Beauchemin (p. 146-157).

13 —



Le temps alla en s’adoucissant. La saison des sucres commençait. Elle s’annonçait favorable : de la gelée, la nuit ; du beau soleil, le jour. Mais nul ne pouvait en prévoir la durée, à la merci des giboulées, de l’hiver des corneilles, ou d’un printemps trop court. Déjà les brise-glace étaient à l’œuvre. Par les temps clairs, on voyait la fumée du « Lady Grey ». L’eau monta. Un premier couple de canards noirs se posa sur une mare, dans le champ. Puis d’autres arrivèrent. Et encore d’autres. Didace les regarda passer. D’ordinaire, au printemps, il chassait en maraude tandis qu’Amable faisait les sucres. C’était le fils qui entaillait les planes, en recueillait l’eau et la faisait bouillir, à un bout de la grange, en gagnant le marais. Les Beauchemin n’en faisaient point le commerce : ils ne récoltaient que leur provision de sirop et de sucre d’érable.

Le premier soir, après le départ d’Amable, Didace revint du bois, fourbu et ayant pris du froid. L’eau était si haute qu’il avait dû voyager en canot d’un arbre à l’autre. Après un regard au clou dégarni, auquel Amable avait l’habitude d’accrocher sa casquette, il alla se coucher, sans avoir dit une parole.

De toute la journée, les femmes n’avaient pas échangé deux mots. L’Acayenne voyait déjà le fils de son Varieur installé auprès d’elle. En présence de Didace, elle accabla Phonsine de prévenances que celle-ci refusa avec dignité.

Jusque là Phonsine avait surtout éprouvé de l’orgueil du départ d’Amable. Enfin, il avait accompli un geste d’homme, un geste de Beauchemin, qui le ferait reconnaître à sa juste valeur ! Mais, émue devant l’accablement de Didace, elle en porta le remords, toute la nuit suivante, comme une pierre au cœur.

Le deuxième jour, après une autre journée aux sucres, Didace de nouveau jeta un coup d’œil au clou, puis il sortit. Il revint peu après avec Beau-Blanc qu’il venait d’embaucher pour la saison des sucres.

Le samedi, quand Phonsine partit pour Sorel, le père Didace n’avait pas encore prononcé le nom d’Amable dans la maison, ni posé une question à son sujet. Elle attendit vainement son mari à « L’Ami du Navigateur ». Le commis qui avait l’habitude de le servir n’était plus là. On l’avait remplacé par un nouveau qui ne le connaissait pas même de vue.

Là elle commença à s’inquiéter pour vrai ! Le temps n’avait plus de mesure : parfois les aiguilles de l’horloge n’avançaient pas, d’autres fois, elles faisaient le tour, sans que Phonsine s’en rendît compte. C’était lorsqu’elle était perdue en méditation à la fenêtre. Dans la maison on disait toujours : la fenêtre, pour désigner celle qui faisait face au nord, comme s’il n’y en eût qu’une. Toute la vie des Beauchemin y avait défilé. Des femmes y avaient accueilli un compérage, une noce ; d’autres, d’un dernier regard, y avaient accompagné un cortège de mort. De là, Phonsine avait vu Amable à genoux avant de s’éloigner. Le soleil et le vent avaient mangé la neige où il était tombé : deux flaques d’eau luisaient, mirant deux morceaux de ciel printanier.

Un midi que, de la fenêtre, Phonsine surveillait la route, elle vit une voiture s’arrêter devant la maison, et deux étrangers, accompagnés d’un charretier, en descendre. Défaillante, à la pensée qu’ils apportaient peut-être de mauvaises nouvelles d’Amable, elle courut se réfugier dans sa chambre. Par l’entrebâillement de la porte, elle les entendit se nommer, un juge et un avocat, de Montréal, ce qui la rendit inquiète davantage. Que venaient faire, chez le père Didace, deux hommes de loi ? Le charretier qui les conduisait examina l’Acayenne occupée à retourner des grillades de lard dans la poêle. Il la reconnut :

— Vous avez ben grossi ?

L’eau de la bombe déborda. Quelques gouttes tombèrent dans la poêle. La graisse grésilla, répandant une odeur appétissante. Puis l’Acayenne répondit :

— C’est pas de ce que je grossis, comme j’appesantis !

De sa cachette, Phonsine la vit se tapoter le front du coin de son tablier retroussé, découvrant ainsi l’ampleur de sa taille.

Les étrangers demandèrent à acheter des canards sauvages. Phonsine respira en apprenant le but de leur voyage. Didace ne pouvait leur en vendre, mais il offrit de leur en trouver, en clignant de l’œil vers eux :

— À condition que ça soye sans témoin.

* * *

Pierre-Côme Provençal avait vu les étrangers s’arrêter chez les Beauchemin. Il attendait Didace. Il laissa celui-ci lui demander : « T’aurais pas du fruit défendu à me passer ? » Et il lui répondit : « Non ! »

Didace sortit des écus qui brillèrent au soleil :

— Essaye pas, t’en as de caché dans le quart d’avoine, à la grange. C’est pas pour moi, tu comprends ben que si j’avais le goût d’en manger, j’aurais qu’à aller me tuer un bouillon. C’est pour deux gros messieurs de Montréal qui en veulent, une vraie démangeaison. Ils te les paieraient jusqu’à trois trente sous le couple, mais pas une taule de plus.

« À ce compte-là, pensa Didace, je ferai encore un joli profit sur lui. »

— Non ! répondit Pierre-Côme.

Les bons gardes-chasse se recrutent parmi les meilleurs chasseurs. Après avoir été un fameux tireur et un rusé braconnier comme il s’en trouvait peu, Pierre-Côme mettait au service de la loi sa connaissance du pays et ses anciens tours. De plus, il se piquait d’honneur d’être aussi strict avec ses quatre gars qu’avec le premier maraudeur.

Devant le monde, il faisait la leçon à ses fils. Sévère, le verbe haut, ses gros pouces arrogants levés aux entournures, il disait pour que chacun l’entendît :

— Que je vous prenne jamais à chasser en temps défendu ! Garçons ou pas garçons, vous paierez l’amende comme les autres !

Mais quand il partait en tournée d’inspection, il ne manquait jamais de leur en signaler la région. Une heure après, les fils s’en allaient braconner dans la direction opposée.

— Tu leur diras de ma part, à tes gros messieurs de Montréal, que Pierre-Côme Provençal, le garde-chasse du Chenal du Moine, respecte la loi. Il vend pas de canards sauvages en temps défendu, ni pour or, ni pour argent.

Son cou déjà gros s’enfla d’orgueil, comme si la chair trop riche voulait déverser. Il était plus qu’un homme. Il était la loi même, inflexible, inexorable. Une statue.

« Que je le dégraisserais donc à mon goût, ce gros bouffi-là !, pensa Didace. Puis avec un couteau croche ! »

Du dos de la main, il fit reluire sur les écus le profil à double menton d’Édouard VII et remit son portefeuille en poche. Quel dommage, ce bel argent perdu pour la paroisse !

Il allait déboucher sur la grand’route quand un cri de Pierre-Côme le fit retourner.

— Quoi donc ?

Pierre-Côme attendit que Didace fût tout près :

— As-tu dit tantôt que t’avais affaire à mon garçon ? Parce qu’Odilon est là, à ras la grange, si tu veux y parler…

* * *

Le soulagement que Phonsine avait éprouvé à constater que les étrangers ne lui apportaient point de mauvaises nouvelles d’Amable fut de courte durée. Aussitôt elle retomba dans son inquiétude. Son front, puis le haut de ses joues prirent le masque de la grossesse. Elle mangeait à peine. Et de savoir son état l’objet des conversations, des discussions et des calculs, elle se sentit frustrée en sa personne, et plus abandonnée.

Si le départ d’Amable fit rêver quelques jeunes gens, il laissa indifférents la plupart des hommes. Amable, quitter le Chenal du Moine ? On le connaissait trop bien pour ce qu’il était : une sorte d’herbe qui pousse tout en orgueil. Un bon matin, il aurait repris sa place à la maison, Amable comme devant.

Mais les femmes ne se rassasiaient pas d’en parler. Elles en voulaient à Phonsine d’avoir si bien gardé le secret de sa grossesse, quoique l’une et l’autre prétendissent s’en être aperçues depuis longtemps à tel et tel signe.

Une après-midi qu’elles étaient réunies chez les Provençal, la mère Salvail augura :

— Sainte bénite, c’est sûrement un petit chat qu’elle aura. Elle est grosse comme rien. Moi, à mon premier…

À les entendre, une ne marchait pas, elle roulait. Une autre avançait à l’aide de deux chaises. Une troisième se pencha vers la voisine pour lui dire un secret à l’oreille.

— En tout cas, Phonsine est pas belle comme elle est là, dit l’Acayenne.

Laure Provençal se redressa :

— P’t’être ben à c’t’heure. Mais vous auriez dû la voir fille. Il y avait pas plus beau dans tout le canton : les yeux bleu-de-vaisselle et des joues rouges à en saigner.

— Vous m’en direz tant ! Je me la figurais une grande élinguée, les yeux morts…

— Vous voulez dire comme moi ? demanda la mère Salvail.

Elle haussa les épaules :

— Elle est là qui me regarde. N’empêche que quand j’étais fille, j’étais assez rougeaude que j’en avais honte. Les cavaliers se suivaient en filée à la porte pour me demander la faveur de la veillée. Un dimanche…

— Tellement, interrompit la grande Laure, que son vieux père parlait de la faire crier, à la sortie de la messe, sur le perron de l’église, avec la grosse citrouille pour les âmes, les pommes de chou et les animaux de race.

Les rires filaient.

À l’écart Angélina les écoutait parler de Phonsine. Leurs propos légers lui faisaient mal au cœur. Est-ce qu’on demande à l’automne de ressembler au printemps ? Un arbre ne porte pas en même temps et la fleur et le fruit. La peine de Phonsine et l’entêtement d’Amable la bouleversaient.

Sachant Phonsine seule, elle partit pour se rendre chez les Beauchemin. En route, elle entra à la maison et prit un pot de géranium, avec l’intention de l’offrir à la jeune femme. « Ça la désennuiera », pensa-t-elle. Mais elle s’aperçut qu’elle avait choisi le plus gros ; elle se ravisa : un moyen ferait aussi bien. Après avoir regardé l’un et l’autre à plusieurs reprises, elle apporta le premier. Dans son cœur elle mesura le plaisir de Phonsine au sacrifice que l’offrande lui coûtait.

— Tiens, dit-elle en entrant, et s’exerçant à paraître indifférente, je t’apporte un petit bouquet.

Phonsine n’y prêta pas attention. Alors la voix de l’infirme se réchauffa :

— C’est un de mes fameux géraniums d’exposition, tu sais.

Du bout de ses doigts maigres, elle en flatta les feuilles veloutées :

— Il est à la veille, à la veille de fleurir. Faudra que t’en prennes bien soin, lui donner du soleil et de l’eau, mais pas trop. Moyennement. Prends-en bien soin, tu m’entends ? Parce que, si tu le laisses dépérir, je viendrai te l’ôter, aussi vrai que t’es là, je te le promets

Phonsine, les yeux dans l’eau, s’efforça de sourire, mais elle éclata en sanglots.

Angélina la prit près d’elle :

— Voyons, faut que tu sois plus courageuse que ça. Oublie ta peine : elle s’en ira. Pense à la joie qui s’en viendra. Si tu tricotais, ça t’aiderait à passer le temps. Veux-tu que je te monte un tricot ?

— J’ai essayé, répondit Phonsine. Mais je perds la centaine à tout coup.

— Pourquoi que tu couds pas d’abord ? C’est moins mêlant. Tiens, j’ai pas mal tissé de laine, à l’hiver. Je peux t’apporter les bouts de pièces, si tu veux. Dans les peines, tu trouverais de quoi faire des belles bonnettes pour ton petit.

Phonsine, pour toute réponse, regarda au loin. Puis elle dit :

— J’aurais jamais cru, Angélina, que c’était dur de même d’attendre quelqu’un.

Angélina frissonna. Elle remonta sa chape près du cou. Et les yeux bas, elle répondit :

— Il y a pire…

— Pire ?

L’infirme baissa la voix :

— C’est… de p’us attendre quelqu’un… quand t’as connu ce que c’était… de l’attendre…

— T’as aucun espoir ? lui demanda Phonsine.

L’infirme leva la tête, transfigurée :

— Qui me promettrait que dans dix ans, le Survenant reviendrait passer une heure avec moi au Chenal, j’attendrais sans me plaindre, sans presquement trouver le temps long. Mais… non… aucun espoir…

— Comme ça, lui dit Phonsine, à c’t’heure tu peux laisser le Chenal du Moine ? Tu peux aller te promener à l’Île de Grâce, chez Marie-Amanda ?

Angélina, le regard dardé sur la route, se leva subitement :

— Moi, m’éloigner, tu y penses pas ?

« Elle en gardera un reliquat toute sa vie », se dit Phonsine, oubliant un instant sa propre peine.

* * *

Le même soir, des coups de marteau éveillèrent Phonsine. Ils partaient du fournil. Elle se leva. Penchée à la fenêtre, elle vit le père Didace incliné, des clous à la bouche. Il devait réparer quelque pièce de rechange pour un instrument aratoire. Il passait et repassait sa main sur le bois comme pour en adoucir le grain. Subitement il s’en écarta, découvrant à la vue le ber, l’ancien ber des Beauchemin, qu’il avait descendu du grenier.

Il n’avait donc plus de rancune contre Amable et Phonsine ? Elle qui croyait qu’il les avait pris en aversion.

Didace l’aperçut. Son premier mouvement fut de dérober le ber, mais il le laissa en place. Après avoir éteint la lanterne du fournil, il s’avança vers la maison. Phonsine tremblait comme une feuille. Elle eût voulu se jeter à genoux, se confesser à lui, obtenir son pardon.

— Mon beau-père, commença-t-elle…

Mais Didace l’arrêta. Des larmoyages, des renotages, il n’en voulait point. Chacun avait assez de ses fautes qu’il portait à morte charge. Au lieu de ça, il lui dit :

— J’ai pensé à une chose, ma fille. Demain, grêye-toi de chaud matin. On ira voir ce qui se passe à Sorel.