Maison d’édition non mentionnée (p. 125-132).

X


Jeannette Manceau arriva la première le lendemain, chez son amie. Elle entra joyeuse comme à l’ordinaire et dit :

— Bonjour, chère ! Tu sais la nouvelle ?

— Oui ; M. de Villodin est venu m’annoncer son départ.

— J’ai rencontré M. Gilbert ce matin en allant à l’église, reprit Jeannette. C’est lui qui m’a fait part de cet événement ; il en paraissait enchanté.

Elle ajouta, toujours insouciante :

— Si son ami de Villodin est aussi content que lui, on ne va pas s’ennuyer ce soir, à l’heure des adieux !…

Marie-Anna, plus pâle encore que de coutume était assise au piano quand Jeannette entra. Elle jouait sans enthousiasme l’air d’une chanson normande que Villodin avait chantée quelques jours plus tôt. Profondément triste mais résolue à faire bonne contenance devant ses amis, elle faisait appel à cette volonté innée chez certaines femmes sensibles qui leur permet de dissimuler les pires ennuis à la face du monde des indifférents ou des curieux. Elle se rappelait cette heure d’abandon, de volupté inconsciente d’elle-même durant laquelle Jacques s’était livré à sa tendresse en implorant la sienne et la certitude de le voir une fois encore avant son départ l’aidait à sourire, à feindre le calme, l’entière liberté d’esprit.

— Il est naturel qu’ils soient tous deux contents de partir, dit-elle. Ils ont des parents, des amis, en France et ils ne les ont pas vus depuis trois ans.

— C’est égal ! fit Jeannette pensive c’est dommage qu’ils partent… Ça ne te fait rien, à toi ?

— Mais oui, je le regrette ! C’étaient deux charmants garçons, très distingués, très spirituels.

— Et M. Gilbert était si amusant avec ses réparties comiques !

Marie-Anna prit son album et l’ouvrit à la première page sur laquelle le jeune artiste avait peint une vue des Piles. Jeannette la complimenta :

— C’est un beau souvenir qu’il te laisse-là. M. de Villodin ne t’a rien laissé, lui ? demanda-t-elle…Je le croyais plus galant ce beau Français !

Marie-Anna ne put réprimer un sourire. Un coup de sonnette interrompit la conversation. Les « Petits Garçons » arrivaient. Henri Chesnaye, Georges et William prirent place au salon et commentèrent le départ subit des deux amis.

En entendant Marie-Anna annoncer cette nouvelle, Henri Chesnaye l’avait regardée longuement. Il connaissait depuis longtemps l’amour de Jacques ; il en avait souffert en silence et s’était demandé souvent si Marie-Anna ne céderait pas aux attaques d’un rival plus hardi alors que lui, le timide, le petit ami d’enfance nourrissait depuis deux ans un feu lent et continu, espérant qu’un jour la jeune fille si passivement aimée reconnaîtrait enfin sa patience. Depuis quelques jours, un commencement de jalousie aiguë lui étreignait le cœur en pensant qu’il lui fallait revenir à Québec pour reprendre ses études suspendues par six semaines de vacances et il s’imaginait avec cette naïveté particulière aux jeunes amoureux jaloux que Villodin attendait son départ pour accaparer définitivement les faveurs de Marie-Anna, pour la détourner à tout jamais de lui. Quand il entendit la jeune fille annoncer le départ pour la France, Henri sentit descendre en lui-même un immense soulagement. S’il savait que Marie-Anna était aimée de Jacques, il ignorait que ces sentiments étaient payés de retour et tranquille alors que ses plus chers espoirs étaient grandement compromis, il se dit avec bonheur que ce départ détruisait enfin l’unique obstacle à sa passion et que Marie-Anna débarrassée d’une distraction flatteuse, pourrait désormais entendre l’aveu que la timidité clouait sur les lèvres de son silencieux adorateur.

Cette dernière soirée devait être pénible. Marie-Anna parvint à dissimuler ses préoccupations, mais au prix de quels efforts ! Au dedans d’elle même, son pauvre cœur saignait !

— Comme il tarde à venir ! pensa-t-elle plusieurs fois en regardant la pendule. Jeannette, moins intéressée fit la même remarque quand neuf heures sonnèrent :

— Que font donc nos voyageurs qu’ils n’arrivent pas ? dit-elle.

— Ils sont retenus sans doute par leurs préparatifs de départ, proposa quelqu’un. L’explication, assez vraisemblable parut contenter tout le monde sauf Marie-Anna que l’inquiétude gagnait. Elle sentait le vide autour d’elle au milieu de ses amis ; quelque chose lui disait qu’elle allait souffrir. L’heure passait. N’y pouvant tenir plus longtemps, Marie-Anna sortit du salon pour aller interroger la rue. Le village était plein de silence et de nuit ; pas le moindre bruit de pas sur le chemin. La jeune fille s’exposa durant quelques minutes à la fraîcheur de la nuit, cherchant à calmer ses nerfs et la fièvre qui l’envahissait. Elle revint au salon, frissonnante et le cœur en démence.

Les jeunes gens émettaient des hypothèses sur le retard singulier des deux Français quand une tenture du salon se souleva et une femme apparut. C’était madame Carlier.

Grande et forte, un peu grisonnante et d’un teint pâle qui lui donnait un air de ressemblance avec sa fille, elle fut autrefois une des plus jolies femmes des Trois-Rivières. Des chagrins violents avaient de bonne heure flétri son visage ; la perte de son mari, l’ingénieur Carlier, des revers de fortune à la suite d’un grand incendie, une longue maladie de Marie-Anna durant laquelle elle s’épuisa à son chevet, tout cela l’avait marquée prématurément des stigmates de la vieillesse. On sentait en la voyant une femme d’une intelligence supérieure et d’une haute distinction.

Elle ne descendait que rarement au salon durant les soirées de Marie-Anna ; prévenue du départ de Villodin et de Gilbert, elle avait tenu à recevoir leurs adieux.

Ne les voyant pas, elle tourna vers sa fille un regard interrogateur mais aussitôt frappée de sa pâleur, elle s’exclama :

— Qu’as-tu, Marie-Anna ?

— Oh rien, maman ! répondit vivement celle-ci. Je suis sortie un instant et le froid m’a saisie.

Madame Carlier couvrit son enfant d’un regard dans lequel se lisait toute l’étendue de sa tendresse. S’étant informée, elle di :

— M. de Villodin et son ami auront eu sans doute un empêchement qui les oblige à différer leur départ. Je crois qu’il est inutile d’attendre plus longtemps leur visite.

Secrètement inquiète sur l’état de sa fille, Madame Carlier invitait les jeunes gens à prendre congé.

Ils partirent. Le cœur serré, Marie-Anna se laissa entraîner par sa mère ; une fois seule dans sa chambre, la pauvre amoureuse laissa tomber sa tête dans ses mains et pleura sur l’éphémérité de son bonheur. Une seule hypothèse expliquait l’absence de Jacques : un départ avancé par suite d’une erreur d’horaire.

Lorsque Jeannette, Henri Chesnaye, William et Georges eurent quitté Marie-Anna, ils se rendirent à l’Hôtel des Chutes, en quête d’informations. La tenancière qui s’apprêtait à fermer l’hôtel les reçut avec de bruyantes démonstrations :

— Ah, ne m’en parlez pas ! dit elle ; j’en suis encore à moitié folle ! Ils sont partis à l’épouvante pour ne pas manquer le train de deux heures.

— N’ont-ils pas laissé une lettre, un mot ?… demanda Henri.

— Oui, M. Gilbert a commencé une lettre qu’il n’a pas eu le temps de finir. Ils achevaient de dîner en lisant les journaux, quand je les ai entendus se chicaner ; M. Gilbert voulait partir, M. de Villodin voulait rester, expliqua la femme en cherchant la lettre qu’elle ne trouvait plus. Au plus fort de la chicane, M. Gilbert nous a appelés, mon mari et moi pour les aider à paqueter leur butin ; le train partait dans une demi-heure. Il a fallu travailler comme des bêtes pour arriver en temps ; d’autant plus que M. de Villodin avait l’air d’un homme en boisson ; le pauvre garçon faisait pitié.

— Mais, cette lettre ? interrompit Henri.

— La voici, fit la femme. Elle tendit enfin une simple feuille sur laquelle étaient tracés quelques mots écrits dans la fièvre de la précipitation. Henri parvint à lire :

Le paquebot lève l’ancre demain soir et non après-demain matin comme nous avions supposé… Devons partir de suite ou manquer voyage… Écrirons de New-York… Croyez à notre…

Le reste était absolument indéchiffrable.

Pendant ce temps Marie-Anna pleurait. Sa petite chambre de jeune fille lui semblait pleine des échos de la chanson normande que Villodin avait chantée quelques jours plus tôt. Et silencieusement dans son cœur, son désespoir chantait aussi mais cette fois comme une déchirante élégie, la chanson d’adieu de son fiancé :

Je vais revoir ma Normandie
C’est le pays qui m’a donné le jour…