Eugène Fasquelle (p. 196-203).



Le dimanche qui suivit était jour de Pâques. Adèle était partie à la messe, dans la voiture de M. Alphonse. Je restai seule avec un laboureur, pour garder la ferme. Après le déjeuner, l’homme se coucha sur un tas de paille devant la porte, et moi, j’allai me cacher dans mon buisson.

Je cherchai à entendre le son des cloches. Mais la ferme était trop éloignée des villages et aucun son ne venait jusqu’à moi.

Ma pensée s’en alla vers sœur Marie-Aimée. Je pensais aussi à Sophie, qui venait me réveiller, chaque année, pour que je puisse entendre toutes les cloches de la ville qui sonnaient Pâques en même temps.

Il lui était arrivé, une année, de ne pas se réveiller ; elle en eut tant de regret que, l’année suivante, elle mit un gros caillou dans sa bouche pour s’empêcher de dormir. Chaque fois qu’elle se laissait aller au sommeil, ses dents portaient sur le caillou, et elle se réveillait aussitôt.

Je pensais aussi à la grand’messe où Colette chantait à pleine voix. Je revoyais la débandade sur les pelouses, et l’air tout affairé de sœur Marie-Aimée s’occupant du grand repas des fêtes.

Et ce soir, au lieu du visage fin et aimant de sœur Marie-Aimée, je verrais la figure ingrate de Mme Alphonse, et les yeux luisants de son mari qui me faisaient tant peur ; et en pensant qu’il me faudrait rester encore longtemps à la ferme, je me laissais aller à un profond découragement.

Quand je fus lasse de pleurer, je vis avec surprise que le soleil avait beaucoup baissé. À travers les branches du buisson, je voyais s’allonger sur le pré les ombres longues et minces des peupliers ; et, plus près de moi, je vis aussi une grande ombre qui bougeait. Elle s’avançait, puis s’arrêtait, et s’avançait de nouveau.

Je compris tout de suite que quelqu’un allait passer devant ma cachette, et presque aussitôt, l’homme à la blouse blanche entrait dans le buisson, en se baissant pour éviter les branches.

J’en ressentis un grand froid par tout le corps.

Cependant, je me remis très vite ; mais il me resta un tremblement nerveux, qu’il me fut impossible de dissimuler.

Lui, restait debout devant moi sans parler.

Je regardais la douceur qui était dans ses yeux ; et je sentis revenir la chaleur dans mon corps.

Je remarquai qu’il portait comme Eugène une chemise de couleur et une cravate nouée sous le col ; et quand il parla, il me sembla que je connaissais sa voix depuis longtemps.

Il s’était appuyé contre une grosse branche, en face de moi, et il me demanda s’il ne me restait plus de parents.

Je répondis que non.

Il fit glisser entre ses doigts une branche couverte de jeunes pousses, et, sans me regarder, il dit encore :

— Alors, vous êtes seule au monde ?

Je répondis vivement :

— Oh, non, j’ai sœur Marie-Aimée !

Et sans lui laisser le temps de me questionner, je dis combien je l’aimais, et avec quelle impatience j’attendais le moment où je pourrais la rejoindre.

J’étais si heureuse de parler d’elle, que je ne m’arrêtais plus.

Je disais sa beauté et son intelligence qui me semblaient au-dessus de tout.

Je disais aussi son chagrin le jour de mon départ, et j’imaginais sa joie le jour où elle me verrait revenir.

Pendant que je parlais, il avait les yeux fixés sur mon visage, mais son regard semblait voir beaucoup plus loin.

Après un silence, il me demanda encore :

— Est-ce que vous n’aimez personne ici ?

— Non, dis-je, tous ceux que j’aimais sont partis.

Et j’ajoutai avec un peu de rancune :

— Jusqu’à Jean le Rouge qu’ils ont chassé !

— Pourtant, dit-il, Mme Alphonse n’est pas méchante ?

Je répondis qu’elle n’était ni méchante ni bonne, et que je la quitterais sans regret.

À ce moment, on entendit crier les roues de la voiture de M. Alphonse, qui rentrait, et je me levai pour partir.

Il s’effaça un peu, pour me laisser passer, et je le laissai seul dans le buisson.

Le soir, je profitai d’un moment de bonne humeur d’Adèle, pour lui demander si elle connaissait les laboureurs du Gué Perdu. Elle me répondit qu’elle ne connaissait que les plus anciens ; car depuis que Mme Deslois était veuve, les nouveaux ne restaient pas longtemps chez elle.

Une crainte que je n’aurais pu expliquer m’empêcha de parler du jeune homme à la blouse blanche ; et Adèle ajouta en remuant le menton :

— Heureusement que son fils aîné est revenu de Paris : les laboureurs seront moins malheureux.

Le lendemain, pendant que Mme Alphonse travaillait à sa dentelle, je cousais en pensant au laboureur à la blouse blanche.

Je ne pouvais le séparer d’Eugène dans ma pensée ; il s’exprimait comme lui, et je leur trouvais un air de ressemblance.

Vers le soir, je crus le voir passer devant les écuries, et la minute d’après, il s’arrêtait sur le seuil de la lingerie.

Ses yeux passèrent sur moi, pour se poser sur Mme Alphonse ; il tenait la tête haute, et sa bouche fléchissait un peu du côté gauche.

Mme Alphonse dit, d’une voix traînante, en le voyant :

— Tiens, voilà Henri.

Elle se laissa embrasser sur les deux joues ; puis elle indiqua une chaise à côté d’elle. Mais lui, s’assit un peu de travers sur la table, en repoussant la toile.

Comme Adèle passait, Mme Alphonse lui dit :

— Si vous voyez mon mari, dites-lui que mon frère est ici.

Je mis quelques instants à comprendre ; puis je devinai brusquement que c’était lui le fils aîné de Mme Deslois.

Une honte que je n’avais pas encore connue me fit rougir violemment, et un immense regret me vint d’avoir parlé de sœur Marie-Aimée.

Il me sembla que je venais de jeter au vent la plus belle chose que je possédais, et malgré tous mes efforts, je ne pus retenir deux larmes qui s’accrochèrent à ma bouche, avant de tomber sur la toile fine que j’ourlais.

Henri Deslois resta longtemps sur le coin de la table.

À chaque instant, je sentais son regard sur moi, et c’était comme un poids lourd qui m’empêchait de relever le front.

Deux jours après, je le retrouvai dans le buisson.

En le voyant assis sur le houx, il me vint une grande faiblesse dans les jambes, et je m’arrêtai.

Il se leva aussitôt pour me céder la place, mais je restai à le regarder.

Il avait dans les yeux la même douceur que la première fois, et, comme s’il attendait que je lui raconte une nouvelle histoire, il demanda :

— N’avez-vous rien à me dire, ce soir ?

Toutes les paroles qui me vinrent à l’esprit me semblèrent inutiles et je fis « non » de la tête ; il reprit :

— J’étais votre ami, l’autre jour.

Ce souvenir augmenta mon regret, et je répondis seulement :

— Vous êtes le frère de Mme Alphonse.

Je le quittai, et n’osai plus retourner dans le buisson.

Il revint souvent à Villevieille.

J’évitais de le regarder, mais sa voix me causait toujours un profond malaise.