Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon/05

CHAPITRE V

Profession de Marguerite de Lorraine chez les religieuses clarisses. — Sa vie de communauté et sa mort.

Dieu et les pauvres remplissaient la vie de Marguerite de Lorraine. Son château d’Essai offrait presque l’aspect d’un couvent. Tout y était réglé de manière à inspirer le recueillement et l’édification. Elle en sortait rarement ; des circonstances exceptionnelles pouvaient seules l’y décider. C’est ainsi qu’en 1516 elle vint passer quelque temps à Argentan pour y recevoir avec son fils et sa belle-fille la visite de François Ier. À cette occasion, on donna des fêtes splendides ; les diverses classes de la population rivalisèrent d’empressement, d’enthousiasme, et s’ingénièrent pour multiplier les hommages de leur dévouement. On ne se contenta pas de porter au roi de France les clefs de la ville avec le pain et le vin d’honneur. On voulut offrir des présents aux illustres visiteurs ; les plus délicates attentions furent réservées aux princesses d’Alençon ; Marguerite reçut, avec sa grâce accoutumée, vingt livres de soie plate de couleurs variées, et cinquante livres de confitures sèches ; la jeune duchesse se montra charmée de son lot ; les habitants la prièrent d’agréer douze paires de gants ambrés, un baril de cotignac et une cage dorée[1], habitée par six merles apprivoisés, sifflant et jabotant à qui mieux mieux. Ces détails ne mériteraient pas d’être mentionnés s’ils ne servaient à faire connaître les mœurs et la physionomie du temps. Ils prouvent que ni le respect ni la distance des rangs ne nuisaient à l’affection, et ils montrent combien les relations des souverains avec les peuples étaient empreintes de bonhomie et de cordialité.

François Ier, revenu en France, y conserva de son voyage un agréable souvenir ; quant à Marguerite, elle rapporta dans sa retraite un désir plus vif de rendre irrévocables sa séparation du monde et son renoncement aux grandeurs. Au gré de sa ferveur, il lui restait encore trop de distractions, trop de fortune et d’indépendance ; elle aspirait à se dépouiller, à se renoncer et à obéir. Déjà, depuis quelque temps, elle avait fait connaître le projet d’entrer en religion. On lui avait objecté l’extrême faiblesse de sa santé ; elle avait semblé céder devant cette grave difficulté, mais elle n’avait qu’ajourné l’exécution de son dessein ; sa vocation lui apparaissant plus forte et plus irrésistible, elle ne tarda pas à prendre une résolution décisive.

Les ordres religieux sont l’honneur et la gloire de l’Église. Qu’ils se vouent à l’éducation de la jeunesse, au soin des pauvres, des malades, des infirmes, des vieillards, ou qu’ils défrichent la terre et fassent progresser l’agriculture ; qu’ils enseignent aux peuples le respect de tous les droits, la pratique de tous les devoirs, ou qu’ils apaisent la justice divine par leurs prières et leurs austérités, il y a dans leur puissante organisation le principe des plus sublimes vertus et le germe des œuvres les plus favorables à la prospérité des nations. Tels sont les mystérieux attraits qui entraînent les esprits généreux et les âmes d’élite à embrasser leurs règles et à se soumettre à leurs constitutions.

Parmi les communautés florissantes au xve siècle, Marguerite donna la préférence aux Clarisses, ou Pauvres Dames de Sainte-Claire, qui suivaient la règle visiblement bénie de Saint-François d’Assise.

D’abord appliquée aux hommes, en 1209, cette règle comptait, à la fin du xiiie siècle, 150 000 frères : les femmes, de leur côté, placées bientôt sous la direction, plus tard sous le patronage de sainte Claire, s’efforçaient de marcher sur les traces de leur fondateur. Les statuts primitifs leur imposaient une abstinence et un jeûne perpétuels ; un renoncement absolu à toute propriété même commune, l’office des morts ajouté à l’office canonial, le travail et le silence. Il interdisait l’emploi du linge et celui des chaussures.

De telles austérités, abordables dans les climats chauds, avaient paru excéder la mesure des forces ordinaires dans les pays froids ou plus tempérés. Aussi, en 1264, Urbain IV avait-il autorisé plusieurs modifications, en faveur d’une maison de religieuses dites Urbanistes, fondée au monastère de Longchamp près de Paris, par la bienheureuse Isabelle, sœur du roi saint Louis. La règle, ainsi mitigée, était encore restée inaccessible aux tempéraments peu robustes. En 1447, un bref du pape Eugène IV décida quelques nouveaux adoucissements. Ce bref fut légèrement modifié en 1517 par Léon X, pour la maison que devait fonder et habiter la duchesse d’Alençon. Les bases fondamentales de la constitution primitive y sont respectées ; les vœux de chasteté, d’obéissance, de pauvreté et de clôture sont maintenus ; mais il est permis d’user de chaussures, de posséder en commun, de faire deux repas, et de manger de la viande une fois par jour, mais seulement quand il n’y a ni abstinence ni jeûne prescrit par l’Église ou par la bulle pontificale. Car il faut, dit la règle, que les sœurs prennent garde, par pitié pour leurs corps, d’être cruelles pour leurs âmes.

Avant d’entrer en communauté, la postulante est obligée de disposer de tous ses biens ; elle ne doit rien posséder en propre ; si les rentes du monastère sont insuffisantes, elle peut lui apporter une dot dont le revenu annuel ne dépasse pas trente livres.

Le costume consiste en un habit gris de cendre d’étoffe grossière, un voile noir, et une corde pour ceinture. On garde ce vêtement la nuit comme le jour. Les malades seules peuvent se servir de linge, d’oreillers et de matelas de laine.

On se lève à minuit pour l’oraison et les matines, à six heures pour prime, tierce et la messe. La journée se partage entre le travail et les offices : le silence y est presque perpétuel.

Voilà la vie que la sainte duchesse ambitionnait ; mais elle eut encore à subir plus d’un délai avant d’obtenir l’accomplissement de ses vœux. Sa première pensée avait été d’établir la nouvelle communauté à Alençon ; déjà cette capitale du duché possédait une maison de Clarisses ; on lui opposa d’ailleurs l’insalubrité de la ville, le voisinage des tanneries, la fréquence des maladies contagieuses, le danger de compromettre la santé de ses religieuses. Les Pères cordeliers, supérieurs de l’ordre, unirent leurs représentations à celles de la famille, et Marguerite renonça au choix de cette résidence. Quand sa détermination fut connue, la ville s’en émut ; elle chargea une députation de faire une dernière tentative et de supplier la duchesse de ne pas frustrer Alençon d’une faveur dont on comprenait tout le prix. Marguerite accueillit gracieusement les députés, leur témoigna combien elle aimait les habitants ; mais elle ajouta que ceux qui entrent en religion doivent, pour l’amour de Dieu, renoncer même aux choses qui leur sont les plus douces et les plus agréables.

Argentan ne souleva pas les mêmes difficultés ; l’air y était sain, la santé publique n’y excitait aucune alarme ; on était d’ailleurs bien aise de reconnaître l’attachement des bourgeois, toujours si sûr et si prompt à se manifester ; on savait avec quel bonheur ils verraient l’établissement se fonder parmi eux : le choix de cette ville fut définitivement adopté.

Cette question résolue, Marguerite se hâta de chercher l’emplacement convenable. Elle avait désiré les bâtiments de l’hôpital ; plusieurs obstacles l’empêchèrent de s’y établir. Elle adopta un terrain situé dans l’un des faubourgs, en décida l’acquisition, fit dresser les plans et ordonna la construction des bâtiments.

C’était le R. P. Glapion, provincial des Cordeliers, qui devait recevoir les vœux de la princesse. Avant de se montrer favorable à la pensée de Marguerite, il voulut éprouver sa vocation par une démarche personnelle. Il vint au château d’Essai, insista beaucoup sur les austérités de la règle, sur les sérieuses appréhensions qu’une santé si chère et si délabrée inspirait à tout le monde ; il invita la future novice à comparer son passé, son présent lui-même à l’avenir si différent auquel elle aspirait, et la pria de se prémunir contre les illusions généreuses d’une piété peut-être téméraire. Rien ne réussit à ébranler sa volonté ; elle insista, supplia, et obtint enfin le concours du sage supérieur.

Avant d’entrer en religion, elle voulut faire, une dernière fois, le voyage de Paris, prendre congé du roi, le remercier de ses bonnes grâces et lui en demander la continuation en faveur de ses enfants. François Ier l’accueillit avec une affectueuse déférence, admira son courage et reçut ses adieux avec une émotion partagée par les seigneurs et par les dames de la cour.

De retour à Argentan, elle ne songea plus qu’à se préparer à son noviciat. Les bâtiments du monastère n’étaient pas encore très avancés ; mais comme il lui tardait d’accomplir son sacrifice, elle appela dans son château des religieuses du tiers-ordre, afin de suivre leurs exercices et de se consacrer publiquement au service de Dieu. La prise d’habit eut lieu au mois d’août 1519, en présence de Mgr de Silly, évêque de Séez, des princes, de la noblesse et d’une foule recueillie. Les sanglots se mêlèrent aux larmes, quand on vit la sainte duchesse, naguère encore revêtue du costume et des attributs de la souveraineté, reparaître avec la bure et la corde de Saint-François ! Cette imposante cérémonie fut un pas solennel dans la carrière de la vie religieuse ; mais elle ne rompit pas encore tout rapport avec le monde extérieur. La règle du tiers-ordre n’excluait ni les relations de famille ni le soin des affaires temporelles. Cette situation mixte se prolongea plus d’une année.

Au mois d’août 1520, Marguerite prit possession du monastère. Le P. Glapion l’y introduisit avec ses filles, la veille de la fête de sainte Claire ; et à partir de ce jour, on y observa les statuts de l’ordre, modifiés par Léon X. Ils répondaient aux besoins religieux de l’époque ; à la fin du xviie siècle, on comptait encore plus de soixante maisons fondées en France et rangées sous son obéissance.

La belle chapelle du monastère fut dotée de riches ornements. La princesse lui donna, entre autres reliques, le chef de saint Boniface[2], vénéré de nos jours dans l’église Saint-Germain d’Argentan. Le jour de la dédicace du sanctuaire, douze religieuses du tiers-ordre furent admises à la profession de la règle ; Marguerite ne prononça ses vœux qu’après les autres sœurs, parce qu’elle voulait être, de droit, disait-elle, la dernière du couvent.

Le 9 octobre de la même année, elle rédigea son testament, fonda plusieurs messes et services pour l’âme de son mari, la sienne, celles de ses parents et amis, et recommanda ses diverses œuvres, sa maison d’Argentan, ses établissements religieux de la Flèche, d’Alençon, de Château-Gontier, de Mortagne, priant son fils, sa belle-fille et leurs successeurs d’en être à jamais les protecteurs et les soutiens.

Le 10, elle fit à ses enfants les plus tendres adieux, les entretint de nouveau de ses serviteurs, déjà pourvus de places, de pensions ou de généreuses indemnités, et remit son testament à son fils en lui disant : « Mon ami, vous savez comme, depuis votre plus tendre enfance, je vous ai élevé avec le plus grand soin ; comme j’ai entretenu votre état et acquitté votre maison de grandes dettes que feu votre père avait laissées, sans rien diminuer de votre bien. Croyez bien que ça n’a pas été sans grande peine, labeur et sollicitude. Or, je vois à présent l’opportunité de mettre à exécution le dessein que j’ai, longtemps y a, de dédier ce qui me reste de jours au service de mon Dieu. Maintenant, s’il lui plaît me prévenir de mort, je vous prie, vous mon fils et madame la duchesse, ma très-chère et bien-aimée fille, votre épouse, d’être toujours les bienfaiteurs et protecteurs de mon monastère, comme vous en êtes les fondateurs par mes mains. Au reste, quand j’y serai entrée, et que j’aurai fait les vœux de ma profession, estimez-moi comme morte au monde, et pensez que vous n’avez plus de mère en moi que pour prier Dieu pour vous. »

Il est difficile de lire sans émotion ces simples et belles paroles ; qu’on juge de l’impression produite sur les personnes admises à les entendre ! Après les avoir recueillies, le duc Charles, les larmes dans les yeux, se découvrit, plia le genou, et supplia sa sainte mère de permettre à ses enfants de pénétrer, au moins deux fois par an, dans l’intérieur du monastère. Pour jouir de ce privilége, il fallait une dispense du Saint-Père : Marguerite permit de la solliciter.

La profession solennelle eut lieu le lendemain et fut entourée d’une grande pompe. L’évêque de Séez officia pontificalement. La sainte duchesse récita la formule suivante : « Je, sœur Marguerite, voue et promets à Dieu, à la glorieuse vierge Marie, à saint François, à sainte Claire, à tous saints et saintes, et à vous, mère abbesse, être tous les jours de ma vie obéissante à N.-S.-P. le Pape et à ses successeurs canoniquement entrants, et vivre en obédience et pauvreté sans propre, en chasteté et perpétuelle clôture, et observer la règle de sainte Claire, baillée par saint François à sainte Claire, confirmée par le pape Innocent IV, modifiée et reconfirmée par le pape Léon X, selon les déclarations de l’autorité apostolique sur icelle règle, moyennant la grâce de Notre-Seigneur. »

Le P. Gabriel Maria, prédicateur du sermon d’usage, reçut l’illustre religieuse en lui disant : « Sœur Marguerite, si vous observez ce que vous avez promis, je vous promets la vie éternelle. »

La même année, sa belle-sœur et son amie, Philippe de Gheldres, duchesse douairière de Lorraine, mère de douze enfants, renonçait comme elle au monde et prononçait les mêmes vœux chez les religieuses clarisses de Pont-à-Mousson. Les deux princesses avaient pratiqué les mêmes vertus sur le trône ; elles trouvèrent l’une et l’autre le commencement de leur récompense dans une vie de renoncement et d’abnégation.

Marguerite, entrée en possession de ce cloître, de cette pauvreté, de cette règle austère qu’elle avait tant désirés, bénit mille fois le Seigneur de lui avoir accordé cette grâce, et ne cessa pas d’y rester fidèle.

Sa vie de communauté devint un modèle pour les religieuses les plus ferventes. Heureuse et soumise, elle semblait avoir soif d’obéir ! Chargée de recevoir les pauvres, de leur distribuer les aumônes du couvent et de diriger les sœurs converses dans leurs visites aux malades et aux infirmes, elle ne faisait rien sans le conseil de la supérieure. Avant de donner le plus petit secours, elle demandait une permission. On voulut lui faire accepter une autorisation générale, elle la refusa en disant : « Ô ma bonne mère, ne me privez pas du bonheur de me conformer, autant qu’il m’est possible, à notre divin Maître. Je prends si grande consolation à obéir pour l’amour de lui, que je voudrais qu’il n’y eût heure et minute de ma vie où il ne me fût commandé de faire quelque chose à son honneur et gloire. »

Son humilité s’effrayait de toute marque de déférence. Après sa profession, elle ne voulut être appelée que sœur Marguerite. Jamais elle ne consentit à accepter ni les fonctions de supérieure ni la moindre dignité ; elle persistait à prendre rang après toutes les autres religieuses. Le balayage du dortoir, les soins du linge, de la table, de la cuisine, en un mot les plus bas emplois du monastère, faisaient l’objet de ses désirs. Elle se réjouissait de soigner les sœurs malades et de leur rendre les services les plus pénibles à la nature si elle était chargée de laver les pieds des religieuses, c’était à genoux qu’elle voulait remplir cette modeste fonction. Ses vêtements, sa cellule de huit pieds carrés, ne se distinguaient en rien des autres. On essaya plusieurs fois d’adoucir pour elle les rigueurs de la maison ; on échoua toujours devant son chagrin, ses prières et sa fermeté. Un petit tableau la représentait couchée dans son cercueil. Chaque jour elle méditait au pied de cette image.

Son affection pour la communauté d’Argentan était celle d’une mère pour ses enfants.

À l’ouvroir, quand il était permis de parler, elle exhortait les sœurs à ne pas regretter le monde, où le salut court tant de périls, à s’attacher de plus en plus à la règle, à se supporter, à s’aimer beaucoup, dans une étroite union avec Notre-Seigneur. Tout, en sa personne, donnait autorité à ses conseils et contribuait à consolider la maison qu’elle avait fondée.

Malheureusement sa santé toujours délicate ne tarda pas à préoccuper. L’hydropisie de poitrine, dont elle était menacée avant d’entrer en religion, fit de rapides progrès ; la respiration s’embarrassa, les pieds et les mains s’enflèrent, la fièvre devint intense ; les médecins prescrivirent l’exercice et le changement d’air. Mais sœur Marguerite résistait à toutes les instances : elle ne pouvait se résigner à sortir, même pour un temps, de sa chère communauté. Il est nécessaire d’obéir, disait-elle ; il n’est pas nécessaire de vivre. Il fallut recourir au ministre provincial, qui se servit d’un moyen détourné, afin d’atteindre le but sans alarmer les scrupules de la fervente religieuse. Il y avait à Laval un couvent désireux d’observer la règle approuvée par Léon X. La bulle pontificale autorisait Marguerite à recevoir les nouvelles professions. Le R. P. Glapion, profitant de cette circonstance, la députa vers les religieuses de Laval. Elle se hâta de se mettre en route, mais les ravages du mal l’obligèrent à s’arrêter à Alençon. Elle dut y séjourner plusieurs mois dans le couvent de son ordre. Le provincial vint l’y voir, lui retira la mission que ses forces se refusaient à remplir, et se contenta de l’envoyer à Mortagne, vers des sœurs qui demandaient aussi à suivre les constitutions d’Argentan. La nouvelle de sa visite répandit la joie dans le monastère de cette ville ; on se réunit, on procéda à une élection ; l’unanimité des suffrages lui décerna le titre d’abbesse ; à son arrivée, on lui fit les honneurs réservés à cette dignité. Marguerite remercia avec effusion, reçut les professions, exhorta à la ferveur, mais persista dans son refus de toute distinction ; elle visita l’hôpital entretenu par sa charité ; puis elle se hâta de reprendre le chemin d’Argentan pour rentrer dans la maison où elle voulait terminer son pèlerinage. On l’aimait tant qu’on cherchait à la retenir et qu’on ne pouvait renoncer aux dernières espérances de guérison ! Mais elle connaissait mieux que personne la gravité de son état, et sentait bien que le jour de la récompense était proche.

Les ouvriers et les pauvres d’Argentan sortirent de la ville, et vinrent au loin sur la route, pour revoir plus tôt celle qu’ils appelaient leur sainte duchesse et leur mère. Dès qu’on aperçut la voiture, ce fut une explosion de cris et de larmes. Le clergé et les notables s’unirent à ce cortége improvisé par la reconnaissance. L’humilité de Marguerite s’étonnait de tout cet empressement ; elle ne comprenait pas qu’on fît tant d’honneur à une personne si ingrate des bienfaits de Dieu.

À son entrée dans la communauté, les religieuses se jettent à ses pieds en fondant en larmes : émue de leur accueil, elle domine ses sentiments et ne pense qu’à les consoler. « Je vois bien que vous m’aimez, leur dit-elle, et que, me croyant encore utile à votre communauté, vous ne pouvez vous résoudre à me perdre. Aussi, je ferai tout ce qu’il faudra pour me guérir, afin de vous continuer mon assistance. Mais enfin, si Dieu veut disposer de mes jours, ne cherchez pas à vous y opposer. Nous ne sommes religieuses que pour nous soumettre plus volontiers à ses ordres ; et s’il m’appelle à lui, je veux me préparer, afin qu’il ne trouve rien en moi qui lui déplaise. »

Cet appel du Seigneur ne se fit pas attendre ; le redoublement de la fièvre, l’épuisement des forces, la disparition du sommeil en furent les signes précurseurs. La malade souffrait beaucoup, et cependant elle ne laissait apercevoir en ses paroles et manières qu’un entier contentement et conformité au divin vouloir. Souvent on l’entendait dire à voix basse : « Ô mon Dieu, que votre volonté soit faite ! Mon Jésus et mon Sauveur, que je vous suive au Calvaire, et que j’y meure avec vous ! »

Le 1er novembre 1521, elle se confessa et communia ; sa piété toujours si ardente semblait avoir encore acquis un surcroît de ferveur : elle voulut assister au sermon et aux vêpres ; mais elle tomba dans une telle faiblesse, qu’on fut obligé de l’emporter pendant l’office, et de la remettre sur son lit.

Le 2, elle reçut les derniers sacrements, demanda pardon de ses infractions à la règle, de ses fautes, de ses mauvais exemples, et recueillit des forces presque entièrement perdues, pour dire à ses religieuses assemblées : « Mes filles, soyez obéissantes, si vous voulez vous rendre agréables à Dieu, car c’est à lui que s’adresse la soumission dont vous vous acquittez envers vos supérieurs. Soyez pauvres de cœur aussi bien qu’en effet ; ne souhaitez que Dieu en ce monde, puisque la seule espérance de sa possession en l’autre vous peut combler de bonheur. Vous voyez, par mon exemple, que les grandeurs de la naissance et de la fortune ne font que passer, et qu’elles n’ont à la fin d’autres limites que celles du tombeau où leurs possesseurs sont ensevelis. N’ayez de désirs et d’affection que pour votre céleste Époux, si vous voulez porter le doux bruit de vos soupirs jusques à ses oreilles ; une offrande impure profane l’autel où elle est présentée. Mais surtout, mes filles, soyez humbles, car il n’y a de véritable paix en ce monde et d’heureux avenir en l’autre que par la pratique de l’humilité. »

Un peu plus tard, voyant la désolation des sœurs, elle dit encore : « Ô mon doux Père céleste, je vous recommande mes pauvres filles, vos épouses ; soyez-en le protecteur et le directeur, comme vous en avez été le Créateur et le Sauveur. Et vous, mes chères filles, consolez-vous en la bonté de Dieu. Pourquoi vous tant attrister de mon départ ? Ne faut-il pas que nous nous résoudions à tout ce qu’il plaît au bon Dieu de faire de nous ?… Prenez confiance, et comptez bien que je ne vous oublierai pas quand je serai en la gloire de mon Seigneur. »

Toute cette journée, elle attendit avec confiance l’instant solennel où nous passons du temps à l’éternité : à neuf heures du soir, elle rendit doucement son âme à Dieu. Elle n’avait pas encore atteint sa cinquante-huitième année.

Ses restes mortels furent embaumés, exposés pendant deux semaines, et entourés d’un concours immense de fidèles. La vénération et le malheur semblaient se donner rendez-vous autour de son cercueil pour prier, remercier et demander encore de nouvelles grâces.

Le 19 novembre, jour des funérailles, l’église du monastère ne put contenir la foule des assistants. Pour faire le deuil de la princesse, on avait habillé cinquante-huit pauvres femmes en souvenir de ses cinquante-huit années ; elles étaient vêtues de gris, portaient un voile sur la tête et un cierge à la main.

Après les cérémonies religieuses, le corps fut descendu dans un caveau préparé dans la chapelle, et d’abondantes aumônes répondirent aux vœux de l’insigne bienfaitrice que les pauvres venaient de perdre.

Le cœur de Marguerite fut enfermé dans un coffre de plomb et déposé dans le cercueil. À la révolution, l’active vigilance d’un sacristain parvint à le soustraire aux regards des impies ; en 1803 il fut rendu aux Clarisses ; elles louèrent une partie de l’église d’Argentan, et firent sceller cette relique, à gauche du grand portail, près de l’autel, dans le mur de la première chapelle. Plusieurs personnes croient posséder quelques os du visage et des fragments du cercueil. Quant au corps lui-même, il ne put échapper aux profanations des révolutionnaires. En 1792, lors de la vente du couvent et de son église, ce corps avait été transporté avec respect à la paroisse de Saint-Germain d’Argentan. La translation avait paru être un nouveau triomphe réservé à la sainte. La foule recueillie se rappelait tous les bienfaits du passé et implorait protection pour l’avenir.

Ce dernier asile fut bientôt refusé aux précieuses reliques ; le culte qu’elles inspiraient portait ombrage aux pouvoirs du moment. Elles furent jetées dans la fosse commune, et il ne fut pas permis à un menuisier, qui s’offrait gratuitement, de fabriquer un cercueil pour des restes si vénérés.

Mais on ne changea pas l’opinion publique : pendant la vie de Marguerite de Lorraine, les fidèles croyaient déjà au crédit qu’elle avait dans le ciel ; après sa mort, cette croyance s’est fortifiée ; elle s’est perpétuée de siècle en siècle, elle existe encore de nos jours. La cause de sa canonisation n’a pas été introduite à Rome ; la sainte Église ne s’est pas prononcée sur ses mérites. Toutefois les fidèles et les historiens n’ont pas hésité à la proclamer spontanément bienheureuse. On l’a toujours invoquée dans les épreuves les plus diverses, et on a continué à recevoir beaucoup de grâces de guérison et de salut. « Ce ne serait jamais fini, dit le P. Prouverre dans son Histoire du diocèse de Séez, si je voulais rapporter ici toutes les assistances que Dieu a fait paraître à ceux qui l’ont invoquée en leurs nécessités. »


FIN
  1. Ces mots, et ceux qui sont reproduits dans les pages suivantes en caractères italiques, sont textuellement empruntés aux anciens historiens de Marguerite de Lorraine, et se retrouvent dans l’ouvrage de M. l’abbé Laurent.
  2. Ce saint avait été un roi idolâtre. Sa fille, convertie la première, avait eu le bonheur d’amener son père à la connaissance de la vérité. Saint Boniface l’accompagna sur les bords du Rhin, et reçut avec elle, avec sainte Ursule et un grand nombre d’autres vierges, la couronne du martyre.