Beauchemin (p. 141-145).

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Il devait être près de quatre heures quand Phonsine revint à la maison, l’après-midi. Amable était seul. À son air taciturne, elle comprit que tout n’allait pas bien. Sans attendre, il lui fit le récit de la querelle, en atténuant toutefois ses propres remarques.

Ne retenant d’abord que les insultes que l’Acayenne lui avait décernées, Phonsine s’indigna :

— Ah ! la grosse morue d’Acayenne ! Elle, du moment qu’elle fait son lard ! Non, mais, ça mériterait pas d’être pendue au clocher de l’église ? En tout cas, j’aime autant ma propreté que la sienne… Si on dirait pas qu’on est de la vermine à côté d’elle !

Le reste de la querelle lui revint à l’esprit :

— Je te blâme pas de partir, dit-elle à Amable. Il y a un bout pour endurer. Appareille-toi vite, avant que les deux autres reviennent.

— Tu veux que je parte ? demanda Amable, au comble de l’étonnement.

— Quoi ? C’est pas que ce que tu viens de dire ? C’est pas ce que t’as dit à ton père ?

— Il bégaya, les traits tirés :

— Je voulais leur faire une bonne… peur… C’est… tout.

— Non, dit Phonsine, décidée. À présent que tu leur as dit que tu partais, pars. Autrement, il y aura p’us de vie possible pour nous deux dans la maison. Puis, tu verras, ton père sera le premier à te faire demander. Les sucres vont commencer. Va-t-en à Sorel. Tu peux t’engager.

— Puis, si je trouve pas ?

— Ah ! tu trouveras ben… Même si tu restais quelques jours à rien faire, ça vaudrait mieux que d’être icite à te laisser maganner.

Quelques hardes entassées au fond du paqueton, en poche l’argent provenant de la vente des œufs plus les économies que Phonsine cachait dans un sucrier cassé, et Amable fut prêt. Mais il ne se décidait pas à quitter la maison. Phonsine, énervée de le voir traîner d’une chaise à l’autre, aller à l’armoire, fureter dans les tiroirs, ne cessait de l’exhorter à s’en aller :

— Pars, pars vite, Amable, je t’en prie, avant que les vieux reparaissent !

Une lueur méchante jaunit le regard d’Amable :

— T’as donc ben hâte ! J’vas finir par craire qu’il a du vrai dans ce que l’Autre a dit à propos de toi et de…

— Et de ? répéta Phonsine.

— Oui… du Survenant !

— Amable !

Phonsine croisa les bras sur son ventre comme pour protéger de l’insulte l’enfant :

— Tu devrais avoir honte !

Se repentant aussitôt, Amable attira sa femme, lui releva les cheveux et, gauchement, l’embrassa près de l’oreille.

— Veux-tu que je reste, Phonsine ? supplia-t-il tout bas.

C’était la première fois qu’il lui manifestait une pareille tendresse. Elle dut se raidir pour ne pas céder :

— Écoute, Amable, si tu restes, si tu te laisses faire, ça sera la fin. On doit le respect à ton père, mais il faut tout de même pas qu’il nous manque d’égards non plus. Il a bon cœur, je l’admets, mais tu sais, il est de chair humaine comme les autres. La leçon lui fera pas de tort. Puis, on est-ti pour se laisser dépouiller par l’autre ? Elle a le trait sur nous deux. Du train qu’elle va là, elle se fera tout donner. Ton père mort, on sera dans le chemin. Il est temps qu’on lui ouvre les yeux. Pense au petit qui s’en vient…

Amable voulut se raccrocher à l’enfant :

— As-tu pensé que tu pourrais l’avoir pendant que j’y serais pas ?

— Il y a pas de danger. Le docteur m’a dit de dormir sur mes deux oreilles. J’en ai encore pour cinq grosses semaines à attendre. Quand le fruit est mûr seulement, il tombe de l’arbre. Pas avant.

Ils convinrent de se retrouver le samedi suivant, à « L’Ami du Navigateur ».

— Mais ton père te fera demander avant, le rassura Phonsine. Pars, vite, comme un homme ! Il la regarda dans les yeux :

— Je pars, Phonsine, mais j’aime autant te le dire, ça sera pas pour revenir de moi-même. Jamais. À peine de rentrer par la porte de devant, ajouta-t-il, faisant allusion à l’entrée principale qu’on n’utilisait que dans les grandes circonstances.

Phonsine, le cœur serré, le vit s’éloigner de la maison. Il marchait à pas lents, la tête à moitié tournée vers elle. Une motte de glace le fit buter et tomber à genoux dans la neige, une main en sang, labourée par la croûte, encore épaisse par endroits. Son regard chercha à travers la vitre un signe de Phonsine. Lentement, elle s’éloigna de la fenêtre. Si elle restait là à le voir agenouillé dans la neige, elle le rappellerait.

— Non, non, non ! se dit-elle avec résolution, comme pour s’en convaincre en même temps. Maintenant que le coup est donné, qu’il parte ! Ça leur apprendra, ça leur apprendra !

Il lui semblait qu’une révolution jaillirait du départ d’Amable et rétablirait l’ordre dans les esprits. Après, la vie serait facile et juste, pour tout le monde.

Amable s’était redressé. Brusquement, comme s’il s’arrachait, il se mit à marcher à longues enjambées. Il courait presque, en déambulant le talus pour prendre la route tracée sur la glace. Cachée derrière les rideaux, Phonsine vit ses épaules voûtées et son bras libre qu’il balançait mollement. Puis, plus rien. Elle attendit au cas qu’il rebrousserait chemin. Mais non. Alors elle courut à la porte, cherchant à voir au loin. Le soir tombait rapidement. Même les buissons disparaissaient. Elle alluma la lampe et, pour mieux distinguer au dehors les traces d’Amable, la haussa au-dessus de sa tête. Près de la maison, deux trous seulement demeuraient visibles dans la neige, deux trous, comme des orbites vides, que la nuit violaçait.