Maison d’édition non mentionnée (p. 116-124).

IX


Le surlendemain de cette scène, Gilbert remit à Jacques l’album de Marie-Anna en disant :

— Le paysage est achevé. Annonce à Mlle  Carlier que nous irons demain soir lui faire nos adieux… Je me suis informé de l’horaire des trains correspondant avec le steamer ; nous partons lundi matin à 7 heures 30.

Jacques était calme. Rebelle un instant au destin cruel, mais impuissant à le vaincre il envisageait maintenant avec résignation la torture lancinante d’une séparation prochaine. Gilbert qui le surveillait un peu par crainte et véritablement par amitié, voyant une sérénité relative succéder à ses emportements admira sans le laisser paraître, la promptitude avec laquelle Jacques avait su faire taire les cris de sa passion, la force de caractère du jeune homme qui, la veille encore était prêt à immoler le respect filial à l’objet merveilleux de ses préférences.

À la vérité, ce revirement ne s’était pas opéré de lui-même. Dévoré d’insomnie, Jacques avait passé la nuit à échafauder des projets plus insensés les uns que les autres. En fin de compte, il s’était dit :

— S’il ne faut que dix jours pour aller en France, il n’en faut pas davantage pour revenir au Canada…

Il se proposait donc de repartir de France aussitôt après la célébration du mariage de sa sœur. Pensait-il seulement que son père le retiendrait, que sa mère serait seule après le départ de Marguerite et qu’elle avait été privée de l’affection de son fils durant trois longues années ? Non ! Sa passion le possédait tout entier et remuait avant tout le fond d’égoïsme qui dormait en lui. Là était la raison de ce calme surprenant qui avait succédé du jour au lendemain au désespoir et à la colère.

— Dans six semaines je serai de retour auprès d’elle ! se disait-il sans cesse.

Et cette idée du retour profondément ancrée en lui, il se jurait bien qu’aucune force humaine ne l’en ferait démordre.

Quand Marie-Anna le vit venir, pâle, les yeux cernés par les larmes et l’insomnie, elle eut l’intuition que quelque chose de grave était arrivé.

Ils étaient seuls.

Jacques lui remit l’album. Elle l’ouvrit aussitôt et s’exclama joyeuse :

— Oh, que c’est bien ! Que c’est joli ! Je suis enchantée M. de Villodin ! Vous remercierez votre ami de ma part… Pourquoi n’est-il pas venu, M. Gilbert ?

Comme un condamné qui prononce lui-même sa sentence, laissant tomber les paroles une à une, Jacques répondit :

— Nous viendrons tous deux demain soir, mademoiselle, vous présenter une dernière fois nos hommages et saluer vos amis. Nous rentrons en France pour le mariage de ma sœur.

Marie-Anna ne put retenir un « Ho ! » de saisissement et si maîtresse d’elle-même qu’elle fût devant Villodin, un tressaillement nerveux l’agita toute. S’il avait pu deviner ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, il eût usé de plus de ménagements pour lui annoncer son départ ; mais jusqu’alors, elle avait été si impénétrable ! Elle balbutia, bouleversée mais s’efforçant encore de paraître calme :

— Que dites-vous, M. de Villodin ? Vous partez ?… Vous me quittez ?… Jacques ne put se méprendre à cet accent. Ses yeux brillèrent d’un éclat de triomphe ! La joie, le délire, la violence, l’amour affluèrent à son cœur et le jetèrent dans une exaltation effroyable ! Il s’était approché d’elle ; il chercha ses mains et dit d’une voix sourde mais vibrante de passion :

— Vous m’aimez, Marie-Anna ! Vous m’aimez !

Elle détourna la tête sans répondre et lui déroba ses yeux.

— Oh, dites-moi que vous m’aimez, Marie-Anna ! Dites-le, je le vois… Allons, un mot d’amour, rien qu’un petit mot, Mia-Na !…

Sa voix devenait mélodieuse et chaude et cet abréviatif était doux comme une caresse. Elle se taisait en proie à une émotion indicible ! Il était près d’elle, le front frôlant, ses cheveux, les bras tendus vers les siens.

— Répondez-moi, Marie-Anna ! Vous le savez, je vous aime de toute mon âme ! Depuis ce jour où je vous ai vue pour la première fois dans la forêt, je n’ai cessé de vous aimer, je n’ai vécu que pour vous voir, vous adorer et attendre ce mot d’amour que j’entends déjà sur vos lèvres ! Oh, dites-le ce mot !… Dites-le !

Et se penchant à son oreille, il ajouta tout bas, dans un souffle :

— Dis-le Mia-Na ! Dis-le : « Je t’aime ! »

Elle releva enfin la tête, défaillante et posa sur lui ses grands yeux tout humides, balbutiant d’une voix brisée :

— Pourquoi nous rendre malheureux ? Il faut se séparer !

C’était l’aveu.

Le premier aveu, chaste et craintif comme le regard d’une nymphe effarouchée, troublant à dire comme la confession d’un état d’âme éperdu, doux à attendre comme les premiers mots d’un enfant, les premières notes d’un concert angélique ; mais sur les lèvres de Marie-Anna cet aveu n’était qu’une plainte douloureuse d’un caractère bien humain, atrocement humain, un cri de bonheur étouffé sitôt qu’il vient de naître :

— Hélas, il faut se séparer !

— Je ne vous quitte pas pour toujours, ma Mia-Na ! lui dit-il avec tendresse. Dans un mois je reviendrai près de vous et ne vous quitterai plus. Oh, comme nous serons heureux alors ! Comme nous nous aimerons ! Chaque jour nouveau nous apportera de nouvelles joies. Vous êtes celle que j’ai cherchée depuis cette heure de ma jeunesse où pour la première fois l’amour me fut révélé. C’est vous que j’ai aimée en arrêtant mes yeux sur tout ce qui est jeune et charmant. Je vous ai vue et vous m’avez sorti d’un fond de ténèbres où la beauté la plus brillante n’était qu’un pâle reflet de ce que je vois, depuis que je vous vois. Vous avez élevé ma nature et mes ambitions au niveau de votre vertu. C’est vous-même, ô Mia-Na qui m’avez rendu digne de vous aimer en m’enseignant que l’amour est une forme de la bonté et le sacrifice de soi-même. Ne me parlez plus de la raison à-présent. Ma raison n’a plus d’autres lois que celles de Dieu et vos désirs. J’oublie le monde et ne veux plus vivre que pour vous aimer, adorer ce Dieu qui vous a faite aussi belle, aussi pure que ses anges et qui vous a placée sur ma route comme une nouvelle preuve de son existence, comme la plus adorable de ses œuvres ! Ne vous dérobez plus à cette adoration qui va à Dieu en touchant votre âme. Laissez-moi vous aimer come vous méritez de l’être. Vous avez été toute mon ambition, vous serez toute ma fierté, votre patrie sera ma patrie, vos rêves seront mes rêves… vous serez ma femme !… Marie-Anna buvait sa parole comme un délicieux breuvage tout empoisonné de bonheur. Elle écoutait comme le chant d’une voix inconnue, lointaine cette musique de l’amour qui jusqu’alors n’avait jamais effleuré son oreille de ses notes enchanteresses ; elle entendait ces douces et harmonieuses vibrations d’une âme élevée, esclave de la sienne et durant ces quelques minutes de félicité pure, à la voix de cette âme ardente qui se donnait à elle pour la chérir et la consoler toute la vie, elle sentit naître au fond d’elle-même le besoin de donner toute son âme à son tour, le désir de répandre les trésors de tendresses qui reposaient en elle.

Cependant, l’amère pensée du départ prochain de Jacques, tout en rendant ses intimes joies plus vives les assombrit profondément. Lui aussi partageait cette amertume, les pensées mélancoliques et délicieuses qui agitaient Marie-Anna.

— Que je souffre de vous quitter, mon adorée ! fit-il. Nous venons de conquérir un bonheur qui durerait toute la vie, et déjà, il faut se dire adieu !…

Elle ne répondit pas. Jacques vit deux larmes perler au bord des paupières de la pauvre enfant. Son humeur conquérante de jeune homme séduisant et si souvent vainqueur se fondit en une admiration muette à la vue de ces perlettes scintillantes qui donnaient le poli de l’ébène à ses prunelles noires. Comme on prend avec la pointe des doigts un bijou délicat et fragile, il prit la tête de la jeune fille doucement, entre ses mains et, extasié, la regarda.

— Que vous êtes belle ! dit-il.

Elle rougit, à la fois ravie et gênée. Son visage s’embellit encore de cet empourprement de pudeur. Jacques émerveillé s’enivrait le regard de cette tête virginale, idéalisée par la douleur. Mais après quelques secondes, Marie-Anna eut un charmant sourire de coquetterie féminine, puis elle secoua la tête pour se dégager, échapper à cette contemplation affolante et les larmes que ses paupières retenaient encore se détachèrent, glissèrent lentement sur ses joues. Jacques dégrisé par ce sourire de femme approcha ses lèvres et cueillit les larmes au passage.

Marie-Anna le repoussa en riant nerveusement.

— À demain, Jacques, dit-elle.

Il sortit lentement pour la voir quelques minutes de plus et se trouva bientôt seul, dans la rue sombre comme au centre d’un tourbillon vertigineux et incompréhensible, ivre de bonheur et de désespoir !