elle, si tu t’arrimais pour pas te chicaner. On dirait que tu le fais exprès. Après tout, t’as ni maux, ni mal…

Phonsine pâlit. Ainsi c’était toute l’aide qu’elle pouvait attendre de Marie-Amanda : des reproches, des reproches, puis des noix longues.

— On voit ben que t’as pas souci de rien, dit Phonsine en s’élançant.

À sa grande surprise, Marie-Amanda la vit franchir la butte de terre forte, le banc de marée moelleuse et, sans ralentir le pas, atteindre le sable de la grève, puis embarquer dans la chaloupe où Marie-Didace l’attendait.

— Phonsine, pars pas de même, lui cria Marie-Amanda, incapable de la suivre.

Par le vent contraire, sa voix mourut à la première touffe d’aulnages.

— Phonsine !

Déjà la chaloupe s’éloignait du rivage. L’embarcation coupa la vague, puis gagna l’eau étale du large. L’enfant envoyait, à deux mains, des baisers à sa tante, mais Phonsine tournait le dos à l’Île.

Atterrée, Marie-Amanda resta immobile, au sommet de la berge. « Ils me disent bonne », pensa-t-elle avec remords. « Phonsine venait à moi avec sa peine et j’ai pas su la consoler. »

Aussi pourquoi était-ce toujours son tour de consoler les autres, jamais son tour d’être consolée ? Au moment où elle aurait senti le besoin de s’épancher, Phonsine arrivait avec ses tracas, ses déboires. La pauvre Phonsine ! Marie-Amanda avait cru l’aider en ne s’apitoyant pas trop sur son sort. Puis le père Didace lui avait tellement recommandé de faire régner la concorde entre les deux femmes.

Souci de rien, Marie-Amanda ? Sept enfants à vêtir, à nourrir puis à accorder ; un huitième à mettre au monde ; une maison à entretenir ; un mari à encourager et à remonter. Souci de rien ?

Au loin un enfant pleurait. Marie-Amanda écouta. Croyant reconnaître la voix de l’un des siens, elle se hâta de retourner à la maison.

* * *

Au bout du village de Sainte-Anne, Phonsine dut ralentir l’allure de Gaillarde : le conducteur d’une voiture approchant en sens contraire lui faisait signe d’arrêter. Elle reconnut le docteur Casaubon.

— J’arrive du Chenal du Moine, Phonsine. De chez-vous, même.

— De chez nous, comment ça ?

— La belle-mère n’est pas bien.

L’Acayenne, malade ? Phonsine ne le crut pas.

— Je te parle sérieusement. Elle a fait une crise.

— Quoi c’est qu’elle peut tant avoir ?

— Je peux pas dire encore.

Il hésita.

— … Mais j’aime pas le cœur de cette femme-là. C’est un cœur mou !

— Qui c’est qui en a soin ? Elle est pas toute seule ?

— Non, les femmes se sont cotisées pour la soigner, en t’attendant.

— Elle souffre-ti, pensez-vous ?

— Elle a dû souffrir, avant que j’arrive.

— Et j’étais pas là. La tricheuse !

Le docteur, étonné, regarda Phonsine.

— En tout cas je lui ai laissé des remèdes à prendre. Mais… Il se reprit pour insister davantage. Mais… faudra la surveiller, ne pas la laisser manger. Elle a beau dire qu’elle ne mange pas, tu sais je la connais, c’est une grosse mangeuse. Elle n’est pas grasse de rien…

— Si elle mangeait, elle souffrirait-ti ? demanda encore Phonsine.

Cette fois, le docteur l’examina plus attentivement.

— Regarde-moi donc droit dans les yeux.

Il s’inclina, le corps à demi projeté hors de la voiture et prit le bras de Phonsine, l’obligeant à se tourner vers lui. La pupille de l’œil lui parut se dilater, puis se rétrécir de façon anormale. Mais la lumière du jour déclinait rapidement. Une brume se formait et il n’y voyait pas bien.

— Cries-tu toujours, la petite ?

— Laissez-moi. Je suis pas malade. Vous me l’avez déjà dit.

— Quand tu viendras à Sorel, rends-toi à mon office. Je voudrais te parler. Et retarde pas trop, c’est mieux.

— J’ai rien, je vous le dis. Quant à l’autre ?…

— Demain, je serai chez vous de bonne heure. Si ça va pas mieux, je lui appliquerai les sangsues.

Marie-Didace grimaça :

— Les sangsues, pouah !

* * *

Avant même d’avoir dételé, Phonsine courut à la cuisine.

Les mains jointes lâchement entre ses genoux, l’Acayenne était assise, pliée en deux, près du poêle.

— Souffrez-vous ? lui demanda Phonsine.

Elle leva un peu la tête, avec effort, pour répondre :

— Pas là, mais tantôt !

Phonsine ne pouvait détacher ses yeux du visage de sa belle-mère qui lui parut vieillie de dix ans. C’était elle et ce n’était pas elle, comme une sœur plus âgée qui lui ressemblerait.

Les voisines eurent connaissance de l’étonnement de Phonsine. Laure Provençal prit la parole :

— T’aurais dû être icitte quand elle s’est pâmée. Elle venait pas à bout de se dépomper. Je te dis qu’elle était pas belle à voir. Je rentre, sans toquer à la porte, comme de coutume. Je la trouve-ti pas effalée dans sa chaise, après étouffer bleu.

— Quiens ! reprit la mère Salvail, elle était toujours pas pour étouffer rouge rien que pour faire plaisir aux Provençal.

— Je lâche un cri, continua Laure. Heureusement qu’Odilon s’adonnait à passer. Il fallait faire demander le docteur.

— Je sais, reprit Phonsine. Je l’ai rencontré sur mon chemin. Il vous a laissé des remèdes ?

L’Acayenne jeta un regard de dédain vers la commode :

— Quelques petites pilunes bleues. Je me demande l’effet que ça peut avoir, une pilune de la grosseur d’une tête d’épingle, dans le corps d’une grosse personne comme moi. Au moins, si j’en mettais pour la peine, dans le creux de ma main, mais rien qu’une, si je venais qu’à trop souffrir ?…

— Quoi c’est que vous ressentez ? demanda Alphonsine.

— Ah ! ce que je sens ?… Elle poussa un soupir… C’est comme si j’avais une tête d’enfant qui me pèserait sur le cœur.

— Il faut pas qu’elle mange, tu le sais ?

Phonsine ne répondit pas.

— Elle est p’us jeune, comme de raison… Elle vieillit à son tour, affirma la mère Salvail, d’un accent où perçait la satisfaction.

— C’est pas de ce que je vieillis, corrigea l’Acayenne, comme je raidis.

Maintenant que Phonsine était de retour, les femmes abandonnèrent l’Acayenne à ses soins et retournèrent à leur maison. Elle mit le ragoût à chauffer. Bientôt un fumet de porc épicé et de farine grillée se répandit dans la cuisine. Elle trempa une miche de pain dans la sauce et la servit à Marie-Didace. L’Acayenne prit la louche et se tira du ragoût qu’elle mangea jusqu’au fond de l’assiette. Phonsine la laissa faire sans prononcer une parole. « Après, si elle souffre, se dit-elle, elle l’aura bien voulu. »

Beau-Blanc en entrant la fit sursauter. Elle chercha aussitôt à dérober l’assiette que l’Acayenne venait de vider. Quand l’engagé fut sorti, elle se versa du thé, mais elle n’en but qu’une gorgée. Une lassitude l’empoignait à la nuque. Où était sa rancune ? Quelqu’un avait soufflé dessus et l’avait éteinte. Au moment de l’assouvir il n’y avait plus dans sa tête qu’un grand trou noir, le vide. Elle aida l’Acayenne à se coucher. Puis elle plaça la boîte de pilules à portée de la main, sur le chiffonnier et elle suspendit une chape de laine grise à la fenêtre.

— Souffrez-vous ? lui demanda-t-elle.

L’Acayenne fit signe que non.

— Mais, si tu voulais, ma fille…

La voix était faible, pitoyable :

— … si tu voulais, tu me masserais dans le dos. J’ai les chairs hachées. Tu dois avoir la main douce, il me semble.

Une grimace de répugnance sur la figure, Phonsine retraita d’un pas. Elle se pencha sur ses mains, et les examina comme jamais auparavant : ses mains nerveuses et maigres, pas belles, ni délicates — comment les garder fines et blanches à faire les gros travaux du ménage ? — mais loyales, ses mains qui n’avaient jamais rien profané.

« Je peux pas », se dit-elle encore.

Mais mue par une impulsion plus forte que sa volonté, elle les appliqua subitement au dos de l’Acayenne. L’autre échappa un cri de surprise. Au contact de la peau étrangère, les longs doigts gauches refusèrent d’obéir ; ils s’immobilisèrent, impuissants.

— Pèse fort, plus fort, implora l’Acayenne.

De nouveau la main enfila l’ouverture. Les yeux fermés, la jeune femme, frémissante de dédain, recommença à frotter le dos nu. Elle frictionnait à sa force la peau que l’âge avait épaissie. Le grain en était lâche, et la graisse molle, sans résistance, formait de petites boursouflures. Une odeur fade s’en dégagea.

D’un mouvement d’épaule, l’Acayenne signifia qu’elle en avait assez. Phonsine se sentit malade. Le cœur sur les lèvres, elle courut au dehors.

* * *

Durant la nuit, Phonsine fit deux fois son mauvais rêve : elle tombait dans le puits, avec sa tasse, et Marie-Didace que l’Acayenne poussait. Plutôt que d’avoir de nouveau le cauchemar, elle resta assise sur son lit, en pleine obscurité, le cœur faible, à demi inconsciente, à attendre le jour. Lorsque les premières lueurs dansèrent à l’orient, Phonsine se recoucha.

À son réveil, le soleil brillait. Elle eût volontiers dormi encore, mais il lui fallait se lever. Dans sa tête lourde, elle dut chercher pourquoi. Ah ! oui, l’Acayenne était malade. Sans bruit, afin de ne pas éveiller Marie-Didace, elle se rendit à la chambre de sa belle-mère.

— Êtes-vous mieux ? demanda-t-elle, par l’entrebâillement de la porte.

Seul le cliquetis de l’horloge emplissait la cuisine. Phonsine alluma le poêle. Tout lui demandait un effort. Au lieu d’aller droit au bûcher, à la boîte à allumettes, elle tâtonnait pour venir à bout de les trouver.

— Prendriez-vous une bouchée ?

L’Acayenne devait entendre. Elle devait être éveillée.

Intriguée, Phonsine pénétra dans la chambre. Bien qu’il n’y fît pas clair, l’ordre lui parut y régner, sauf qu’un bas noir gisait par terre, près du lit ; l’autre gardant l’empreinte du pied large et épais de l’Acayenne, pendait encore au montant de la chaise.

— Dormez-vous ?

Pas l’ombre d’un souffle.

— Vous dormez ?

Prise de panique devant le silence effrayant, Phonsine chercha à arracher la chape à la fenêtre, mais sa main affolée ne réussit qu’à en décrocher un pan. La lumière que les liards jaunissants rendaient éblouissante entra brusquement dans la pièce. Aveuglée par la clarté brutale, Phonsine ne vit rien. Mille soleils étincelèrent devant elle, lui firent fermer les yeux. Lorsqu’elle les ouvrit, l’Acayenne allongée, droite sous les couvertures, paraissait reposer, magnifique dans sa chair. Sur son visage calme et légèrement penché, comme dans un moment de réflexion, la bouche gardait le pli du sourire. Une teinte rosée persistait aux joues et à la gorge. Des frisons, qu’une dernière sueur avait dû provoquer, ornaient le front lisse d’une frange d’or fané. Aucune trace d’agonie.

Hypnotisée, sans comprendre, Phonsine ne quittait pas des yeux le visage immobile. Soudain, elle abaissa la vue. Sur la courtepointe rouge feu, les mains jointes formaient un nœud dur et grisâtre, comme un nœud de bouleau. Du bout des doigts, elle les effleura puis recula jusqu’au mur. L’Acayenne était morte. Seule. Sans le prêtre. En pleine nuit.

Toute la paroisse accuserait Phonsine d’avoir tué l’Acayenne parce qu’elle la haïssait. Beau-Blanc témoignerait devant le corps de jury qu’elle l’avait laissée manger, la veille. Elle était la honte, le déshonneur de Marie-Didace, des Beauchemin, de la paroisse…

Ce fut la fin du monde. Un chaos épouvantable. Des mains monstrueuses happèrent Phonsine ; elles l’entraînèrent dans une cavalcade infernale que menait l’Acayenne, escortée de Pierre-Côme Provençal. Angélina galopait à côté en riant comme une folle. Tout le temps, la Pèlerine sonnait. Et, chaque fois le timbre heurtait la tempe de Phonsine. Des quatre coins de la paroisse, les gens, à la face de démon, accouraient, fourche en main, pour l’entraîner en enfer, pendant l’éternité.

Phonsine voulut fuir. Sans un cri, elle s’écrasa près du lit. Sa tête, heurtant le chiffonnier, fit rouler la boîte de pilules que l’Acayenne avait vidée durant la nuit.