Eugène Fasquelle (p. 36-40).



Madeleine se remit très vite, et en prenant la place de Bonne Néron, elle prit de l’autorité. Elle restait timide et soumise devant sœur Marie-Aimée ; mais elle se rattrapait sur nous, en braillant à tout propos : qu’elle était notre surveillante, et non pas notre bonne.

Le jour de son évanouissement, j’avais vu ses seins, qui m’avaient paru si beaux, que je n’avais encore rien imaginé de pareil.

Mais je la trouvais bête, et ne faisais aucun cas de ses remontrances. Cela la mettait en colère ; elle me criblait de mots grossiers, et finissait toujours par me traiter d’espèce de princesse.

Elle ne pouvait supporter l’affection que me montrait sœur Marie-Aimée ; et quand elle la voyait m’embrasser, elle rougissait de dépit.

Je commençais à grandir et j’étais assez bien portante. Sœur Marie-Aimée disait qu’elle était fière de moi. Elle me serrait si fort en m’embrassant qu’elle me faisait mal. Puis elle disait en posant délicatement ses doigts sur mon front :

— Ma petite fille ! mon petit enfant !

Pendant les récréations, je restais souvent près d’elle. Je l’écoutais lire : elle lisait d’une voix profonde et mordante, et, quand les personnages lui déplaisaient par trop, elle fermait violemment le livre et se mêlait à nos jeux.

Elle eût voulu me voir sans défaut. Elle répétait souvent :

— Je veux que tu sois parfaite ; entends-tu ? parfaite.

Un jour, elle crut que j’avais menti.

Nous avions trois vaches qui paissaient quelquefois sur une pelouse au milieu de laquelle se trouvait un énorme marronnier. La vache blanche était méchante, et nous en avions peur, parce qu’elle avait déjà piétiné une petite fille.

Ce jour-là, je vis les deux vaches rouges et, directement sous le marronnier, une belle vache noire. Je dis à Ismérie :

— Tiens, on a changé la vache blanche, sans doute parce qu’elle était méchante.

Ismérie, qui était de mauvaise humeur, se mit à crier, disant que je me moquais toujours des autres, en voulant leur faire croire des choses qui n’existaient pas.

Je lui montrai la vache : elle soutint que c’était la blanche ; moi, je soutenais que c’était une noire.

Sœur Marie-Aimée entendit. Elle paraissait outrée, quand elle dit :

— Comment peux-tu soutenir que cette vache est noire ?

À ce moment, la vache se déplaça ; elle paraissait maintenant noire et blanche, et je compris que c’était l’ombre du marronnier qui m’avait trompée. J’étais si stupéfaite que je ne trouvai rien à répondre ; je ne savais comment expliquer cela. Sœur Marie-Aimée me secoua violemment.

— Pourquoi as-tu menti ? allons ! réponds, pourquoi as-tu menti ?

Je répondis que je ne savais pas.

Elle m’envoya en pénitence sous le hangar, en m’assurant que je n’aurais comme nourriture que du pain et de l’eau.

Comme je n’avais pas menti, la pénitence me laissa indifférente.

Sous ce hangar, il n’y avait que de vieilles armoires, et des choses servant au jardinage. Je grimpai d’une chose sur l’autre, et je me trouvai bientôt assise sur la plus haute armoire.

J’avais dix ans, et c’était la première fois que je me trouvais seule. J’en ressentis comme un contentement. Tout en balançant mes jambes, j’imaginais tout un monde invisible : une vieille armoire à ferrures rouillées devint l’entrée d’un palais magnifique. J’étais une petite fille abandonnée sur une montagne ; une belle dame vêtue comme une fée m’avait aperçue et venait me chercher ; des chiens merveilleux couraient devant elle ; ils étaient presque à mes pieds, lorsque je vis devant l’armoire aux ferrures sœur Marie-Aimée, qui regardait de tous côtés.

Je ne savais pas que j’étais assise sur un meuble ; je me croyais encore sur la montagne, et j’étais seulement ennuyée que l’arrivée de sœur Marie-Aimée eût fait disparaître le palais avec tous ses personnages.

Elle me découvrit au balancement de mes jambes ; et je m’aperçus en même temps qu’elle que j’étais sur une armoire.

Elle resta un moment les yeux levés vers moi ; puis, elle tira de la poche de son tablier un morceau de pain, un bout de boudin, une petite fiole de vin, me montra chaque chose l’une après l’autre, et, la voix fâchée, elle dit :

— C’était pour toi ; eh bien, voilà !

Elle remit le tout dans sa poche, et s’en alla.

Un instant après, Madeleine m’apporta du pain et de l’eau, et je restai jusqu’au soir sous le hangar.