Beauchemin (p. 225-243).

— 3 —



Tantôt sautant à cloche-pied, tantôt allongée sur l’herbe à surveiller le vol des oiseaux, Marie-Didace guettait depuis le matin le retour de son grand-père. La première elle vit approcher du Chenal le canot que montaient les deux chasseurs, et, à la traîne, un deuxième canot, le canot du père Didace, qui paraissait allège.

Elle courut le dire à l’Acayenne occupée à coucher les plants de tomates, dans le potager. Du fournil, Phonsine entendit.

— Quoi c’est que ça peut vouloir dire ? Y serait-il arrivé quelque accident ?

Les bras éloignés du corps, la tête dans les épaules et les traits si tirés que Phonsine fit le saut en le voyant, Didace, soutenu par deux étrangers, s’appuya au chambranle de la porte, avant d’entrer dans la maison.

— Vite ! Arrachez-moi mon butin ! J’étouffe !

L’Acayenne, satisfaite d’avoir raison, commença à le narguer :

— Hein, t’as pris du mal ? Je te l’avais-ti prédit, hier ?

Mais elle le trouva si changé qu’elle se tut. Didace ferma les yeux.

Le père Beauchemin avait eu une attaque d’angine, au milieu de la nuit. Les chasseurs l’avaient couché sur la paille, au fond de son canot, à l’abri du vent, sous le prélart de chasse. Mais ils avaient dû attendre la clarté pour sortir de l’affût et retrouver leur chemin parmi les chenaux. Au jour, les appelants levés et le canot attaché à leur embarcation, l’orage avait éclaté. Vent devant, le canot à la touée, ils avaient lentement remonté le courant. Le soleil brillait haut quand ils arrivèrent à la maison.

— Voulez-vous qu’on vous envoie le docteur ? proposèrent les chasseurs qui retournaient à Sorel.

— Oui, oui, allez chercher le docteur Casaubon, s’empressa de répondre Phonsine.

— C’est ce maudit bras gauche qui veut plus ramer, expliqua Didace.

— T’auras pris de la fraîche, dit l’Acayenne. Moi-même, je t’ai une douleur qui me tient dans l’épaule.

Phonsine pensa : « C’est à croire qu’elle ne cherchera pas à attirer l’attention sur elle. » À genoux aux pieds du père Didace, la jeune femme lui dit :

— Grouillez pas. J’vas vous enlever vos bottes.

Elle essaya de les tirer, sans en venir à bout. Elle tirait mollement comme en rêve. Où avait-elle accompli le même geste auparavant ? Peu à peu, par petites touches, des images se dessinaient, précises, dans sa mémoire : agenouillée auprès du Survenant, un soir qu’il avait bu, Phonsine lui enlevait ses bottes. Au milieu de phrases incohérentes, — il danse le soleil, le matin de Pâques il danse ! — il lui révélait les amours du père Didace avec l’Acayenne. La tête de l’homme ivre retombait sur la table. Deux flaques d’eau grise maculaient le plancher frais lavé. Phonsine avait eu le pressentiment de tout ce qui lui serait dérobé de sécurité, de paix. Parmi les avoines ardentes et soleilleuses, elle ne serait plus que l’humble grain noir qu’une main dédaigneuse rejette loin du crible.

Le Survenant n’avait pas porté bonheur aux Beauchemin. Vrai, sa puissance magnétique n’avait plus guère de reflet sur eux ; mais le sillon de malheur qu’il avait creusé inconsciemment autour de leur maison, six ans plus tard le temps ne l’avait pas encore comblé. Cette femme, l’Acayenne, elle n’était pas des leurs, elle les frustrait d’une part du vieux bien et sans cesse elle les menaçait de la présence du fils de son Varieur ; cette femme, qui prenait toujours la part de Marie-Didace et qui se faisait aimer de l’enfant au détriment de Phonsine, c’était le Survenant qui l’avait présentée au père Didace. Sans elle, sans son œuvre sournoise, Amable n’aurait jamais quitté le Chenal du Moine, et il ne serait pas mort. Chaque nuit, Phonsine ne retrouverait pas la sombre hantise de voir sa petite tomber dans le puits.

Si c’était à recommencer ! Qu’il en vienne donc un Survenant frapper à la porte des Beauchemin ! Phonsine le recevrait de la plus belle façon ! Ses forces, elle les exerçait toujours en rêve, elle les épuisait en rêve. Dans la réalité…

Deux larmes roulèrent sur les joues amaigries de Phonsine. Elle tirait, tirait…

— Tire, tire fort !

La gorge serrée, elle murmura : « J’ai peur de vous faire mal. »

À la fêlure dans la voix de la bru, Didace ouvrit les yeux. Il ne vit que sa tête penchée, sa chevelure châtain clair que des fils blancs striaient.

— Tu grisonnes ? dit-il doucement étonné.

La tendresse inaccoutumée du père Didace acheva de bouleverser Phonsine.

— Quiens ! elle fait encore sa lippe, dit l’Acayenne en prenant sa place. À croupetons sur le plancher, elle empoigna d’une main le cou-de-pied du père Didace, de l’autre elle saisit le talon et, en un rien de temps, lui enleva ses bottes.

Elle voulut lui envelopper les genoux dans une chape de laine, mais il rejeta la couverture en disant :

— Faites-le dire… à…

— À Pierre-Côme ?

Il fit signe que oui.

— Puis… à… Marie-Amanda…

Marie-Didace, heureuse de se rendre utile, courut chez les Provençal.

***

Le curé Lebrun prit place, dans la voiture légère, à côté de Pierre-Côme Provençal. Aussitôt la petite jument rousse détala, un nuage de poussière à la suite, sur le chemin du Chenal du Moine.

Au passage du cortège, des hommes aux récoltes, çà et là dans les champs, s’immobilisèrent, dressés comme des cierges sur quelque immense autel. Pénétrés à la fois du regret de voir l’un des leurs sur le point de mourir et pénétrés de la secrète satisfaction de ne pas être encore, eux, le choix de la mort… Dans la paroisse, on savait déjà que Didace, fils de Didace, recevait une dernière fois la visite du prêtre.

La gorge nouée de chagrin, le curé Lebrun se taisait. Lui et Didace avaient souvent fait le coup de fusil ensemble. Un passé de plus de trente ans remontait mélancoliquement à sa mémoire : les merveilleuses chasses d’autrefois, les vents violents franc nord, les voyages de misère à la baie de Lavallière, les passes à la queue des îlets. Et les affûts de branches de saule si durs à planter… Et les mares qu’il fallait faucher à la grand-faux… Et les retours périlleux sur les bordages en novembre, quand les hommes revenaient tout faits de glace au Chenal du Moine…

Il tressauta. La voiture venait de s’arrêter devant la maison des Beauchemin.

Ému et gêné à la fois, le prêtre dit à Didace :

— Je viens vous faire visite en passant.

Didace comprit pourquoi son curé était là. Il voulut lui donner un coup de main. Tout était bien ainsi. L’un aidant l’autre, ils haleraient ensemble pour une dernière passée :

— Décapotez-vous, décapotez-vous, monsieur le curé, on va jaser une petite escousse.

Didace parlait difficilement. Chaque fois qu’il respirait, on eût dit qu’une charrue lui labourait la poitrine.

— Quoi c’est qui ne va pas ? demanda l’abbé Lebrun, en enlevant son cache-poussière d’alpaca.

Angélina, l’Acayenne et Phonsine entouraient le malade, dans son fauteuil, près de la fenêtre.

— Il est nâvré tout bonnement, répondit l’Acayenne.

L’œil bas sous ses gros sourcils, Didace trouva le tour de sourire. Faisant bâiller la chemise grossière, il frappa sa poitrine velue où saillaient, éparses ou par grappes, des taches de vieillesse :

— La coque est bonne. La coque est encore bonne, monsieur le curé. C’est le deux-temps qui marche p’us.

— Le docteur doit pourtant être à la veille de ressourdre ? questionna Alphonsine, plus pour rassurer son beau-père que par besoin de savoir.

Le curé fit signe aux femmes de se retirer. Il alla fermer la fenêtre.

— Le temps de vous confesser, expliqua-t-il à Didace.

Puis il revint s’asseoir et demanda au malade :

— Avez-vous quelque chose qui vous reproche ?

— Ah ! fit le vieux simplement, je sais pas trop comment j’m’en vas accoster de l’autre bord. J’ai souvent dégraissé mon fusil avant le temps et ça me forçait pas de chasser avec des appelants en tout temps. Seulement… quand la chasse était bonne… et que j’avais des canards de trop… j’en ai ben porté aux Sœurs pour régaler les orphelins…

À peine s’était-il reposé qu’il s’empressa de poursuivre :

— À part de ça, quand j’étais jeune, je buvais comme un trou…

L’abbé Lebrun eut beau lui demander de baisser la voix, Didace n’en continua pas moins à se confesser tout haut :

— Je buvais comme un trou…

Didace Beauchemin n’avait rien à cacher. Sa fin ressemblerait à sa vie : il partirait, face aux quatre vents, par le chemin du roi :

— … je manquais rarement un coup. Et quand j’étais chaud, je cherchais rien qu’à me battre. Je me battais, un vrai yâble ! Et j’étais un bon homme un peu rare. J’ai donné des rondes, c’est vrai, mais j’en ai mangé des rôdeuses. Je sacrais comme un démon. À tout bout de champ. Pour rien. J’allais voir les femmes des autres. J’m’en cachais pas. Mais je me confessais tous les premiers vendredis. Aujourd’hui, je prends rarement un coup. Je sacre presquement p’us et je couraille jamais. Seulement, je vas pas souvent à confesse.

Didace se tut. Le prêtre lui demanda :

— Est-ce tout ?

Après avoir réfléchi, Didace répondit :

— J’haïrais pas… prendre la tempérance pour la vie.

— Je veux dire : tout ce que vous avez sur la conscience ?

— Quant au reste, monsieur le curé, j’ai toujours fait pour bien faire, au meilleur de ma connaissance…

Le curé se recueillit avant de représenter Dieu, la vérité éternelle, auprès de l’homme simple qui se mourait, son ami. Il chercha au plus profond de sa foi et de son amitié les mots avisés afin de toucher ce cœur franc, mais pas facile d’accès. Les paroles coulèrent paisibles et fortes, de la bouche du prêtre, comme l’eau, patiente et sereine, d’une belle rivière, tantôt sinueuse, tantôt droite, sans tumulte, sans remous, assurée de se confondre bientôt à la mer. Didace ne sentait plus son mal. D’abord ramassé sur lui-même, il écouta. Peu à peu, un baume purificateur se répandit en lui, l’allégeant du poids de ses fautes. Puis il devint semblable à un tout petit enfant dont la main repose dans la main d’un plus grand que lui et qui se laisse conduire en toute tranquillité, sans s’inquiéter de la route. Soudain, il se redressa. Le front haut, il semblait humer l’erre de vent, en contemplation devant une volée d’oiseaux voyageant vers le nord. Didace Beauchemin voyait le bon Dieu, Dieu le Père, des saintes images dans le livre de prières et, à sa droite, la Sainte Vierge, drapée dans un pan de ciel clair, avec des étoiles d’or piquées en auréole. Un peu à l’écart, c’était Mathilde qui lui souriait ? Sûrement ! Non plus une Mathilde couleur de terre et toujours soucieuse de dérober aux regards ses vieilles mains, mais une belle jeune femme entre Amable et Ephrem, le fils noyé dans une jonchaie, un midi de juillet, réunis comme sur la petite Sainte-Famille de faïence qui ornait le chiffonnier.

Soudain, Dieu prit la figure d’un divin garde-chasse à qui Didace aurait joué quelques vilains tours dans ce bas monde, mais qui fermait les yeux sur les fredaines des humbles gens. Un divin garde-chasse qui lui permettrait bien de tirer un ou deux coups de fusil et de donner quelque rafale aux oiseaux dans les mares célestes.

Comment Didace avait-il pu craindre un Dieu si grand de bonté, et se tenir éloigné de lui aussi longtemps ?

Après l’absolution, Didace n’était plus le même homme. Un ange, de son aile miraculeuse, l’avait transfiguré. Doucement, il supplia :

— Partez pas, monsieur le curé. Restez. Le soleil est haut. Beau-Blanc ira vous reconduire.

Il suffoquait.

— J’sus avide d’air, depuis à matin.

Le curé ouvrit la fenêtre ; Didace se calma. Il aurait voulu causer de nouveau de l’au-delà et de la vie éternelle, mais trop de souvenirs de leur temps de chasseurs l’assaillaient de toutes parts et le rattachaient à la terre. Malgré un halètement pénible, il se hâtait de tout dire :

— Vous souvenez-vous, monsieur le curé, de la fois de votre fusil français, quand vous étiez jeune prêtre ? Votre père vous avait fait cadeau d’un saint-Étienne, un douze, un fameux de beau fusil. Et vous pensiez qu’il suffisait d’un bon fusil pour faire un bon chasseur. Comme vous étiez tout nouveau dans la paroisse, on vous avait conduit au banc de sable, une belle après-midi d’automne. Tout d’un coup on voit venir à nous une grosse bande d’alouettes. Le ciel en était noir. L’un de nous autres vous crie : « Exercez-vous ! monsieur le curé, c’est le temps. » Je vous vois encore tirer dans le tas. V’lan ! V’lan ! Mais pas un oiseau tombe. Pas un. On n’osait pas rire, comme de raison, vous étiez notre curé et on vous connaissait à peine. Mais on se tordait par en dedans. Quand vous vous êtes déviré devers notre bord, en nous voyant près d’éclater, vous avez dit d’un grand sérieux : « Il tire ce fusil-là ! » Pas un mot. Personne bronchait. Les yeux pointus, on attendait que vous vinssiez parler. Vous nous avez demandé : « Avez-vous vu comment je m’suis exercé à passer les plombs entre chaque alouette sans en frapper une seule ? » Là on a ri à notre goût. Et on vous a adopté du coup. On avait compris que vous seriez peut-être ben jamais un fameux chasseur, mais qu’on aurait de la misère à vous accoter sur les histoires de chasse.

Le curé Lebrun s’efforça de sourire. Le prêtre se sentait réjoui de remettre une si belle ouaille au bon Pasteur mais l’homme pleurait son ami. Après s’être mouché bruyamment, il se leva pour de bon. Les femmes l’aidèrent à endosser son cache-poussière, puis s’agenouillèrent pour la bénédiction. À voix basse il leur dit :

— Je reviendrai lui porter la communion.

Le malade, accablé, ne parut pas entendre. Après quelques instants de silence, les yeux égarés, il demanda, d’une voix saisie :

— J’vas recevoir le bon Dieu ?

Le prêtre fit signe que oui.

— Retardez pas, monsieur le curé. En tout cas, si je vous revois pas, vous pourrez vous servir de mon affût… à… la baie…

Cependant Didace n’acheva pas. Tout le temps que son curé s’apprêta à partir, pas une fois il ne leva la vue sur lui. D’un air bourru, il semblait examiner soigneusement l’Île du Moine, les vastes champs communaux qui rougeoyaient de salicaires jusqu’au fleuve, l’immense pâturage où les bêtes broutaient l’herbe riche. Aucune main familière, pas même celle d’un Survenant, ne les rentrerait à l’étable, la Saint-Michel sonnée. Sous le poil jaune et rude de ses sourcils embroussaillés perla une grosse larme qui, après être restée suspendue un moment à la courte frange des cils, se mit à rouler sur le vieux visage ravagé de douleur.


***

Après le départ du prêtre, Didace ne voulut point se coucher avant d’avoir vu son fusil accroché à la poutre du plafond. Ensuite, il se laissa encanter dans le lit, parmi les oreillers. Les femmes lui passèrent une chemise propre. Au-dessus du linge blanc, la grosse face brûlée de soleil et de vent parut encore plus brune. Puis il demanda à rester seul. Mais à tout instant, elles entrebâillaient la porte pour s’enquérir de ce qu’il pouvait avoir besoin.

À la cachette, Marie-Didace alla le retrouver sur la pointe des pieds.

— Beau pe-père ! dit-elle en lui passant les mains sur la figure. T’es beau, pe-père, mais t’as le visage cordé !

Puis elle s’en fut à la grange et en revint avec un petit canard éclos, la veille, d’une deuxième couvée, la première ayant manqué.

— Regarde, pe-père, il mange des petites mouches. Il réchappe déjà sa vie.

Didace le prit dans ses mains arrondies en forme de nid ; mais le caneton ayant laissé sa carte sur le drap net, il le remit à l’enfant.

— Tu vas te faire gronder. Va jouer, la petite. Laisse la porte ouverte.

Un instant après, on entendit le père Didace qui parlait tout haut :

— C’est toi, un ami de cinquante ans, qui me trahis ? C’est toi ?

Angélina s’approcha. Par la fente de la porte, elle le vit qui fixait son fusil.

— Il fait des reproches à son fusil, expliqua-t-elle la voix basse.

— Vous voyez ? dit l’Acayenne en se tournant vers les femmes. Il l’avoue qu’il a pris du mal à la chasse. Son fusil a pu repousser, on sait jamais.

— S’il bourrasse, c’est bon signe, dit Phonsine, pour s’encourager.

— En tout cas, je voudrais pas pour ben de quoi qu’il passe le dimanche sur les planches, dit Laure Provençal, parce qu’un mort sur les planches, le dimanche, c’est de la mortalité dans l’année.

Phonsine entra dans la chambre :

— Avez-vous besoin de quelque chose, père Didace ? Voulez-vous que je redresse vos oreillers ? Vous devez être mal, la tête basse, de même ?

Dans sa hâte de devancer la bru, l’Acayenne s’accrocha au coin du chiffonnier. L’angle du meuble entra dans les chairs de sa hanche. On entendit l’étoffe qui craquait, puis un faible cri de douleur, puis :

— Ce chiffonnier-là, une bonne fois, je le mettrai de bisc-en-coin. Et avant longtemps, je me le promets.

— Pour faire vos changements, attendez, madame Varieur, dit Phonsine, étonnée elle-même de son audace subite.

Le père Didace, des yeux, lui signala de se taire et de fermer la porte. Quand ils furent seuls, il la fit se pencher près de lui.

— Tâchez de vous arrimer pour pas trop vous chicaner. Faut pas trop lui en vouloir. Elle a mangé de la grosse misère, ça l’a endurcie. Puis elle aime ben à mener. Mais patiente ! T’auras ton tour.

Peu de temps après la mort d’Amable, Didace avait fait un testament en faveur de Marie-Didace.

— T’auras ton tour !

Il s’arrêta, crispé de douleur, la main sur la poitrine. À pas feutrés, Phonsine s’éloigna du lit. Aussitôt il la rappela :

— Fais-toi aimer de ta petite.

Elle attendit qu’il en dît davantage, mais en vain.

L’après-midi traîna, malgré les allées et venues des voisins. Les heures, lourdes de chaleur et d’anxiété, n’avaient pas de fin. Quand l’horloge jetait ses coups précipités, dans la cuisine, on tressautait. Le silence et l’oisiveté rendaient ce jour d’angoisse semblable à un dimanche. Le vent était tombé. De nouveau, les mouches collaient à tout. Dans l’herbage la cigale chantait.

Un yacht amena Marie-Amanda sur le coup de six heures. Les yeux cernés et mouvant péniblement son corps massif alourdi d’un huitième enfant, elle se dirigea, son chapeau encore à la main, à la chambre du père Didace.

À la vue de sa fille, un faible sourire anima le regard du malade.

— Je t’attendais, dit-il. Approche que je te parle !

Puis, après un effort, il reprit :

— J’m’en vas. J’en ai pas pour longtemps.

Marie-Amanda voulut l’encourager :

— Pourtant vous avez pas l’air d’être au bout de votre fusée ?

De la main il l’arrêta. Les autres pouvaient le tricher. Pas Marie-Amanda.

— Approche encore : je veux te parler, te demander pardon…

— Pardon ?

— Oui, pardon des offenses que j’ai pu te faire, à toi, puis à tous les autres. Même sans le vouloir, des fois on peut faire mal au cœur.

Sa voix était de plus en plus rauque :

— Je veux te remercier également de toutes tes bontés pour moi, pour la famille. T’as toujours été bonne, comme ta mère. Je l’ai pas toujours reconnu comme j’aurais dû.

Il s’arrêta pour tousser. Marie-Amanda, fort émue, se retenait de pleurer. L’enfant en son sein remua. « La vie… la mort… si proches, si loin ! » pensa-t-elle.

Un sifflement entre les lèvres, Didace reprit :

— Les commencements ont été durs. Ben durs. Le premier Beauchemin est arrivé au Chenal en petit capot. Aujourd’hui, regarde ! La maison pièce sur pièce, les champs… Mon père me l’a toujours dit : sans les créatures qui les encourageaient à rester, les hommes seraient repartis, tous, les uns après les autres. Ma mère, ma mère à moi, ça c’était vaillant ! Levée avec le jour à travailler jusqu’aux étoiles. Ça mangeait, mais ça travaillait. Dans l’eau glacée jusqu’à la ceinture, au printemps, pour arracher un morceau de butin à la rivière !

Didace ferma les yeux, les traits étirés. Un peu plus tard, il dit, en montrant de la tête Phonsine et l’Acayenne, dans la cuisine :

— Tâche que le bien dure et que la concorde règne entre les deux.

L’Acayenne passa la tête par l’entrebâillement de la porte :

— Comment c’est que tu trouves notre malade, Marie-Amanda ? Il est pas pire, hein, pour un homme qui a eu le prêtre dans la journée ?

Marie-Amanda, la figure en larmes, sortit de la chambre avec sa belle-mère. Elle fit signe à celle-ci de se taire :

— C’est inutile, son sacrifice est fait.

À la porte de devant, le dos tourné aux autres, elle resta debout, à tâcher de se composer un visage plus serein. Au delà de l’Île de Grâce, le soleil se couchait. Sur la commune, une caravane, cheval blanc en tête, se formait, impatiente de remonter vers la berge du nord. Au-dessus des salicaires, le dos des moutons ondulait, par vagues courtes et drues.

En retournant auprès de son père, Marie-Amanda s’arrêta, stupéfaite, au seuil de la chambre. Sur la courtepointe, un rayon d’ambre et d’or dansait. À la lueur du couchant, la tête de l’ancêtre flamboyait. Les traits affinés, le regard levé vers le ciel en feu, Didace semblait ébloui. Un volier de canards noirs traversa le rectangle lumineux. Aucun muscle ne vibra sur le visage du mourant. Marie-Amanda comprit que son père ne voyait plus clair.

— Venez, venez vite, dit-elle aux autres, en allant chercher Marie-Didace. Mais l’enfant, qui tremblait, se dégagea pour donner la main à l’Acayenne.

D’une voix ferme que démentait sa figure tourmentée, la fille aînée des Beauchemin commença :

— Mon père, on est tous avec vous, Marie-Didace… la femme d’Amable…

Le reste se perdit dans les cris de Phonsine :

— Non ! non ! non !

Angélina l’entraîna dans la cuisine :

— Laisse-le partir en paix. Il entend tout, lui souffla-t-elle à l’oreille.

Laure Provençal alluma un cierge :

— Prière pour les agonisants !…

Didace, fils de Didace, avait cessé de vivre.