Beauchemin (p. 209-224).

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Seule, dans la grand’maison, Phonsine venait à peine de s’étendre à la fraîche quand elle dut se lever. On frappait à coups répétés à l’entrée. Tout en s’y rendant, elle jeta un coup d’œil à l’horloge. Il était une heure. Elle avait juste eu le temps de s’assoupir.

À la porte, une bouffée d’air torride lui arriva au visage. Deux chasseurs attendaient.

— Vous dormez dur ! dit l’un sur le ton du badinage que Phonsine confondit avec celui du reproche.

Phonsine toisa l’étranger. Qu’en savait-il pour se mêler de parler ?

— On cogne depuis cinq grosses minutes, continua-t-il.

L’autre expliqua :

— On cherche le père Didace pour qu’il nous conduise à la chasse.

Mécontente du dérangement qu’ils lui causaient, et de leurs remarques, elle ne leur offrit pas d’entrer. Elle se contenta de leur parler à travers la porte de grillage métallique.

— Vous le cherchez en pure perte, murmura-t-elle. Il est aux champs et il peut pas laisser. Les foins sont commencés rien que d’à matin.

— Ah ! firent l’un et l’autre.

— Puis, vous pensez pas, continua Phonsine, qu’il est de bonne heure, au mois d’août, pour chasser le canard ?

— Plus il est jeune, plus il est tendre. Puis Pierre-Côme fait ses foins. Vous comprenez ? C’est en plein le bon temps.

Devant leur insistance, elle finit par céder, surtout de crainte que le père Didace n’apprît plus tard son refus.

Un large chapeau de paille rabattu sur les yeux, afin de se garantir des coups de soleil, Phonsine laissa la cour, où des torchons de vaisselle blanchissaient sur l’herbe. Assis sur le bord de la galerie, les hommes, la pipe au bec et les jambes pendantes, la suivirent des yeux. Soudain ils se sourirent, étonnés de la voir, plutôt que de prendre le sentier de raccourci longeant le puits, s’allonger, malgré la chaleur, et contourner les bâtiments, d’un pas nerveux et vif, en contraste avec son peu d’empressement précédent. Une fois les communs dépassés, elle retrouva son allure somnolente. À longs pas indolents, elle se dirigea vers le haut de la terre, ses pieds comme d’eux-mêmes, sans qu’elle s’y appliquât, évitant de fouler le foin encore debout.


* * *


La première fois que Phonsine, en rêve, était tombée dans le puits, c’était le surlendemain de la mort d’Amable. D’abord, elle rêvait qu’en cherchant à l’ôter à l’Acayenne, sa tasse lui échappait des mains. Comme elle se penchait au-dessus du puits pour essayer de la reprendre, elle s’apercevait que ce n’était plus sa tasse, mais sa petite fille qui tombait. Elle-même, happée par le vide, tournoyait dans l’abîme sans fond, en poussant un cri qui lui écorchait la gorge. Elle s’était éveillée trempée de sueurs, la gorge à vif, et en palpitations comme si son cœur voulait bondir hors de la poitrine. Sûrement, on allait accourir à elle, lui porter secours, ou tout au moins la questionner. Encore pantelante, elle attendit. Mais non. Dans la pièce voisine, on veillait au corps. Une femme, d’une voix morne, spectrale, récitait l’oraison pour Amable :

— Délivrez, Seigneur, l’âme de votre serviteur, comme vous avez délivré…

— Délivrez, Seigneur, l’âme de votre serviteur…

— Délivrez, Seigneur…

Phonsine avait essayé de se lever : elle n’était pas même parvenue à dégager sa jambe des couvertures reployées sur son corps. Par la fenêtre, une aube blafarde repoussait la nuit, la dernière qu’Amable passait sur la terre. Et la peine repoussait en Phonsine les images de leur bref bonheur. Elle revoyait le visage d’Amable, si désolé, qui cherchait le sien, à travers la vitre ; puis ses épaules affaissées, puis son dos qui disparaissait à jamais du Chenal du Moine.

— Pardon, Amable !

Secouée de sanglots, la tête dans l’oreiller, elle s’était mise à pleurer.


***

Le mois suivant, le rêve de Phonsine s’était renouvelé par deux fois. Dès qu’elle avait eu la force d’entreprendre le voyage, elle était allée consulter le médecin à Sorel.

— Cries-tu fort ? lui avait-il demandé.

— Je dois. La gorge me brûle quand je me réveille.

— Quoi c’est que t’éprouves quand tu tombes dans le puits ?

— D’abord, ça m’attire. Après… ben c’est la mort. Je meurs à tout coup.

— Puis le lendemain ?

— Je sens une fatigue, une pesanteur par tout le corps. J’ai mal à tous les membres. Je vous dis, je reste moulue comme après une grosse journée de battage au moulin.

Le docteur caressa sa barbe pensivement. Se renversant dans son fauteuil à bascule, les mains jointes sur son ventre qu’un pantalon serré rendait plus proéminent, l’œil vague, il se perdit en réflexion. Seul remuait parfois le gland du bonnet grec dont il se coiffait dans la maison, même l’été, afin de protéger son crâne chauve contre les courants d’air. Soudain, apercevant une charge de bois qui pénétrait dans la cour, il se précipita au dehors pour diriger le charretier vers la remise. Puis il revint à son attitude méditative, sur son siège, non sans avoir relevé les pans du frac noir qu’il portait, d’une année à l’autre, plutôt par respect pour sa profession que par vanité, car, fils d’habitants, il était demeuré familier avec eux. Phonsine attendit qu’il parlât.

— Je vois rien de grave dans ton cas, conclut-il. Il y en a qui font des sauts en l’air dans leur lit quand ils s’endorment. Toi, c’est le contraire : tu tombes, à la place. Pour te guérir, il te faudrait un vrai choc.

— Journée de la vie ! Vous trouvez pas que j’en ai eu assez, docteur ?

Il la regarda avec compassion :

— Je comprends, ma fille, t’as été éprouvée. T’as passé à la mortalité et t’as eu les fièvres lentes, après avoir acheté. Mais les fièvres lentes…

Petit à petit sa voix s’enflammait. Il grimaça. Son visage se couvrit de mépris :

— Les fièvres lentes, il ne faut pas m’en parler. Une maladie sournoise s’il y en a une, et qui laisse son poison dans le sang pendant des années.

De plus en plus bourru, il apostropha la jeune femme, comme si elle fût responsable de son état :

— Regarde-toi donc. T’es maigre comme un pic ! T’as les yeux dans le fond de la tête. T’as même pas été capable de nourrir ta petite. Sais-tu ce qu’il te faudrait ? Quelque bonne maladie qui t’empêcherait de penser. Ça te nettoierait les idées avec le sang. Après, t’aurais une santé à toute épreuve. En attendant, il te faut de la tranquillité.

Ce qu’elle ne pouvait dire au médecin, c’était ce qui la rongeait : l’incurable rancune qu’elle gardait à l’Acayenne d’avoir poussé Amable à partir ; de l’avoir remplacée, elle, comme reine et maîtresse dans la maison ; et, au-dessus de tout, la crainte de perdre sa petite. « Je suis déjà assez punie comme c’est là. Il y aura donc jamais de paix pour moi », se dit-elle, tandis que le médecin passait à l’officine. Par la porte entr’ouverte, elle le vit glisser les panneaux de verre d’une armoire occupant un pan de mur, puis en tirer, l’un après l’autre, deux bocaux qu’il approcha de ses yeux myopes, les lunettes levées, afin de lire sur l’étiquette la nature du contenu.

— Allez-vous me préparer un vin, fer et bœuf ? demanda Alphonsine.

— Non, un remède meilleur que ça, pour calmer tes nerfs, et qui va te renforcir en même temps, répondit le docteur, tout en enlevant, avec la queue de son frac, la poussière sur la bouteille.

Plus tard, son cauchemar se répétant par périodes de plus en plus rapprochées, elle en avait de nouveau entretenu le docteur. Mais lui-même en avait parlé à l’Acayenne qui, jouissant d’une bonne santé, ne pouvait admettre les malaises des autres.

— Elle crie pas plus que ma botte, avait-elle répondu. Vous savez ben, docteur, que c’est toutes des imaginations qu’elle se fait.

Plus pour la rassurer que pour la railler, le docteur avait dit à Phonsine :

— Sais-tu, ma fille, si j’étais que toi, je me remarierais. Ça te guérirait sûrement.

L’indignation de Phonsine avait été à son comble. Dès qu’une veuve contractait le moindre bobo, tout le monde, même le médecin, était prêt à en attribuer la cause à l’absence d’homme dans sa vie. Après elle n’en avait plus soufflé mot à personne. Mais à mesure que son cauchemar revenait, sa nervosité augmentait avec la terreur de la nuit. Elle veillait tant qu’elle pouvait faisant des efforts pour ne pas succomber au sommeil.

Et jamais elle ne passait près du puits.


***

Depuis le matin Didace Beauchemin fauchait.

Il avait, selon sa coutume, une fois la rosée tombée, entamé le champ du premier coup de faux, tel qu’il appartient au maître du bien. Puis il avait continué à faucher à la main, de façon à ne rien laisser perdre des lisières, le long de la coulée, le long des haies où courait le liseron.

Maintenant, Didace manœuvrait la faucheuse mécanique. Seule la rareté des hommes, depuis la guerre, l’y avait décidé. De loin, Phonsine le vit avancer, col ployé, du même mouvement que les chevaux qu’il conduisait, comme s’il participait à leur peine.

Andain après andain, le foin doré à la tête, bleu près de la tige, se couchait, et, parmi, le mil sauvage, le trèfle d’odeur, le laiteron, la faverolle. À mesure, l’air se chargeait des plus pures odeurs.

Depuis le midi, l’Acayenne retournait le foin coupé. Sa robe d’indienne rose vif se voyait à distance. Orgueilleuse de la blancheur de sa peau, elle portait des menottes de fil noir. Phonsine la regarda manier la fourche, secouer le foin et le faire sécher, mieux que le jeune journalier, à l’emploi des Beauchemin. Elle lui envia sa force.

Délogés de la fraîcheur de la terre, les maringouins laissaient entendre un bruissement agaçant. Parfois, une claque en faisait éclater dont le dard venait de piquer l’un ou l’autre. Mais, avec les foins, leur temps achevait : ils iraient se réfugier dans les marais.

Un gros nuage couvrit le firmament au-dessus du Chenal. La prairie s’emplit d’ombre. Puis le soleil reparut, plus brillant. Le champ, fauché, montrait ses taches. Il apparut à Phonsine comme le pelage d’un animal frais tondu.

***

Marie-Didace et Tit-Côme avaient d’abord glané le foin, à petites brassées, avec la ferme volonté de se rendre utiles, l’après-midi entier. Peu à peu le jeu les avait entraînés soit à égrener du plantain pour la capture des oiseaux, soit à cueillir des framboises à l’orée du bois, selon le désir de Marie-Didace.

Chaque fois que Phonsine voyait la petite ordonner les jeux ou tenir tête à tout le monde, elle se réjouissait de trouver dans sa fille les attributs qui lui avaient tellement fait défaut. « Elle s’amuse, se dit-elle, émue. À son âge, j’étais déjà inquiète. »

La voix claire de Marie-Didace lui arriva avec la brise :

— Tit-Côme, veux-tu on va jouer à la femme qui a perdu son mari ?

— Sais pas jouer, dit Tit-Côme qui parlait sur le bout de la langue.

Phonsine, un dard au cœur, s’écrasa dans l’herbe, hors de leur vue, pour les écouter parler dans leur cruelle innocence.

— Sais pas jouer, se moqua Marie-Didace. J’vas te montrer. Moi j’suis la femme, toi l’homme, mon mari. Il est arrivé des méchants. Ils nous ont fait embarquer chacun sur un gros bateau et ils nous ont emmenés loin… loin… loin… On s’est perdus. Ça fait cent ans qu’on se cherche.

— Mets trente ans, ça va suffire, dit l’Acayenne qui reconnaissait une histoire d’Acadiens qu’elle avait racontée à la petite. Phonsine la reconnut aussi et elle souffrit de voir la place que sa belle-mère occupait dans l’esprit de l’enfant.

— Trente ans d’abord, corrigea Marie-Didace. Tu frappes à toutes les maisons. « A vous vu ma Julie ? » Moi je demande : « A vous vu mon Julot ? » Commence !

Tit-Côme, en sautillant comme un moineau, s’adressa aux piquets de clôture, aux arbres, au foin : « A vous vu ma Didace ? »

La petite, mécontente, le reprit de nouveau :

— Non, ma Julie !

D’un ton grave et triste, pour donner l’exemple à son compagnon, elle alla demander à Didace, à l’Acayenne, à l’engagé : « A vous vu mon Julot ? »

— Après ? questionna Tit-Côme qui ne s’amusait pas.

— Écoute. Un dimanche, c’est la procession. Je porte un grand voile de veuve.

Elle ramassa une guenille et s’en couvrit la figure. Puis elle prit un bout de bois qu’elle remit à Tit-Côme.

— Toi, t’es vieux. Tu boites. Tout d’un coup, tu m’aperçois. Tu t’en viens me trouver.

Les enfants mimèrent l’histoire.

— Eh ! madame, là, troussez votre voile, ordonna Tit-Côme.

— Pas de même, protesta Marie-Didace.

Et se tournant du côté de l’Acayenne :

— Comment, me-mère ?

L’Acayenne leur expliqua :

— Il s’approche tranquillement de la femme et, pour pas lui faire peur, il lui parle doucement : « Je voudrais pas vous offenser, ma chère dame, mais vous me faites assez penser à une personne de ma connaissance que j’ai perdue depuis des années ! Ce serait-il un effet de votre bonté de relever votre voile et de me montrer les traits de votre visage ? » Là, les deux se reconnaissent — c’était ben la Julie Arsenault — et ils se mettent à pleurer.

— C’est pas un jeu, dit Tit-Côme, en refusant de continuer.

Marie-Didace se fâcha contre lui.

— Eh ! crasse de Provençal !

— Marie-Didace, que j’t’entende ! lui cria l’Acayenne.

Mais Didace, en riant, l’encouragea tout bas :

— Dis-le, dis-le, mais dis-le comme il faut : race de Provençal ! pas crasse : race de Provençal !

« Il me la gâte », pensa Phonsine.

Au bout de quelques instants, comme Marie-Didace ramassait des petites grenouilles et qu’elle semblait s’amuser, Tit-Côme alla la rejoindre. Un cri de la petite fit lever la tête de Didace :

— Pe-père, tu coupes les pattes des grenouilles avec ton moulin.

Didace arrêta sans peine les chevaux dont l’ardeur se modérait peu à peu depuis le matin. Il en profita pour aller casser une hart de plane : elle lui servirait d’aiguillon. Comme il écorçait la branchette, il aperçut Phonsine, à quelques pas. En voulant se relever, le genou de la jeune femme heurta un objet ; elle y porta la main : c’était la poupée qu’elle avait achetée à Marie-Didace ; le son s’échappait du corps de chevreau. Le visage décoloré n’avait plus d’yeux. L’enfant n’y attachait aucun prix ; elle l’abandonnait, à la pluie, n’importe où.

— Marie-Didace !

La petite crut que sa mère venait la chercher ; elle courut se réfugier auprès de l’Acayenne.

— Cours pas tant, lui dit Phonsine, le cœur serré. Et regarde ta poupée si elle a bonne mine !

Puis elle dit à son beau-père :

— Deux hommes vous demandent à la maison, ils veulent que vous les meniez à la chasse.

— Les connais-tu ?

— Sûrement ! Pas par leur nom, mais de visage. Autrement, je leur aurais jamais ouvert…

— Pourquoi que tu les laissais pas venir faire leurs arrangements eux autres même ? Ça t’aurait épargné un voyage.

— Ils me l’ont offert, mais, des fois que vous auriez voulu vous donner quelque défaite… je savais pas…

L’Acayenne planta la fourche en terre.

— Tu vois ? dit-elle au père Didace. Si t’étais pas tant tête-de-pioche et si tu consentais à faire venir le garçon de mon Varieur, t’aurais de l’aide et tu serais libre de chasser comme t’aimerais.

Elle ne perdait jamais une occasion de faire valoir les avantages que la présence du fils Varieur apporterait à chacun. La conscription lui fournissait un argument précieux.

Mais le père Didace y restait insensible. Sans répondre il conduisit les chevaux à l’ombre des jeunes planes. Déjà les feuilles pâlissaient. À leur déclin, elles perdaient le vert altier du plein été. Il commença à dételer. Quand l’Acayenne s’en aperçut, il achevait.

— Tu peux pas laisser la pièce à moitié fauchée ? Le temps est chargé, on va avoir de l’orage. Regarde : il se forme une peau sur le firmament, au nord.

Didace rangea en silence la faucheuse mécanique. La faux miroita au soleil, à travers la feuillée. Il plaça un tapon de paille sur le siège. L’Acayenne, d’une voix irritée, reprit :

— Didace, tu vas pas abandonner le moulin à faucher ? Tu vas pas laisser les foins. Les foins passent avant tout.

— Les foins, les foins ! on n’attend pas après pour manger. Je m’en vas à la chasse. C’est ça qui est la vie. Que l’yâble emporte les foins !

Il hissa Tit-Côme sur un cheval, Marie-Didace sur l’autre, et, Phonsine à la suite, ils se dirigèrent vers la maison.