Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon/04

CHAPITRE IV

Vie de Marguerite dans la retraite. — Sa charité, ses bonnes œuvres, sa piété.

Tant que Marguerite fut régente du duché d’Alençon, son courage, son habileté consommée dans le maniement des affaires publiques, excitèrent l’admiration générale ; ses années de retraite, exclusivement consacrées au service de Dieu et des pauvres, popularisèrent de plus en plus l’opinion si accréditée de sa sainteté.

Les revenus annuels de son douaire n’atteignaient pas, dans leur ensemble, le chiffre de vingt mille francs. Malgré la valeur de l’argent à cette époque, c’était une somme minime, relativement au rang de la princesse ; elle lui suffit cependant pour accomplir des merveilles. Marguerite la divisa en trois parts : un tiers dut couvrir les dépenses de sa personne et de sa maison ; un autre tiers fut destiné au soulagement des indigents ; le dernier tiers fut consacré à la fondation et au soutien des maisons religieuses.

Une entente remarquable présidait à la direction de sa maison ; la princesse ne dédaignait pas d’entrer dans de petits détails ; il s’agissait des intérêts de la charité, qui bénéficiait de toutes les économies. Le but de ses efforts en relevait à ses yeux l’importance et la grandeur. — Elle voulut fixer d’avance le budget de sa modeste toilette, le menu de sa table ; celui des gentilshommes, des quatre dames d’honneur, des autres personnes, des gens de service, et limita la dépense quotidienne à la somme de neuf livres dix sols. Également éloignée de la parcimonie et de la prodigalité, elle excluait les mets recherchés à cause de leur provenance lointaine ou de leur extrême délicatesse ; elle donnait la préférence aux productions du pays et aux fruits de la saison. Les dimanches et fêtes, on servait quelques plats plus appréciés ; c’était encore une attention de son zèle et un moyen de rappeler aux personnes de sa maison les joies spirituelles des solennités religieuses.

Indépendamment de toutes les dessertes, fidèlement portées aux indigents, Marguerite faisait leur part à chaque repas ; au bout de sa table, on voyait figurer un grand vase ; c’était le plat des pauvres. Elle y déposait les viandes les meilleures, les morceaux les plus estimés, et se chargeait elle-même de les distribuer. Quelques convives s’étonnaient un jour de cette touchante habitude : « Qu’ai-je fait à Dieu, leur dit-elle, pour qu’il me donne des biens ? Je n’en suis que l’économe et la dispensatrice. Je serais coupable devant mon Créateur si je ne les employais à soulager les pauvres. »

Dégagée des labeurs du gouvernement, Marguerite se dévouait avec une nouvelle activité au soulagement de toutes les misères. Quand un malheureux venait frapper à la porte de son château, il était toujours bien accueilli ; pour lui, la porte n’était jamais fermée, les instructions étaient formelles ; les domestiques devaient le recevoir avec politesse, avec déférence même, et se hâter de prévenir la duchesse, qui interrompait, pour lui donner audience, ses repas et ses prières.

Non-seulement elle faisait d’abondantes offrandes aux députés des ordres mendiants, à ces fervents religieux devenus volontairement pauvres par amour pour Jésus-Christ, mais elle avait pris la résolution de ne jamais refuser à personne une aumône. La multiplicité des demandes épuisait parfois ses ressources, de manière à ne plus lui laisser la disposition d’une seule pièce de monnaie ; elle empruntait alors à ses serviteurs. Ces pénuries passagères ne l’appauvrissaient pas. Dieu bénissait ses domaines, les préservait d’accidents, et lui procurait les moyens de mener à bonne fin toutes ses œuvres sans compromettre les intérêts de ses enfants.

Un jour, à Mortagne, elle se rendit à l’église sans argent. Après la messe, elle s’en retournait avec le regret de ne pouvoir satisfaire sa charité, lorsqu’un prêtre inconnu s’approche, la salue, et lui donne quinze écus en lui disant : « Madame, voilà qui vous appartient, s’il vous plaît recevoir sans vous enquérir d’autre chose. — Ô mon ami, répondit Marguerite, béni soit le nom de Dieu, et bénie soit aussi votre âme ! car cet argent me vient à point pour mes seigneurs (elle appelait ainsi les pauvres), auxquels je le distribuerai pour l’amour de Dieu. »

Les actes d’une charité héroïque abondent dans cette sainte vie. On les rencontre en quelque sorte à chaque pas : pour les citer tous, il faudrait écrire un gros volume ; nous nous bornerons à raconter quelques traits empruntés à diverses époques.

Régente du duché, elle consacrait déjà beaucoup de temps à l’exercice de la miséricorde. Avant et après la messe, elle avait coutume d’aller soigner les malades. « Quand il me souvient, disait-elle, des paroles de mon Père céleste : « Ce que vous ferez au moindre de mes frères pour l’amour de moi, vous le ferez à moi-même, » je voudrais obtenir la grâce d’employer tous les jours et heures de ma vie à le servir en ses membres. »

Partout où elle passait, la duchesse s’informait des besoins à secourir, visitait les indigents et leur laissait de généreux secours. Dans ses résidences, elle envoyait son médecin aux malades, payait les remèdes, et se chargeait de tous les frais de ce service.

À Château-Gonthier, à Argentan et en d’autres villes, on la vit souvent donner à dîner aux pauvres, se ceindre d’un tablier et les servir de ses mains.

À Mortagne, la princesse habitait une maison située près du couvent ; elle y avait fait préparer plusieurs chambres pour recueillir les malades et pouvoir les soigner complètement elle-même. Quand ils se présentaient, on devait les entourer d’égards, les combler de soins, et « faire pour eux, suivant son expression, ce qu’on eût fait pour elle-même. » Elle se réservait pour sa part les plaies les plus hideuses ; rien ne décourageait, rien ne ralentissait son zèle. Dans les premières années, elle avait eu à lutter contre les répulsions de la nature ; mais sa confiance en Notre-Seigneur, unie à la défiance d’elle-même, avait assuré le triomphe de la grâce. « On la voyait dans les hôpitaux, dit le P. de Coste, porter les emplâtres et les bandages pour panser les plus vilaines plaies. Le cœur bondissait à ses demoiselles, qui détournaient leur vue de ces tristes spectacles. Elle, d’un visage riant, d’une voix naturelle, de ses mains secourables, sans jamais témoigner la moindre répugnance, maniait, embrassait, servait ces pauvres malades ; et cela, le plus souvent à genoux, la larme à l’œil, ainsi que son grand aïeul notre saint Louis… »

Une femme dont le visage était rongé par un cancer inspirait autour d’elle un éloignement invincible ; elle s’adresse à Marguerite pour obtenir des soins. La duchesse la panse, l’embrasse et l’encourage à revenir chaque jour sans craindre de la déranger.

Une malade dont tout le corps était couvert d’ulcères, ne pouvait se reposer ni le jour ni la nuit. Il y avait autour de sa couche des odeurs si insupportables que personne ne voulait en approcher. La princesse l’aborde, se déclare son infirmière, et en remplit la charge jusqu’à complète guérison.

Un homme âgé avait aux jambes des plaies profondes et infectes ; les os étaient dénudés, des vers rongeaient les derniers lambeaux de chair : Marguerite entreprend cette cure, lave les ulcères, applique les plus salutaires remèdes, et continue le pansement tant que le malade n’est pas en état de se soigner lui-même.

Au commencement du xvie siècle, la lèpre, réputée contagieuse, faisait encore beaucoup de victimes, et inspirait une terreur justifiée par la gravité du mal, augmentée encore par les préjugés de l’opinion. Un jour de vendredi saint, une femme atteinte de la lèpre se présente à la duchesse. Armée du souvenir de la croix, Marguerite surmonte le premier mouvement de répulsion, s’approche de la malade, la console par ses paroles, par ses aumônes, et met le comble à ses bontés en embrassant ce visage défiguré dont la seule vue faisait horreur.

Les personnes attachées à son service tremblaient pour sa santé et redoutaient les suites de ces violences morales qu’elle s’imposait si souvent pour panser les maux les plus repoussants. On essayait de modérer son ardeur ; mais alors elle répondait : « J’éprouve tant de joie en ces rencontres, je suis si heureuse d’expier ainsi les sensualités dont j’ai pu me rendre coupable, qu’aucune odeur ne m’est moins désagréable que celle des plaies et des maladies. »

Sa charité était universelle : quelle infortune n’a-t-elle pas soulagée ? Elle soutenait les veuves, plaçait les orphelins, délivrait les prisonniers, dotait les jeunes filles retenues par la pauvreté dans le célibat, procurait du travail aux ouvriers inoccupés, fournissait aux pauvres honteux le moyen d’exercer de petites industries, inventait des formes délicates pour les secourir sans les blesser, et terminait par de sages décisions, quelquefois même par des sacrifices personnels, les querelles toujours regrettables et les procès des bourgeois.

Elle portait un intérêt spécial aux femmes enceintes : si elle craignait des couches difficiles, elle n’épargnait aucune dépense, elle procurait les meilleures gardes, faisait appel aux plus habiles médecins, et mettait tout en œuvre pour obtenir, avec la délivrance de la mère, le baptême de l’enfant. Rien ne lui coûtait quand il s’agissait de sauver une âme. Si la mort envoyait au ciel l’enfant devenu chrétien, elle voulait l’ensevelir de ses mains et se plaisait à l’invoquer comme l’un de ses protecteurs.

Un jour, une femme accouchait à Argentan ; elle était atteinte d’une maladie contagieuse et se trouvait à toute extrémité. La peur de la mort avait glacé tous les courages ; on ne voulait approcher ni d’elle ni de son enfant ; les médecins eux-mêmes avaient refusé leur assistance ! Marguerite apprend ce cruel abandon : aussitôt elle se lève et se dispose à sortir en disant : « Eh bien j’irai moi-même ; qui m’aime me suivra. » Plusieurs serviteurs furent entraînés par son exemple ; la pauvre mère fut soulagée, l’enfant fut baptisé, et personne ne ressentit les atteintes de la contagion.

Une autre femme enceinte, pleine d’admiration pour la beauté de la princesse, avait conçu le plus vif désir de sucer son sang : elle n’osait pas lui dévoiler son envie, devenue chez elle une idée fixe ; mais elle était persuadée que si elle ne parvenait pas à se satisfaire, c’en était fait de sa santé et même de sa vie. Marguerite apprend cette étrange monomanie ; aussitôt elle se décide à la guérir : elle envoie chercher la pauvre malade, pratique successivement des incisions à trois de ses doigts, et les fait sucer en disant : « En l’honneur et l’amour de Celui qui a donné son précieux sang pour racheter nos âmes, je vous donne le mien, ne l’épargnez pas. »

La charité de la sainte duchesse ne se contentait pas de ses efforts et de ses œuvres ; elle suscitait aux pauvres des sympathies inattendues, et leur procurait des soutiens inespérés. Partout où c’était possible, elle fondait des associations chargées en quelque sorte de perpétuer son dévouement. Son autorité persuasive encourageait les plus tièdes, décidait les plus timides. Elle découvrait d’utiles éléments là où personne n’en soupçonnait l’existence, et procurait ainsi un double avantage ; car l’exercice de la miséricorde n’est pas moins favorable aux bienfaiteurs qu’aux obligés. Ses exemples apprenaient aux nouveaux associés comment ils devaient s’acquitter de leur tâche. Elle portait aux pauvres des secours matériels, elle leur témoignait une tendre affection ; elle les aimait de cœur, et le cœur a mille façons d’être charitable. Après avoir donné le pain, le vêtement et le bois, elle cherchait à égayer un peu la famille ; elle lui apprenait des jeux innocents, et lui procurait ainsi des plaisirs purs et des distractions faciles à renouveler. Sous sa douce influence, chacun devenait meilleur : le père plus rangé et plus chrétien, les enfants plus sages et plus obéissants ; la mère s’habituait à l’ordre, à la propreté, et rendait l’intérieur du ménage attrayant.

Dans toutes ses démarches, elle cherchait les âmes : leur salut était le but suprême de ses pensées ; elle voulait les éclairer, les améliorer, les consoler, les fortifier dans la foi, les ramener, si elles s’en étaient écartées, à la pratique bien entendue de la religion. Elle commençait par gagner leur confiance ; ses paroles empruntaient à sa sainteté une efficacité prodigieuse, et de nombreuses conversions furent la récompense de son zèle.

Patiente et modérée en face de l’injustice, prompte à l’oublier, elle répondait aux calomnies par des bienfaits. Affligée à la seule pensée du blasphème, elle était parvenue à le bannir presque complètement de son duché, et s’imposait des pénitences personnelles pour l’expiation de ceux qui échappaient encore à l’emportement des passions. Aussi, grâce à ses efforts, ses encouragements, ses conseils et ses sages ordonnances, la paix régnait dans ses états, la vertu y était honorée ; l’histoire dut signaler le temps de sa régence comme une époque de renouvellement moral et comme une ère de régénération religieuse pour le duché d’Alençon.

Sa profonde piété était la source de tout ce bien. Les exercices de la religion devinrent ses plus chères délices. Depuis sa retraite au château d’Essai, elle se levait au milieu de la nuit, avec une dame d’honneur, pour prier et psalmodier les litanies ; les froids les plus rigoureux n’interrompaient pas cette pratique de ferveur.

Ses méditations se portaient de préférence sur le mystère de la Passion. Elle y revenait chaque jour, y trouvant une lumière pour tous les doutes, une réponse à toutes les questions. Pendant la semaine sainte, elle ne s’occupait que du Calvaire et accomplissait toutes ses œuvres en union avec les souffrances de Notre-Seigneur. Le jeudi saint, elle lavait les pieds de treize pauvres, les admettait à sa table, les servait elle-même, leur donnait une double aumône, une pièce de monnaie et l’étoffe d’un vêtement. Des larmes manifestaient son attendrissement et ne cessaient pour ainsi dire de couler jusqu’à la Résurrection du Sauveur.

Elle ne se contentait plus des mortifications adoptées dans les ordres les plus sévères ; son ardeur en avait inventé de nouvelles : elle portait sur la poitrine une croix d’argent, garnie de cinq pointes aiguës ; elle appuyait souvent les pointes contre sa chair et provoquait de vives douleurs. Sa santé délicate se détériorait sous un régime si austère ; mais sa famille fit de vaines instances pour obtenir quelques adoucissements ; ils ne furent accordés qu’à l’intervention toujours respectée de Mgr l’évêque de Séez.

Quand elle se préparait à la confession, elle pleurait amèrement ses fautes et ne concevait pas que la grâce du pardon pût leur être accordée.

« Les jours de communion, elle se sentait tellement transformée, dit le P. Magistri, que sa figure rayonnante trahissait souvent la ferveur de son âme. Quelquefois même son émotion intérieure était si grande, elle était tellement embrasée de l’amour céleste, qu’elle était contrainte de s’en aller à son petit oratoire pour s’entretenir avec Dieu. »


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