Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon/03

CHAPITRE III

Marguerite gouverne son duché avec sagesse et habileté. — Ses voyages à Paris. — Éducation et mariage de ses enfants.

Veuve à vingt-neuf ans, Marguerite eut à porter, avec le poids de sa douleur, le double fardeau de la tutelle de ses enfants et de l’administration de ses états. Elle ne se dissimula pas l’étendue de ses devoirs, ne recula pas devant les difficultés et sut constamment se tenir à la hauteur de sa nouvelle position. Le roi de France eut la pensée de la décharger du titre de tutrice ; elle s’y refusa énergiquement, ne voulant se soustraire à aucune de ses obligations de souveraine et de mère.

À la mort de René, l’amortissement des dettes antérieures au mariage était commencé, mais il restait encore beaucoup à payer ; la somme des créances s’élevait à environ 300 000 écus, c’est-à-dire à 4 500 000 francs de notre époque. Cette considération décida la duchesse à ordonner de nouvelles économies. Elle se hâta de supprimer un certain nombre de charges de cour, et fit de plus en plus pénétrer un ordre sévère dans les diverses branches de l’administration. Sans oublier les exigences de son rang, elle supprima toute pompe inutile et jusqu’à l’apparence de la superfluité. Ses sujets, touchés de ses efforts et désireux de lui offrir un nouveau témoignage de leur admiration, voulurent s’imposer de nouvelles charges pour alléger celles de la duchesse, et leur concours empressé facilita une liquidation très-onéreuse pour des revenus médiocres.

Persuadée de l’importance de relations fréquentes et personnelles avec les habitants de son duché, elle pensait qu’aucune surveillance ne devait remplacer la sienne ; et, pour l’exercer plus complètement, elle voulut visiter les différentes parties de ses états. Elle s’arrêtait dans les villes et même dans les villages où sa présence lui paraissait utile, donnait audience à ses vassaux, recueillait les plaintes, s’enquérait des désirs, réformait immédiatement les abus, rendait la justice en plein air, comme saint Louis au pied du chêne de Vincennes, et portait partout cette pénétration, cette rectitude d’esprit qui formaient les traits saillants de sa haute intelligence. Elle se réservait de préférence les causes des opprimés et des pauvres ; elle les écoutait avec une patience inaltérable, et se félicitait de pouvoir leur procurer le bénéfice de l’impartialité, en les délivrant des frais et des lenteurs de la procédure ordinaire.

Les bons résultats de sa première tournée la décidèrent à la renouveler souvent. Ni la rigueur des saisons, ni la difficulté des chemins, ni la faiblesse de sa santé, rien ne l’empêchait d’exécuter ses voyages. Elle ne manquait pas de visiter les établissements religieux et d’honorer les saints protecteurs de ses états. Alençon, Bellême, Domfront, Saint-Aubin possédaient leurs reliques vénérés. Marguerite allait souvent se prosterner à leurs pieds pour recommander ses enfants et ses sujets. Les heures consacrées à ces pèlerinages n’étaient pas perdues pour la bonne administration de ses états ; après une fervente prière, la princesse se relevait plus éclairée sur ses devoirs et plus forte pour les accomplir.

On répondra devant Dieu du mal qu’on aurait pu empêcher et du bien qu’on aurait dû accomplir. Elle savait depuis son enfance que plus la position est élevée et plus cette responsabilité est étendue. Aussi, pour la rendre moins redoutable, s’efforçait-elle de bien choisir les dépositaires de sa confiance ; elle donna le pouvoir aux personnages les plus dignes, et voulut élever dans l’estime publique le niveau des fonctionnaires de tout rang. Elle réprimait une première faute avec fermeté ; mais la récidive la trouvait inflexible et ne pouvait rien espérer de son indulgence. Elle répétait souvent que la mission du pouvoir est de faire régner la justice, et qu’en oubliant cette obligation il s’expose au mépris public.

Elle ajoutait à ses paroles l’autorité de ses exemples. L’ordre, la décence et la piété régnaient dans sa maison. Elle veillait avec une maternelle sollicitude sur toutes les personnes attachées à son service. Elle éloignait d’elles toutes les occasions de chute, les préservait des dangers de l’oisiveté, employait ses demoiselles aux ornements d’église, et ses pages à divers travaux appropriés à leur âge. Chaque soir, elle réunissait tout le monde pour la prière, la lecture de piété et l’explication de la doctrine chrétienne. « Quand elle allait à Paris, dit le P. Duhameau, on reconnaissait les gentilshommes de sa maison à leur vertu extraordinaire plutôt que par autres marques ou livrées. Quant aux dames de sa cour, ce sera assez de dire pour leur recommandation que celles qui sortirent de chez la duchesse pour prendre parti au monde, y demeurèrent comme des religieuses, et que celles qui entrèrent en religion y moururent comme des saintes. »

Marguerite avait de l’initiative pour entreprendre les réformes, de la persévérance pour les mener à bonne fin, de l’ordre pour leur assigner le temps et le rang convenables. Elle savait conduire de front les affaires les plus diverses et parfois les plus délicates.

Désireuse d’améliorer la législation en vigueur dans le Perche, elle convoqua les trois états de ce comté, leur exposa les lacunes, les obscurités de la coutume du pays, et fit adopter une rédaction nouvelle plus conforme aux lois de l’équité. En même temps elle s’occupait des arts ; elle les encourageait à remplir leur mission, c’est-à-dire à populariser l’amour du vrai et du beau. Elle ne se méprenait pas sur les plus solides garanties de la prospérité publique ; elle la cherchait, avant tout, dans une connaissance plus complète et une pratique plus exacte de la religion. Aussi s’efforçait-elle de procurer à beaucoup de paroisses des prédications extraordinaires sous forme de mission ou de retraite ; elle envoyait dans les villes comme dans les campagnes des instituteurs et des maîtresses chargés de répandre les lumières de l’instruction chrétienne ; et, aussitôt après l’acquittement des dettes qui lui avaient été léguées, elle favorisa, par de généreux sacrifices, la fondation des établissements religieux, ces pépinières toujours fertiles de dévouement et de salut.

À la Flèche, elle termine et complète les constructions commencées par le duc René, en faveur du tiers-ordre qu’il y avait établi.

Elle appelle à Château-Gontier les religieuses de Sainte-Élisabeth, et leur donne la direction d’un hôpital dont l’administration laïque servait mal les intérêts des pauvres.

À Mortagne, elle restaure et augmente un établissement destiné aussi au soulagement des malades.

À Alençon, elle achève la reconstruction de l’église Saint-Léonard et affecte à ce travail des sommes considérables. Pour purifier de plus en plus le souvenir de ses joies terrestres, elle donne son manteau de noces à la fabrique de la paroisse, et le magnifique vêtement devient une chappe destinée aux grandes solennités. Cette ville dut encore à la piété de Marguerite une jolie chapelle dédiée à saint Joseph, et une maison de religieuses clarisses. Le couvent fut fondé près du château, dans une île du parc. La duchesse s’y réfugiait de temps à autre pour vaquer plus librement à ses exercices de religion. Elle l’avait d’ailleurs doté d’une charmante église accessible aux fidèles du dehors. Les vitraux du chœur représentaient d’un côté le duc René avec son fils Charles, de l’autre Marguerite avec ses deux filles. La révolution de 1793 fit de ce précieux établissement un monceau de ruines. Mais l’ordre des Clarisses revit à Alençon ; il s’y est rétabli au commencement de ce siècle, et les sœurs conservent encore une écuelle de bois, l’unique vaisselle de Marguerite devenue religieuse. Elles ont pu rentrer en possession d’un inestimable trésor : c’est un morceau de la vraie Croix, placé dans un beau reliquaire en forme d’ostensoir, et donné par la princesse au monastère qu’elle avait fondé.

Les relations de Marguerite avec la cour de France étaient affectueuses et cordiales. Charles VIII et Louis XII vénéraient ses vertus et prêtaient à son autorité un appui bienveillant. Quand François Ier monta sur le trône, une nouvelle alliance avait resserré les liens des deux maisons. À la mort de René, le roi avait prié la duchesse d’amener à Paris ses enfants, au moins une fois chaque année ; elle en avait pris l’engagement, elle y resta fidèle. Ces visites régulières entretenaient des relations utiles à l’avenir de sa famille, et lui offraient l’occasion d’acquérir de nouveaux mérites. C’est à Paris qu’elle rencontra saint François de Paule. Cet illustre fondateur d’un ordre cher à l’Église, était sorti de son monastère d’Italie pour obéir au souverain Pontife, et s’était rendu en France, afin d’aider Louis XI à bien mourir. Charles VIII, admirateur de sa haute sagesse et désireux de pouvoir le consulter à loisir, lui avait fait construire un couvent dans le parc du Plessis, et y avait attaché des revenus suffisants pour nourrir ses austères religieux. Marguerite eut souvent recours aux conseils du saint, et trouva dans ses exhortations un nouveau moyen de progrès et de perfection.

Ses séjours à la cour de France changeaient peu son genre de vie. Elle n’y modifiait ni la couleur ni la simplicité de ses vêtements. Là, comme dans ses états, elle ne portait ni soie, ni ornements, ni pierreries, ni bijoux. Sa journée se partageait entre les offices de l’Église, les exercices de piété, l’éducation de ses enfants, le soin des pauvres, la visite des malades et l’instruction de ses serviteurs. Son zèle ne se reposait pas ; toujours avide du salut des âmes, il sut intéresser la reine Anne de Bretagne au sort des filles repentantes, et la décider à leur ouvrir des refuges à Paris et plus tard dans les provinces. Cette œuvre, que Marguerite fonda elle-même dans son duché, préserva des rechutes de nombreuses victimes des passions humaines, et ouvrit à beaucoup d’entre elles les portes du ciel.

La pieuse princesse s’abstenait le plus possible des fêtes de la cour ; elle y paraissait très-rarement, et seulement pour condescendre aux désirs du roi ; mais souvent elle assistait aux réunions intimes qui se formaient le soir autour du souverain. Elle y apportait ses travaux d’aiguille et les continuait, tout en versant dans la conversation le tribut de son esprit et de son amabilité ; mais son maintien grave, sans cesser d’être gracieux, quelquefois aussi la réprobation de son silence, imposaient aux esprits légers, aux langues acérées. À sa vue, les plaisanteries inconvenantes, les anecdotes scandaleuses expiraient sur les lèvres. Dans le doute, les regards de la reine se tournaient de son côté et semblaient demander une direction. Elle ne prenait pas la parole, mais sa physionomie parlait pour elle et suffisait à maintenir la causerie dans une direction irréprochable. Une telle conduite, un si extraordinaire ascendant déconcertaient les âmes mondaines ; ennemies de tout ce qui gêne, elles se répandirent d’abord en plaintes et en critiques ; mais l’admiration finit par l’emporter, et chacun ne la désignait plus que sous le nom de la sainte duchesse.

Les soins si multipliés que Marguerite donnait au gouvernement de son duché ne l’empêchaient pas de s’occuper beaucoup de ses enfants. Les distractions inévitables d’Alençon et le désir de leur faire respirer un air par l’avaient décidée à les établir au château de Mauves ; elle dirigeait elle-même leur éducation, allait souvent les voir, réglait le plan des études, et indiquait les ouvrages qui devaient passer sous leurs yeux. Elle attachait un grand prix au développement de leur intelligence ; mais elle s’étudait, avant tout, à former leur cœur, à cultiver le bon grain et à étouffer l’ivraie. Elle ne se faisait aucune illusion sur leurs défauts de caractère ; elle les corrigeait avec patience et fermeté. Elle avait de bonne heure habitué ses enfants à se confier en elle comme un malade en son médecin ; elle leur apprenait à réprimer leurs mauvais penchants, à gagner de l’empire sur eux-mêmes, et à substituer dans leur âme l’humilité à l’orgueil, le dévouement à l’égoïsme ; elle cultivait, avec une discrétion calculée, leurs dispositions charitables, et leur offrait la joie d’une aumône ou d’une visite de pauvres comme le prix et la récompense de leurs efforts. Elle les amenait à reconnaître que nos fautes sont nos vrais malheurs ; que la piété est la source du bonheur, et que les biens les plus dignes d’estime sont les dons de la grâce et de la sainteté.

« Mon fils, disait-elle à Charles, la plus grande gloire de ceux de votre qualité n’est pas d’avoir des hommes qui leur obéissent, mais plutôt c’est leur honneur et leur bien d’obéir à Dieu… Retenez-le, il faut aimer Dieu plus que toute chose. »

Une éducation si bien entendue porta ses fruits. Les années ne diminuèrent ni la docilité ni la déférence de ses enfants. Ils ne cessèrent pas un seul jour d’être la consolation de son veuvage. Quand il fallut songer à les établir, Marguerite, dans le choix des alliances, donna la préférence à celles qui lui semblaient offrir le plus de chances pour le salut.

Françoise, sa fille aînée, épousa en premières noces François d’Orléans, duc de Longueville, le perdit après sept ans de mariage, et ne conserva pas même l’unique enfant issu de cette union ; elle en contracta une seconde avec Charles de Bourbon, duc de Vendôme, et donna le jour à Antoine de Vendôme, roi de Navarre, père de Henri IV.

Anne d’Alençon, sa seconde fille, devint duchesse de Montferrat.

Charles fit ses premières armes sous Louis XII, à Gênes, en 1507. En 1509, il accompagna le roi à Aignadel et s’y distingua. Au départ, chaque guerrier se recommandait aux prières de Marguerite ; au retour, tous la proclamaient une heureuse mère et la félicitaient sur la conduite si brillante de son fils.

Peu après cette campagne, Charles, âgé de vingt ans, fut déclaré majeur, et il épousa Marguerite de Valois, sœur du prince qui devait monter sur le trône de France sous le nom de François Ier. Cette princesse, d’une beauté et d’un esprit si célèbres, goûta tout d’abord les attrayantes vertus de sa belle-mère ; elle s’attacha tendrement à sa personne et parut vouloir marcher sur ses traces. Elle se plaisait en sa douce conversation, aimait à se rendre avec elle aux offices de l’Église, à la demeure des pauvres, et prenait ainsi, sans y penser, le moyen le plus sûr de gagner les cœurs de ses nouveaux sujets.

Marguerite de Lorraine désirait voir son fils et sa belle-fille renouveler souvent, comme elle, la visite de leurs états. Pour les encourager à continuer ces utiles tournées, elle résolut de les accompagner dans leurs premières excursions. Elle les mit ainsi au courant du bien déjà réalisé, leur signala les améliorations encore possibles, et présenta en quelque sorte les habitants à leurs jeunes souverains.

Ce devoir une fois accompli, elle remit au duc Charles les rênes du gouvernement. Malgré de vives instances, elle s’éloigna de la cour d’Alençon, et se retira au château d’Essai, situé dans les domaines de son douaire. Son fils lui continua le droit d’agir souverainement dans toute l’étendue de son duché. Elle ne voulut pas le refuser et ajouter ainsi à la tristesse que sa détermination avait causée ; mais si elle accepta ce pouvoir, elle en usa bien rarement.


Séparateur