Eugène Fasquelle (p. 135-137).



Le lendemain, ce fut le tour de Martine. Elle venait de faire sortir ses brebis, et elle n’était pas encore au bout de l’allée des châtaigniers, quand on l’entendit pousser des cris étouffés.

Tout le monde sortit de la maison en courant. J’arrivai la première près de Martine. Elle était baissée, et elle tirait de toutes ses forces sur une brebis qu’un loup venait d’étrangler, et qu’il cherchait à emporter. Il tenait la brebis par le cou ; et il tirait de son côté aussi fort que la bergère.

Le chien de Martine le mordait férocement aux cuisses, mais il n’avait pas l’air de le sentir, et quand maître Sylvain lui tira un coup de fusil à bout portant, il roula en emportant dans sa gueule une partie du cou de la brebis.

Les yeux de Martine s’étaient agrandis, et sa bouche était devenue toute blanche. Son bonnet avait glissé de son chignon, et la raie qui séparait ses cheveux me fit penser à un sentier où l’on pouvait se promener sans danger. L’expression ferme de son visage s’était changée en une petite grimace douloureuse, et ses mains s’ouvraient et se fermaient d’un mouvement régulier. Elle cessa de s’appuyer au châtaignier pour se rapprocher d’Eugène qui regardait le loup. Elle resta un moment à le regarder aussi, et elle dit tout haut :

— Pauvre bête, comme il devait avoir faim !

Le fermier mit le loup et la brebis sur la même brouette, pour les ramener à la ferme. Les chiens suivaient en flairant d’un air craintif.

Pendant plusieurs jours, le fermier et son frère chassèrent dans les environs. Quand Eugène passait près de moi, il s’arrêtait toujours pour me dire un mot affectueux. Il m’affirmait que les coups de fusil éloignaient les loups, et qu’on en voyait rarement dans le pays. Malgré cela, je n’osai plus retourner vers le grand bois. Je préférais aller sur la colline qui était seulement recouverte de genêts et de bruyères.