Eugène Fasquelle (p. 131-134).



Le premier jour où l’on fit sortir les troupeaux, les sapins étaient encore tout chargés de neige. La colline était toute blanche aussi ; elle paraissait s’être beaucoup rapprochée de la ferme. Tout ce blanc m’éblouissait ; je ne trouvais plus les choses à leur place, et à chaque instant je craignais de ne plus apercevoir la fumée bleue qui montait au-dessus des toits de la ferme.

Les moutons ne trouvaient rien à manger ; ils couraient de tous côtés. Je ne les laissais pas s’écarter ; ils ressemblaient eux-mêmes à de la neige qui aurait bougé, et j’étais obligée de faire bien attention pour ne pas les perdre de vue. Je réussis à les rassembler le long d’un pré qui bordait un grand bois. Tout le bois était occupé à se débarrasser de la neige qui l’alourdissait : les grosses branches la rejetaient d’un seul coup, pendant que d’autres, plus faibles, se balançaient pour la faire glisser à terre.

Je n’étais jamais entrée dans ce bois. Je savais seulement qu’il était très étendu et que Martine y menait parfois ses brebis. Les sapins y étaient très grands et les bruyères très hautes.

Depuis un moment je regardais une grosse touffe de bruyère. Il m’avait semblé la voir remuer, en même temps qu’il en sortait un bruit comme si on avait cassé une brindille en marchant dessus.

J’eus tout de suite une inquiétude. Je pensai : « Il y a quelqu’un là. » Puis le même bruit se répéta beaucoup plus près, sans que rien ne bougeât. J’essayai de me rassurer en me disant que c’était un lièvre, ou une autre petite bête, qui cherchait sa nourriture. Mais, malgré toutes les bonnes raisons que je me donnais, je restais persuadée qu’il y avait quelqu’un là.

J’en ressentais une gêne si grande que je me décidai à me rapprocher de la ferme. Je fis deux pas vers mes moutons, mais au même moment ils se resserrèrent précipitamment en s’éloignant du bois.

Je cherchai vivement à voir ce qui avait pu les effrayer ainsi, et à deux pas de moi, au beau milieu du troupeau, je vis un chien jaune qui emportait un mouton dans sa gueule. Je pensai tout d’abord que Castille était devenue enragée, mais, dans le même instant, Castille se jeta dans mes jupes en poussant des hurlements plaintifs. Aussitôt je devinai que c’était un loup. Il emportait le mouton à pleine gueule, par le milieu du corps. Il grimpa sans effort sur le talus et quand il sauta le large fossé qui le séparait du bois, ses pattes de derrière me firent penser à des ailes. À ce moment je n’aurais pas trouvé extraordinaire qu’il se fût envolé par-dessus les arbres.

Je restai quelques instants sans savoir si j’avais eu peur. Puis je sentis que je ne pouvais plus détourner mes yeux du fossé. Mes paupières étaient devenues si raides qu’il me sembla que je ne pourrais jamais plus les fermer. Je voulus crier pour qu’on m’entendît de la ferme, mais ma voix ne voulut pas sortir. Je voulus courir aussi, mais mes jambes tremblaient si fort que je fus forcée de m’asseoir sur la terre mouillée.

Castille continuait de hurler comme si elle recevait des coups, et les moutons restaient serrés en un tas. Quand je pus les ramener à la ferme, je courus chercher maître Sylvain. En me voyant il devina tout de suite ce qui était arrivé. Il appela son frère et il décrocha les deux fusils, pendant que je tâchais de désigner l’endroit où le loup avait disparu. Ils revinrent à la nuit sans l’avoir retrouvé.

On ne parla que de cela pendant la veillée. Eugène voulait savoir comment était le loup, et la vieille Bibiche se fâcha, quand je dis qu’il avait de longs poils jaunes comme Castille, mais qu’il était bien plus beau qu’elle.