Charpentier (p. 77-81).



CHAPITRE VII


La sagacité du baron Jean lui faisait honneur : Véra avait son secret, son mystère. La jeunesse et la beauté, restées si merveilleusement intactes chez cette femme de quarante ans bien sonnés, s’expliquaient par une nouvelle vie d’amour, bâtie sur les ruines de son ancienne vie si correcte, si froide. Et lui qui l’avait jugée absolument incapable de sentiment ! Toute l’enquête que, discrètement, il faisait sur les années de Russie, ne lui apprenait rien. Véra avait été là fort courtisée, très entourée ; ses toilettes, ses allures, lui avaient valu mainte critique féminine, mais personne ne pouvait l’accuser de la moindre aventure ; sa vie semblait ouverte à toutes les investigations ; elle était charitable ; on savait que chaque année, avec la méthode qu’elle mettait à tous ses actes, elle prenait une forte somme sur ses revenus pour les pauvres.

Donc : sauf quelques légères excentricités, l’enquête tournait à sa plus grande gloire — de quoi l’aimable beau-frère enrageait fort.

Sa liaison avec Ivan durait cependant depuis de longues années. Elle datait de l’achat fait par Véra du grand tableau ; la sauvagerie du peintre, la tristesse de sa vie, sa fierté ombrageuse, avaient commencé par intéresser Véra, puis, heureuse de sentir enfin battre son cœur, curieuse de ses propres sensations, elle avait juré de se faire aimer. Cela semblait bien facile ; cependant le peintre se drapa dans sa pauvreté ; il avait peur des millions de la belle dame ; il sentait d’une façon exagérée le ridicule d’un homme pauvre, qui aime une femme trop riche. Il fallait qu’elle lui fît oublier les millions, le luxe de la ville, pour arriver à ses fins. Une saison de campagne dans un coin perdu, loin des connaissances importunes, arriva juste à propos. Véra avait, depuis sa froide jeunesse, cherché à connaître cette chose qu’on appelait l’amour ; elle savoura le fruit, et le trouva exquis.

Mais elle en usa avec son amour, comme un avare avec son or ; de retour à Pétersbourg les amants se virent rarement. Ivan, révolté de nouveau, se refusait à fréquenter ses salons ; elle n’insista pas ; personne ne soupçonna que le peintre dont on commençait à s’occuper un peu, laid, pauvre, solitaire, avait réussi là où tous les autres avaient échoué. Véra sentait qu’il fallait se faire pardonner, non seulement ses millions, mais les dix années qu’elle avait de plus que son amant ; il lui fallait être pour lui quelque chose de plus qu’une femme : un être à part, idéal, un peu mystérieux. Ivan, d’une nature concentrée et portée à l’enthousiasme contenu, l’adora comme elle voulait être adorée. Il ne se demandait pas si elle était belle, si elle était jeune : elle était elle-même ; cela suffisait. Les rares rendez-vous, les quelques rencontres fortuites, le jetaient dans une exaltation passionnée ; et les longues semaines de solitude se passaient en rêves. L’imagination faisait son travail inévitable ; Véra était devenue peu à peu une perfection vivante qu’il adorait à deux genoux ; les accès de franchise qui la prenaient quelquefois, où elle parlait d’elle-même avec cette curiosité froide qu’elle mettait à toutes ses études psychologiques, ne faisaient que l’effaroucher un peu, sans lui ouvrir les yeux.

Depuis six mois un changement s’était introduit dans leur vie. Ivan, dont la mère venait de mourir, désira revoir Paris ; Véra de son côté se souvint de la « ville qu’elle aimait » ; ils prirent le chemin des écoliers ; et perdus dans une villa aux environs de Naples, loin des importuns, ils connurent enfin la vie à deux. Véra prit en pitié les années déjà écoulées ; elle ne comprenait plus ses réticences, ses peurs de trop vite dépenser un trésor qu’elle estimait maintenant inépuisable. De plus, tout bas, elle se disait que les ans étaient venus, qu’il fallait chercher à jouir de son reste de jeunesse. Une femme de quarante ans n’aime plus comme une femme de vingt.

De son côté Ivan était changé, lui aussi. Il n’était plus le peintre presqu’ignoré qu’une grande dame était allée prendre par la main ; il était connu maintenant et commençait à être apprécié ; il ne lui fallait plus que l’estampille française pour passer grand homme. La distance entre sa belle maîtresse et lui était donc diminuée ; il la voyait de plus près, et la voyait mieux ; il était plus épris que jamais, mais un peu moins aveugle ; Véra se sentait trop sûre de lui à présent pour chercher à rester éternellement sur le piédestal où il l’avait placée ; un piédestal est très flatteur, mais on s’en fatigue un peu à la longue.

Ivan précéda Véra à Paris. Il la revit le soir du bal, et sentit une petite commotion désagréable, quand il vit une grande jeune fille présentée comme fille adoptive ; cette enfant de dix-sept ans vieillissait un peu la belle Véra. Ce ne fut qu’un éclair, mais plus tard il s’en souvint.

Il hésita longtemps avant de se décider à accepter le diner de famille qui devait l’introduire dans l’intimité du cercle de Véra. Le mensonge lui répugnait ; il était, comme elle le lui avait dit, fort mauvais acteur. Cent fois il fut sur le point d’écrire pour s’excuser, mais… il avait tant envie de la revoir ! Aussi le mardi, on introduisit auprès de madame la baronne, M. Ivan Nariskine, qu’elle reçut avec tous les égards dus au talent de l’éminent artiste. Elle, au moins, avait des dispositions incontestables de comédienne.