Beauchemin (p. 158-175).

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De bonne heure, le lendemain matin, Didace et Phonsine partirent pour Sorel. La jeune femme suggéra de prendre un raccourci sur la glace, pour arriver plus tôt. Mais Didace refusa :

— Les bonnes routes allongent jamais, ma fille. Tu sauras ça.

Sorel. Sanglée d’un pont de glace, la ville, somnolente sous ses voiles de brouillard, ne semblait pas bouger.

Après « L’Ami du Navigateur », ils visitèrent les grands quais, les caves du marché, les chantiers, s’encourageant l’un l’autre, à mesure que le temps passait, avec l’espoir d’apprendre au prochain endroit quelque chose d’Amable. Mais personne ne pouvait rien dire de lui.

Dans les rues passantes, les ornières étaient à la terre. Le cheval y avançait péniblement. Plutôt que de prendre les chemins cahoteux des petites rues, Didace laissa les patins du traîneau racler la chaussée, afin d’épargner des secousses à Phonsine.

Peu à peu, la ville s’éveilla. Dans le port le radoub des bateaux commençait. Parfois d’un hublot émergeait une tête de manœuvre. Des peintres ceinturaient de vermillon les cheminées noires. Par intervalles, l’air perméable apportait le résonnement de grands coups de maillet que des calfats appliquaient au flanc des chalands de bois.

Au seuil des maisons, des rentiers s’attardaient à prédire la débâcle. Place Royale, des jeunes gens, par grappes, navigateurs ou compagnons, s’entretenaient de leur engagement prochain. À l’approche des filles, ils se taisaient. Mais dès qu’elles les avaient dépassés, de nouveau ils haussaient la voix, la plaisanterie à la bouche. Si l’une d’elles, plus hardie, se retournait pour leur donner la riposte, ils se tordaient de rire. Leur figure basanée portait à la fois l’assurance des garçons élevés dans les villes et la marque de l’air marin. Après l’engourdissement d’un hiver sédentaire, il leur tardait de reprendre à naviguer.

Vers midi, Didace, las d’errer, abandonna Phonsine à ses recherches.

— Je me rends chez le notaire. Viens me retrouver là à deux heures. Surtout, ajouta-t-il, fais-toi pas mourir à le chercher. Là où il est, il est toujours pas planté en terre. Il nous reviendra ben.

Il s’efforçait de bourrasser, c’était visible, mais une fêlure brisa sa voix, quand il reprit :

— Si tu le rejoins, arrange-toi, sans faire semblant de rien, pour lui dire que j’ai passé chez le notaire.

— Advenant que je sois pas rendue à deux heures, dit seulement Phonsine, la voix basse, il faudra pas m’attendre : ça sera signe que j’aurai trouvé une occasion.

* * *

On entrait sans frapper chez le notaire. Le moindre entrebâillement de la porte déclenchait une sonnette. Une odeur de volaille cuite dans son jus accueillit Didace qui se trouva, du fait, encore moins dispos. « Il se prive pas, le notaire : de la volaille, le jeudi ; du pur gaspillage. »

Le notaire tenait bureau à toute heure du jour. À l’occasion, il se levait la nuit, sans hésiter, pour aller rédiger un acte urgent. Parfois il devait traverser le fleuve, au mauvais temps. Souvent, on lui acquittait ses charges en nature. Selon les moyens ou la générosité du client, il acceptait volontiers un porcelet, un quartier de veau, une échelle, une partie d’attelage, un cordon de bois, ou encore quelque volaille, tel que le jour même.

Didace s’en souvint. Des voix, par éclats, parvenaient de la pièce voisine. Il crut reconnaître le ton de Pierre-Côme Provençal et il s’empourpra à la pensée que le Gros-Gras pût encore agrandir son bien. Avant longtemps, il serait Pierre-Côme le riche, avec une maison de briques… puis une clôture de fer… un château, quoi !

La voix du notaire fit tressauter Didace :

— Ah ! monsieur Beauchemin ! Je suis à vous à l’instant même, dit-il en traversant la pièce.

Didace savait à quoi s’en tenir sur la vitesse du notaire. De son côté, une brève visite chez l’homme de loi ne l’eût point satisfait, estimant pour son compte qu’un contrat doit être mûri, ses conséquences pesées, avant que d’y faire sa croix au-dessus du paraphe notarial. Et comment réfléchir plus à son aise qu’en fumant dans une antichambre, devant un diplôme dont les dimensions déjà imposantes se trouvaient encore accrues par un large encadrement de noyer ?

D’ailleurs, Didace était maître de son temps. Il se remit à fumer. Par la porte entr’ouverte il pouvait voir dans le bureau. Pierre-Côme n’y était pas. Assis à contre-jour une petite vieille, toute ratatinée, disparaissait presque au fond d’un vaste fauteuil de bois, à côté de trois gaillards. Didace la reconnut. C’était, avec ses fils, une femme de journée qu’on surnommait la Petite Pipe parce qu’elle fumait la pipe de plâtre parfois. Elle avait dû être fort jolie. Ses traits gardaient une certaine finesse, mais ses yeux pâles, décolorés, n’avaient plus de vie.

À force de privations, à laver au caustique les bateaux, à écurer des parquets de bois mou qu’elle s’enorgueillissait de faire reluire « jaune comme de l’or », à nettoyer des coquerons, besognes que les autres femmes de journée refusaient, elle avait amassé de quoi acquérir un petit lopin de terre, puis de quoi y faire bâtir une cabane à simple rang de planches, lambrissée de papier goudronné, près du cimetière, comme pour être plus vite rendue dans la tombe.

— Savoir qu’elle vivrait pas trop vieille, dit d’une voix avinée le plus vieux des garçons.

Didace comprit que la vieille passait son bien à ses fils.

— La petite Pipe qui se donne à ses trois veaux, se dit-il. Si c’est pas misérable !

— Ben oui ! Savoir que je vivrais pas trop vieille…

Ses pieds balançant dans le vide, la Petite Pipe participait à la conversation, comme s’il se fût agi d’une étrangère. Ses yeux flétris allaient de l’un à l’autre de ses enfants, cherchant où appuyer sa faiblesse, sa vieillesse. Que n’eût-elle consenti pour accommoder ses garçons !

— Qui saurait qu’elle ferait pas une trop longue maladie avant de mourir… je la prendrais ben.

Ils s’entendaient à merveille pour partager le bien, mais aucun ne voulait de la mère, usée plus de misère que d’âge.

— Qui saurait ? dit la vieille sur le même ton.

Les deux qui avaient parlé ainsi sortirent de la maison. Aussitôt la vieille s’approcha du troisième qui n’avait pas encore ouvert la bouche.

— Prends-moi avè toi, tu seras regagnant, lui dit-elle. Je vivrai pas vieille, tu sais. Je te le promets.

— Il y a ben du sort là-dedans, s’indigna le père Didace. L’un est ivrogne, l’autre sans-cœur, et paresseux, le troisième est ivrogne, puis sans-cœur, puis paresseux et c’est avec celui-là qu’elle veut s’en aller vivre. Y aura-t-il jamais moyen de comprendre une créature ?

Après le départ de la Petite Pipe avec ses trois fils, Didace passa dans l’étude. Sans une parole il prit place en face du notaire qu’il laissa parler le premier, comme s’il ne devait l’aider en rien.

— Venez-vous me voir pour votre testament, comme il en avait été question l’autre fois ?

— Oui puis non.

— Enfin, monsieur Beauchemin, vous avez tout de même affaire à moi ?

Didace se décida à parler :

— Je voudrais me faire dresser un plan de donaison. Vous allez me défricher ça, clair, net, sur le papier, sans rien oublier.

— Si je comprends bien, vous… songez à donner votre terre à Amable ?

— En plein ça, avec mon droit de commune.

— Ainsi qu’un certain montant d’argent. Je l’insérerai plus tard. En échange, votre fils s’engage à vous nourrir… avec votre vieille… bien entendu,…

— À sa table, et comme lui. Je suis pas la Petite Pipe, moi.

À mesure qu’il écrivait ses notes, le notaire lisait :

— À vêtir le donateur et son épouse.

— Comme il faut. Pour le dimanche comme pour la semaine.

— À les éclairer, à les chauffer…

— Avec lui, et comme lui…

— À leur fournir une place de banc à l’église de Sainte-Anne… à aller quérir le prêtre en cas de besoin, à leur procurer les soins de médecin…

Didace se raidit :

— J’ai jamais eu le docteur de ma vie. J’ai pas de maladie sur moi.

— Tout de même, par mesure de précaution…

— Mettez-le, consentit Didace.

— Est-ce tout ? demanda le notaire.

— Non. Je voudrais encore avoir ben à moi un jeu de canards qui meurt pas, deux jars, dix canes, avec leur nourriture, mon petit canot de chasse pour chasser quand je voudrai, en temps défendu comme en temps permis par la loi, puis quelques piastres pour payer l’amende au besoin. C’est pas personne qui m’empêchera de chasser, ni Amable, ni Pierre-Côme. Puis je voudrais m’apporter une collation quand je couche à l’affût. J’ai-ti le droit ?

— Assurément, vous pouvez faire toutes les réserves nécessaires. Quant à votre vieille, en auriez-vous quelques-unes pour elle ? Du tabac à priser, par exemple ?

— La mienne prise pas.

— Des bonbons ? Les vieilles aiment ça avoir quelques douceurs à elles.

— Correct. Mettez-y une livre de mélange — des surettes, des papparmanes fortes, comme elle aimera — tous les premiers vendredis du mois.

Le notaire se leva.

— Pendant que vous irez chercher vos témoins, je vais dresser l’acte. J’ai tous vos titres ici.

Saisi de surprise, Didace serra sa ceinture de laine davantage :

— Aïe, notaire ! Vous y pensez pas ? Une terre à donner, c’est pas une dent qu’on s’arrache après la porte de cave.

Au moment de le céder, le bien des Beauchemin se rattachait à lui par des fibres tenaces, innombrables.

— Laissez-moi souffler encore un peu. Qui sait ? J’vas peut-être aimer mieux un testament ?

Avec la même patience, le notaire élabora un plan de testament. Quand il eut terminé, il dit à Didace :

— Vous n’avez pas pensé à votre enterrement ?

— Ah ! ben, batêche ! Faut-il que je pense à ça par-dessus le marché ? S’ils veulent pas me faire enterrer, ils me saleront.

Le notaire éclata de rire :

— Il y aurait aussi des messes.

— Quoi, des messes ?

— D’ordinaire on en met.

— Si ceux qui restent ont pas le cœur de m’en faire dire, je m’en passerai. Moi, je meurs, c’est ben le moins qu’ils me regrettent. Qu’ils fassent leur part ! Je fais la mienne.

— D’accord ! dit le notaire. Mais vos héritiers, tout en vous regrettant, peuvent bien négliger de vous faire dire des messes. Tandis que si vous en exprimez la volonté dans votre testament, des messes seront chantées pour le repos de votre âme, dans un délai raisonnable… Tenez, j’ai connu des gens… la veuve Caouette, du Marais…

Le notaire énuméra des cas pénibles dont il avait été témoin au cours de sa carrière. Plié en deux, tout pensif, Didace l’écoutait, en regardant la doublure de son casque dont il s’efforçait de tirer un fil. Brusquement il demanda :

— Crèyez-vous ça, vous, notaire, qu’il y a un enfer, avec des flâmes, des démons à grand’fourches, le yâble et son train, comme sur l’image de la mauvaise mort ?

Le notaire caressa son menton, avant de répondre :

— Je crois, cher monsieur Beauchemin, qu’il y aura une récompense et une punition, pour chacun de nous, selon nos bonnes ou nos mauvaises œuvres. Quant au feu de l’enfer, il se peut fort bien qu’il ne ressemble pas du tout au feu de la terre.

L’étude s’emplit du bruit métallique de la pipe que Didace secoua sur le crachoir.

— Ouais, ben, des messes… c’est peut-être pas une méchante idée, parce que, j’vas dire comme vous, si j’attends après les autres, je pourrais ben en avoir rien que de loin-z-à-loin…

Subitement, il se décida :

— Mettez-en ! Je prends pas de chance. J’ai pas envie que l’yâble me souffle du feu au derrière pendant l’éternité.

— Combien voulez-vous en faire dire ?

— Ah ! j’ai pas l’idée. Combien que je devrais en mettre, d’après vous ?

Le notaire se gratta la tête :

— C’est difficile à dire. Cela dépend évidemment de bien des choses. De la vie que vous avez menée, de votre jeunesse. Je ne vous ai pas toujours suivi…

— Ah ! ben, torriâble ! éclata Didace, toute la terre va y passer ! Il restera rien pour les héritiers !

* * *

À deux heures, Phonsine n’avait pas paru. Sans avoir pris de décision au sujet de la donation ou du testament, Didace se prépara à retourner seul au Chenal du Moine.

Gaillarde, partit à fond de train sur la route de Sainte-Anne, mais les mauvais chemins la forcèrent vite à ralentir son allure. Après la ville et les amas de vieille neige à la crête noircie de suie, en bordure des trottoirs, Didace respira devant l’immensité, propre et blanche, de la plaine du Chenal. Tout reposait alentour. Ce n’était plus la lourde somnolence hivernale, mais le léger assoupissement qui précède un réveil. Non plus le vent bourru qui rafale autour des maisons et qui vous pénètre jusqu’à la moelle, mais la brise qui passe et qui repasse comme une main caressante. Le cœur serré en pensant à Amable, Didace fumait, la cheminée de sa pipe tournée en bas, par la bruine qui se formait. Malgré son inquiétude, il huma à plaisir l’air printanier, qui venait de loin, avec l’espoir d’un recommencement. Amable reviendrait bientôt. Après le coup d’eau et les grandes mers de mai, un autre mois, et tout reverdirait. Quelques mois encore et les joncs bleus sortiraient de l’eau. On serait en été. L’odeur du sarrasin… Le premier coup de faux… l’entame du champ d’avoine. Les femmes travailleraient au jardinage. Ce petit enfant devrait apporter la paix entre elles. Puis, en été, les femmes s’écoutent moins…

Un rayon léger obliqua dans la brume. Le soleil parut. La neige avait fondu. Des ronds de terre entouraient les arbres.

Didace vit des bourgeons roux, aux ramilles d’un liard, et, à la tête, cinq merles tout penauds, les premiers arrivés.

* * *

Des enfants, à la sortie de l’école de Sainte-Anne de Sorel, trouvèrent Phonsine prostrée contre la clôture. Ils coururent au magasin en avertir le commerçant qui s’empressa de la reconduire chez elle.

— C’était de prendre un charretier, s’indigna le père Didace, quand il sut que Phonsine avait marché de Sorel à Sainte-Anne.

Mais il la vit, pitoyable près du poêle, un petit châle serré sur sa poitrine, la déformation de son corps accentuant la maigreur de ses épaules et de sa figure. Il se radoucit :

— T’avais pas peur au moins que je gronde par rapport aux cennes que ça coûterait, hein, la Petite ?

Dans le temps que les Beauchemin étaient pauvres, ils avaient pu lésiner même sur le strict nécessaire, mais aujourd’hui ils avaient du bien, de l’argent chez le notaire, à la fabrique…

Comme étrangère à ce qui se passait autour d’elle, L’Acayenne se berçait, en mangeant une pomme dont le jus coulait sur son menton. À la voir impassible, Didace s’emporta :

— Grouille-toi, emplâtre. Fais chauffer le thé. As-tu envie de la laisser périr de misère ? Tu vois pas qu’elle est gelée d’un travers à l’autre ?

— Aussi, on dirait qu’elle fait exprès pour avoir l’air misérable, dit l’Acayenne qui déjà agitait la théière.

* * *

Phonsine n’avait pas dormi deux heures qu’elle s’éveilla net, comme si quelqu’un l’eût poussée à l’épaule. Le cœur battant, elle attendit. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, mais elle s’était trompée : il n’y avait personne dans la chambre. Malgré cela, convaincue d’une présence auprès d’elle, elle voulut s’asseoir dans son lit. Une douleur violente aux reins la força à se recoucher. La douleur s’éloigna, comme la vague se retire, et Phonsine put s’assoupir. Mais une heure plus tard, de nouveau le mal l’éveilla portant au ventre, cette fois.

— J’aurais pas dû tant marcher, se reprocha la jeune femme. Ni rester si longtemps sans manger.

Et elle pensa, affolée :

— J’ai attrapé la colique cordée.

Elle prit peur. On lui avait parlé de personnes ainsi affligées qu’on avait dû retourner bout pour bout, afin de leur dénouer l’intestin.

De ses mains étendues, elle se massa le ventre avec précaution, en geignant tout bas : Mon pauvre corps… mon pauvre corps…

Si le jour pouvait seulement arriver. À la clarté du jour, on endure mieux son mal. Puis, elle demanderait qu’on lui envoyât chercher un emplâtre de la sœur Agnès.

Au troisième éveil, la même poussée douloureuse l’envahit avec plus de vigueur, comme une marée montante. Soudain Phonsine comprit : Les premières tranchées.

Elle allait avoir son enfant. Et Amable n’était pas là. Mais il n’y avait plus que l’enfant. Rien que l’enfant. Marie-Amanda avait déjà dit devant elle : « À un premier, c’est toujours long. Il faut prendre son mal en patience. Après, quand t’as ton petit dans les bras, tu te rappelles même pas d’avoir souffert le martyre. » Phonsine mordit son poing pour ne pas crier. Dans un moment de répit, elle pria : « Mon Dieu, je vous offre tout, mes épreuves, mes souffrances, ma peine… » Mais le mal recommençait déjà… « ma peine, mes épreuves à venir, pour que l’enfant vive et qu’il ne soit pas infirme. »

Un courage extraordinaire la força à se lever. Son corps moulu n’obéissait plus à sa volonté. Assise sur le rebord du lit, à trois reprises, elle tenta en vain de se mettre debout. Ses jambes lui refusèrent leur aide. Elle glissa à genoux. Elle ne crierait point. D’autres avant elle ont livré le combat, mais ce n’était pas le sien. Mon Dieu ! Des mains de feu la pétrissaient, la poussaient, l’entraînaient ; elles l’abandonnèrent, solitaire, dans la rouge vallée de la maternité. Un cri résonna à travers la maison : le mystère commençait.

L’Acayenne, éveillée en sursaut, accourut en robe de nuit, la natte sur le dos :

— Crie pas de même. Tu vas empêcher les hommes de dormir !

Au cri qui annonçait l’approche d’une vie nouvelle, et auquel il ne pouvait se méprendre, Didace s’était levé, lui aussi, et habillé en hâte. Sans pénétrer, par respect, dans la chambre de Phonsine, il ordonna, le parler bref :

— Vite, de l’eau à chauffer, en masse !

L’Acayenne commença par dire :

— Il y a pas de presse. La nièce de mon Varieur, elle…

Mais aussitôt, au regard tranchant de Didace, elle comprit qu’elle avait mal fait.

— Pour c’te nuitte, lâche-moi tes Varieur, je t’en prie ! Occupe-toi des Beauchemin. Ça te portera plus bonheur.

Et à Beau-Blanc :

— Attelle vite en double pour aller quéri le docteur. En passant chez Pierre-Côme, réveille les Provençal, pour leur faire savoir, de ma part, que la maladie de Phonsine est commencée. Tâche que la grand’Laure vienne nous donner un coup de main au plus vite.

— Pourquoi faire, questionna l’Acayenne ? On n’a pas besoin d’elle.

Didace ouvrit la bouche, mais il se tut. À quoi bon lui répondre ? Il y a des choses qui s’expliquent seulement à qui veut les comprendre : ceux du Chenal ont tout droit de se battre, de se quereller à leur aise. Mais à l’heure de la naissance comme à l’heure de la mort, ils n’en ont plus souvenance. Ils ne font plus qu’un. La paroisse parle plus fort que leur personne.

La lanterne à la main, Didace sortit, précédant l’engagé. Tout en l’aidant à atteler les deux chevaux de trait, il lui recommanda :

— Surtout amuse-toi pas en chemin, parce que je le saurai et tu te souviendras de moi.

Et il pensa à Angélina.

— Ce serait p’t’être pas un mal que t’arrêtes chez elle en même temps pour lui demander son aide.

Puis il se trouva seul. Seul, désœuvré, il se dirigea vers les bâtiments. Une tiédeur animale se dégageait de l’étable.

C’est cette nuit que Didace, fils de Didace, va naître. Le septième Didace.

Tout son sang crie d’une clameur qui sourd de la race ancienne.

C’est cette nuit !

Didace ne vit plus d’impatience, lui qui connaît pourtant les lois de la nature, lui qui sait qu’avant de le faucher, il faut accorder à l’épi le temps de se gorger de pluie et de soleil, et qu’il ne sert de rien de vouloir hâter le fruit de mûrir.

Cette nuit !

Et Amable n’est même pas là pour recevoir l’enfant !

Une sourde colère montait en Didace d’être seul à attendre, impuissant à faire rien de mieux.

Soudain, Didace saisit la lanterne qu’il avait posée sur le plancher et l’accrocha au mur. Puis, le visage vieilli d’émotion, il se mit à fourrager à tâtons, d’un parc à l’autre, au milieu des bêtes étonnées.

Au moins que les bêtes veillent avec lui ! Du bout du fourchon, il harcela le cochon, le flanc haletant et repu. D’un coup d’épaule méprisant, il tassa contre l’entre-deux la Gaillarde, comme si, à dormir, la jument l’eût trahi. De se voir déjucher, maussades, les poules, la fale basse, aussitôt commencèrent à caqueter, tandis que le coq, ébloui de cette aube précoce, exerçait son clairon.