Eugène Fasquelle (p. 41-44).



Depuis quelque temps, sœur Marie-Aimée devenait triste ; elle ne jouait plus avec nous ; souvent, elle oubliait l’heure de notre dîner. Madeleine m’envoyait la chercher à la chapelle, où je la trouvais à genoux, le visage caché dans ses mains.

Il me fallait la tirer par sa robe pour me faire entendre. Il me sembla plusieurs fois qu’elle avait pleuré ; mais je n’osais pas la regarder de peur de la fâcher. Elle paraissait tout absorbée, et, quand on lui parlait, elle répondait par oui ou par non, d’un ton sec.

Pourtant, elle s’occupa activement d’une petite fête que nous faisions tous les ans à Pâques. Elle fit apporter les gâteaux que l’on rangea sur une table, en les recouvrant d’une nappe blanche, pour ne pas donner trop de tentation aux gourmandes.

Le dîner s’était passé au milieu d’un babillage énorme, à cause de la permission que nous avions de causer à table les jours de fête. Sœur Marie-Aimée nous avait servies avec son bon sourire et une bonne parole pour chacune. Elle se disposait à nous servir les gâteaux en se faisant aider par Madeleine, pour enlever la nappe qui les recouvrait.

À ce moment, la chatte, qui était dessous, sauta à terre et se sauva. Sœur Marie-Aimée et Madeleine poussèrent ensemble un « ah ! » prolongé, puis Madeleine cria :

— La sale bête, elle a mordu à tous les gâteaux !

Sœur Marie-Aimée n’aimait pas la chatte. Elle resta un moment immobile, puis elle courut prendre un bâton et se lança après la bête.

Ce fut une course épouvantable : la chatte, affolée, sautait de tous côtés, échappant au bâton, qui ne frappait que les bancs et les murs. Toutes les petites filles, prises de peur, se sauvaient vers la porte. Sœur Marie-Aimée les arrêta d’un mot : Que personne ne sorte !

Elle avait un visage que je ne connaissais pas : ses lèvres rentrées, ses joues aussi blanches que sa cornette, et ses yeux qui faisaient du feu, me semblèrent si effrayants que je cachai ma figure dans mon bras.

Malgré moi, je regardai de nouveau. La poursuite continuait : sœur Marie-Aimée, le bâton haut, courait en silence ; ses lèvres s’étaient ouvertes et on voyait ses petites dents pointues ; elle courait dans tous les sens, sautant les bancs, montant sur les tables en relevant rapidement ses jupes ; au moment où elle allait l’atteindre, la chatte fit un bond formidable et s’accrocha après un rideau, tout en haut d’une fenêtre.

Madeleine, qui avait suivi sœur Marie-Aimée avec des mouvements de jeune chien un peu lourd, voulut aller chercher un bâton plus long, mais sœur Marie-Aimée l’arrêta d’un geste en disant :

— Elle a bien fait de s’échapper !

Bonne Justine, qui était près de moi, disait en se cachant les yeux :

— Oh ! c’est honteux ! c’est honteux !

Moi aussi, je trouvais que c’était honteux : une sorte de déconsidération me venait pour sœur Marie-Aimée, que j’avais toujours crue sans défaut. Je comparais cette scène avec une autre qui s’était passée un jour de grand orage. Combien j’avais trouvé sœur Marie-Aimée au-dessus de tout, ce jour-là ! Je la revoyais, montée sur un banc : elle fermait tranquillement les hautes fenêtres en élevant ses beaux bras dont les larges manches se rabattaient sur ses épaules, et, pendant que nous étions épouvantées par les éclairs et les coups de vent furieux, elle disait d’une voix calme :

— Mais… c’est un ouragan !

Maintenant, sœur Marie-Aimée faisait reculer les petites filles au fond de la salle. Elle ouvrait la porte toute grande à la chatte, qui sortit en trois bonds.