Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon/02

CHAPITRE II

Situation du duché d’Alençon. — Réformes et améliorations. — Naissance de trois enfants. — Mort du duc d’Alençon.

Le duché d’Alençon, placé sous la suzeraineté de la France, venait de traverser une période d’épreuves et de souffrances. Jean II, père de René, était un prince violent, ambitieux et enclin aux aventures ; il s’était associé à plusieurs conspirations tramées contre le pouvoir des rois Charles VII et Louis XI ; il avait dû subir le châtiment de sa trahison, et il était mort à Paris, dans les prisons du Louvre, en 1476. Le courage et les vertus de Marie d’Armagnac, duchesse douairière, n’avaient pu préserver ses états du malheur de l’invasion : les troupes françaises y avaient séjourné et avaient imposé de lourdes charges aux habitants. Marie d’Armagnac elle-même avait été contrainte de sortir de sa capitale, et avait dû chercher un refuge dans l’hôpital de Mortagne, où elle avait bientôt rendu à Dieu une âme supérieure à sa mauvaise fortune, riche de piété, de résignation et d’espérance. Elle avait élevé son fils René dans l’amour de la justice et de la religion. Le souvenir de ses exemples et de ses leçons avait été la protection et la sauvegarde du jeune prince pendant plusieurs années ; mais il n’avait pas su lutter toujours avec succès contre les séductions du mal. D’abord sincèrement dévoué à la France, il avait vu ses services payés d’ingratitude et de mauvaise foi ; tant d’injustice l’avait irrité ; il s’en était plaint hautement, avait mêlé des menaces à ses griefs et avait attiré sur sa tête la colère de Louis XI. Un jour, il quitte la cour de France et se dirige vers la Bretagne ; mais le roi envoie à sa poursuite ; il est arrêté, enfermé dans une cage de fer, y est retenu pendant trois mois d’un hiver rigoureux ; et quand il en sort, c’est pour voir sa détention se renouveler et se prolonger jusqu’à la mort du souverain. En montant sur le trône, Charles VIII s’était hâté de lui rendre son duché avec la liberté ; il l’avait invité, comme prince du sang, aux états généraux de Tours, au sacre de Reims, au couronnement de Saint-Denis : en reconnaissant ses droits, en lui témoignant son affectueuse estime, il avait rendu justice à ses brillantes qualités et avait préparé le bonheur de son union ; mais René n’avait pas encore eu le temps d’améliorer le sort de ses sujets. Quand Marguerite fit son entrée à Alençon, elle y trouva beaucoup de misères à soulager et de ruines à réparer. Ces tristes conséquences de la guerre, de la vie dissipée et des longues absences de son époux n’effrayèrent pas son courage ; elle sut dominer les difficultés, remédier aux vœux du pays, et lui ouvrir une ère nouvelle de réparation et de prospérité.

Sa première préoccupation fut de gagner entièrement la confiance de René, et de le ramener aux religieuses pratiques de son enfance. Il ne lui fut pas difficile de remporter ce premier triomphe ; car il y avait une vraie puissance dans sa sérénité, ses aimables prévenances et cette égalité d’humeur qui ne se démentait jamais. Habituée au détachement, elle faisait volontiers le sacrifice de ses goûts pour se conformer aux désirs du prince, et acceptait ses idées toutes les fois qu’elles n’étaient pas contraires aux maximes de l’Évangile. « Jamais femme, dit le P. Duhameau, ne rendit plus d’honneur à son mari, tellement que c’était une partie de son soin de prévoir ses volontés pour prévenir ses commandements. » Le duc d’Alençon n’avait pas perdu la foi ; ses égarements en avaient obscurci dans son âme les bienfaisantes clartés : le retour à la régularité de la vie ne tarda pas à dissiper les nuages et à raviver les saintes croyances. Déjà, pendant les longues négociations du mariage, il avait commencé à rentrer en lui-même, à s’humilier de ses fautes, et à faire de bonnes œuvres pour obtenir le succès de ses démarchés. En 1484, il avait établi à la Flèche une maison du tiers-ordre de Saint-François ; en 1487, il fondait à perpétuité, dans l’église de Notre-Dame d’Alençon, une grand’messe quotidienne en l’honneur de l’Immaculée Conception. Marguerite n’eut pas de peine à obtenir d’un tel prince un retour complet aux préceptes de la religion. Les volontés des deux époux s’associèrent sans effort pour travailler au bonheur de leurs sujets ; leurs exemples firent sensation dans le pays ; les seigneurs les imitèrent ; les bourgeois et les ouvriers ne tardèrent pas à en ressentir la salutaire influence.

L’allégement des impôts, la bonne administration de la justice, le respect et la liberté de l’Église constituent trois éléments essentiels de la prospérité publique : tels furent les bienfaits que les nouveaux époux voulurent procurer aux habitants de leur duché.

Les malheurs du passé léguaient au présent de sérieux embarras ; des dettes considérables grevaient les domaines de la maison d’Alençon. Au lieu de demander à des impôts le paiement de ces dépenses, on eut recours aux économies, et une partie du revenu fut employée à solder l’arriéré.

Quant aux anciennes charges publiques, le duc cherchait en toute circonstance à en diminuer le poids. On a conservé une charte de René qui accorde aux habitants d’Alençon la faculté d’acheter et de vendre toutes sortes de denrées et de marchandises, moyennant un droit presque nul ; elle abolit aussi plusieurs impôts attachés à l’acquisition et à la transmission par héritage des maisons et autres propriétés de la ville et des faubourgs. Dans le préambule de cette charte, le duc remercie ses sujets de leur fidélité, il exprime l’intention « d’encourager de plus en plus en eux leurs bons vouloirs et loyautés, » et il déclare agir aussi « en faveur de sa très-chère et très-aimée sœur, compagne et épouse, qui pour les dits bourgeois et habitants l’a pour ce supplié et requis. »

Trois sortes de tribunaux différents concouraient à la distribution de la justice. C’étaient 1o les assises seigneuriales : elles se tenaient de six en six semaines, sous la présidence du bailli d’Alençon ou de son lieutenant général ; on se réunissait dans les chefs-lieux des châtellenies ; les juges étaient des seigneurs ou des hommes sages ; — 2o les plaids des vicomtes : ils s’assemblaient chaque quinze jours dans les châtellenies des vicomtés ; — 3o l’Échiquier, tribunal souverain jugeant en dernier ressort : il se composait de douze pairs ecclésiastiques et de vingt-deux laïques, se réunissait de loin en loin et se faisait suppléer par le conseil d’Alençon.

On parcourait successivement toutes les parties du duché, afin de mettre le droit à la portée de chacun et de faire plus sûrement prévaloir les réclamations fondées. Il semblait d’ailleurs y avoir dans le choix et ordinairement dans la gratuité des juges une garantie d’indépendance et d’impartialité. Cependant de graves abus s’étaient introduits dans cette branche si importante de l’administration. Des hommes incapables ou indignes avaient pénétré dans le sanctuaire des lois, et l’iniquité des arrêts excitait trop souvent et à trop juste titre les plaintes des justiciables. René résolut de mettre un terme à de si déplorables abus ; les hommes d’une conduite mauvaise, de sentiments douteux furent écartés ; des sujets instruits et irréprochables furent appelés à les remplacer. Une protection et des garanties nouvelles furent octroyées aux veuves, aux orphelins et aux pauvres.

L’entente entre l’Église et le pouvoir civil assure au clergé la liberté d’action si utile au succès de son ministère ; elle facilite tous les efforts tentés dans le but de faire aimer la vertu, et contribue à répandre dans les âmes la source la plus féconde de la paix et du bonheur. Depuis quelque temps, des conflits, des malentendus regrettables avaient troublé cette précieuse harmonie. Le duc se prêta de bonne grâce aux combinaisons proposées pour la rétablir. Les règles de la discipline furent remises en honneur, les lois de l’obéissance furent mieux observées ; les ordres religieux, encouragés et soutenus vinrent en aide aux efforts des prêtres séculiers, et tout sembla préparer à la foi de nouvelles conquêtes.

Marguerite, de son côté, ne négligeait aucune occasion de propager la connaissance de la doctrine chrétienne. Elle travaillait de tout son pouvoir à développer les associations qui réunissent sous le patronage d’un saint les ouvriers d’une même profession. Ces confréries étaient nombreuses dans le duché d’Alençon ; on en comptait dix dans l’église d’Argentan. Les couturiers et chaussetiers s’étaient placés sous l’invocation de sainte Barbe ; saint Servais protégeait les serruriers et menuisiers ; saint Crespin, les cordonniers ; saint Laurent, les cuisiniers, rôtisseurs et pâtissiers ; saint Yves, les gens de justice ; sainte Cécile, les musiciens ; sainte Madeleine, les boulangers ; saint Étienne, les drapiers et estaminiers ; saint Michel, les tanneurs ; saint Éloi, les maréchaux. Les confrères s’entr’aidaient dans les difficultés, ils se visitaient dans les maladies ; la fête du patron était une époque de réconciliation et de renouvellement. La prière réciproque adoucissait les épreuves de ce monde et abrégeait les expiations de l’autre. Ces institutions émanaient du principe de fraternité, dont on chercherait vainement l’application sérieuse en dehors de l’Église. Plus favorables, aux intérêts du peuple que les plus incontestables progrès matériels, elles l’habituaient à modérer ses désirs, au lieu de les surexciter sans pouvoir les satisfaire ; elles lui apprenaient à estimer sa condition, au lieu de la maudire. Elles portaient l’ordre dans le ménage, la joie dans la famille, inspiraient la confiance dans l’avenir, et préparaient à la vieillesse l’incomparable bienfait de l’espérance chrétienne.

Aussi Marguerite, toujours préoccupée du bonheur de ses sujets, bénissait-elle les diverses confréries de tout le bien qu’elles faisaient aux ouvriers. Elle concourait à la pompe de leurs fêtes, au soulagement de leurs malades, à l’attrait de leurs réunions, et savait leur témoigner son intérêt avec une délicatesse et une bonté qui en doublaient le prix.

Toutes les formes de la faiblesse et de la douleur avaient le privilége d’attirer sa sympathie ; elle aimait et cherchait avant tout les âmes ; mais elle était très-sensible aux souffrances physiques, s’attendrissait à leur aspect, et versait des larmes avec les affligés. De là, le charme qui s’attachait à ses paroles et à ses moindres démarches ; de là, l’enthousiasme provoqué par ses nobles qualités. Aussi, à chaque événement, on pourrait dire à chaque prétexte, la reconnaissance publique se produisait-elle au grand jour ; elle épiait en quelque sorte l’occasion de se manifester, comme ces liqueurs généreuses qui profitent des plus petites issues pour s’épancher du vase où elles sont renfermées.

Ainsi s’écoulèrent pour René et Marguerite quatre années d’une étroite et intime union. Dieu ne leur avait pas refusé le don de la fécondité. L’aîné de leurs enfants était né à Paris, et s’appelait Charles, du nom du roi Charles VIII, son parrain. Deux filles, Françoise et Anne d’Alençon, leur avaient été successivement accordées. Cette double existence, tendrement associée l’une à l’autre, offrait à tous un séduisant exemple : elle montrait aux sujets comme aux souverains la vraie piété assurant le bonheur de la famille, et procurait au peuple un gouvernement paternel. De longues années semblaient encore promises à ce mariage si simple dans sa grandeur ; mais la vie n’est-elle pas un passage ? et pour nous en détacher, n’est-il pas utile de recevoir souvent les sévères avertissements de la mort ? En 1492, la mort vint frapper à la porte du palais d’Alençon ; elle n’était pas seulement l’organe de la justice divine, c’était encore la messagère de la miséricorde. En déchirant les cœurs, en les séparant pour un temps, elle venait assurer leur réunion dans l’éternité ! À cette époque, René tomba malade ; au bout de quelques semaines, il ne fut plus permis d’espérer le retour de la santé. Rien ne lui manqua de ce qui devait le bien préparer au redoutable jugement. Il en connut d’avance les approches ; il reçut tous les secours de l’Église. Marguerite, navrée se montra plus forte que sa douleur ; elle lui suggéra les sentiments de l’espérance et de l’amour, elle l’assista jusqu’à la dernière heure et recueillit les plus touchants adieux. Elle conserva de ces suprêmes entretiens un triste mais consolant souvenir, et une impression profonde de confiance dans le salut de celui qu’elle avait perdu.


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