Charpentier (p. 65-76).



CHAPITRE VI


Ivan Nariskine, debout devant le tableau qu’il destinait au Salon, était absorbé dans une rêverie profonde. C’était un grand garçon, pas beau, comme l’avait dit Marca ; il y avait pourtant dans les yeux, très enfoncés sous l’arcade sourcilière, dans toute la physionomie, une expression de volonté, d’intelligence et d’individualité qui rachetait bien la rudesse des traits.

Son atelier n’était pas un de ces réduits charmants, tenant de la serre chaude par des massifs de belle verdure, du boudoir par les jolis riens que les femmes aiment à regarder, par des divans bas et moelleux, par des fleurs semées partout, où nos peintres à la mode produisent leurs charmants petits tableaux, d’un fini exquis et qui disent si peu de chose à l’intelligence. L’atelier d’Ivan était tout bonnement un atelier ; on sentait que l’artiste y travaillait avec acharnement ; un certain désordre y régnait, des contrastes bizarres s’y faisaient sentir. Rien qu’à voir son chevalet en bois blanc, son poêle à bon marché, puis à côté un superbe tapis d’Orient pas encore mis en place, quelques vieilles tapisseries clouées aux murs, on devinait que le peintre avait connu la pauvreté, qu’il commençait à gagner de l’argent ; et les premiers objets de luxe qu’il se permettait se trouvaient comme dépaysés au milieu des restes d’une vie de privations.

Le tableau qu’il étudiait avec une attention si profonde était presque terminé. Le sujet était très simple, comme tous les sujets qu’il choisissait ; c’était un intérieur d’atelier, un atelier, non pas comme le sien, mais un vrai fouillis de belles choses : bahuts sculptés, meubles de la Renaissance, draperies merveilleuses, bibelots de tous les genres. Une lumière douce et tamisée glissant sur tout cela se concentrait sur le modèle qui posait. Le peintre, un superbe garçon en costume moderne de travail, semblait très attentif à son petit tableau, qu’on devinait, rien qu’à voir sa façon de tenir les pinceaux, bien proprement travaillé, pourléché, blanc et rose : une jolie porcelaine. Le modèle, une enfant de quinze ans, à moitié nue, était une merveille d’exécution ; elle posait, sans songer à autre chose, elle faisait son métier ; on sentait qu’elle avait un peu froid ; les tons de la chair étaient rendus avec une vérité parfaite ; c’était la vie même ; la tête, fort jolie, d’une beauté un peu maladive, disait toute l’histoire de la misère de Paris ; elle méritait mieux que ce qui lui était tombé au sort ; il y avait dans ses yeux attachés sur le visage du peintre — visage d’une régularité banale, — une expression de résignation douloureuse. Elle était encore si jeune, qu’elle souffrait de se montrer ainsi à ce beau garçon qu’elle aurait pu aimer… mais on a un métier, et on le fait ; il faut bien gagner sa vie. Il paraît qu’on s’y fait vite… Pas loin de la jeune fille, se tenait la mère, tricot en main ; là le « naturalisme » dans le bon sens du mot, se faisait sentir ! c’était un poème à elle seule que cette femme ; tout y exprimait son caractère, depuis le châle fripé, noué par derrière, jusqu’aux rides du visage sordide. — Quand on a une fille, belle comme cela, c’est pour en tirer profit ; elle-même a été modèle dans le temps, et sait que le métier est bon ; mais la jeunesse est difficile à conduire, et elle ne tient pas à voir sa fille s’émanciper comme tant d’autres, planter là sa mère, et s’en aller courir la prétentaine. — On y gagne aussi, il est vrai, mais c’est pour soi, alors, et on gaspille sans songer qu’on a des devoirs de famille — des devoirs sacrés — à remplir. Le cliquetis des aiguilles à tricoter devait dire tout cela, dans le silence de l’atelier.

Ivan avait fait ce tableau avec amour ; les trois figures, demi-nature, ressortaient bien, les yeux allaient tout de suite à elles, mais tous les accessoires aussi étaient traités de main de maître. Il lui avait fallu un véritable courage pour les maintenir bien à leur place, comme accessoires ; il avait dépensé des semaines d’un travail acharné dans certain coin du tableau, perdu dans la pénombre. Il n’était pas mécontent de son œuvre ; c’était ce qu’il avait fait de mieux jusqu’à présent ; son talent, un peu rude, très original, s’assouplissait enfin ; le coloris devenait vraiment harmonieux, sans ces transitions violentes du clair brutal au noir intense, auxquelles il se laissait aller quelquefois ; les tons laiteux, les demi-teintes douces et lumineuses, il avait fini par s’en rendre maître.

Il songeait, tout en étudiant son tableau, à ses débuts difficiles, à la lutte acharnée qu’il lui avait fallu livrer, non seulement contre la vie, mais encore contre lui-même ; il se rappelait ses premières tentatives : une peinture rude et heurtée qui ne plaisait pas, et qui ne pouvait plaire. Il avait encore dans les oreilles les plaintes de sa mère, veuve et sans fortune, qui lui reprochait de prendre un métier de meurt-de-faim, tandis que dans l’administration où son père avait été petit employé, on aurait consenti à le prendre pour y remplir la même place. Qu’elles avaient été tristes ces années d’adolescence ! Il lui avait fallu une foi bien robuste en sa vocation pour ne pas succomber. Comment faire comprendre aux autres que dans ces ébauches grossières il y avait du talent ? Puis enfin un personnage influent, désireux de protéger toute promesse de talent dans ce dur pays du Nord où les arts s’acclimatent difficilement, lui avait procuré une petite pension et l’avait envoyé étudier à Paris. Là encore il n’avait guère eu de succès ; un étranger reste bien longtemps un étranger dans la grande ville ; quand la mode s’en mêle, ce titre même est un attrait de plus pour la foule avide de nouveautés, mais jusqu’à ce qu’elle ait parlé, l’intrus se fait difficilement une petite place au soleil ; il y a tant de concurrents !

Ah ! que tout cela avait été dur ! Il avait mené une vie d’ascète, travaillant avec acharnement, avec rage, comme une chanteuse douée d’une voix forte et vibrante, mais difficile à manier, et qui pour l’assouplir doit faire dix fois plus de gammes qu’une autre. Tout le bonheur débordant de la jeunesse avait passé à côté de ce grand garçon maigre, gauche, qui ne savait pas le prendre au vol ; les femmes se moquaient de lui, et il passait son chemin, triste et seul. En Russie, où il avait fallu retourner, une fois sa pension achevée, le succès lui était enfin venu. Un tableau, — celui qui se trouvait dans la galerie de la baronne Véra, — avait obtenu, au Salon de Paris, un succès inattendu, qui avait mérité à son auteur l’attention de ses compatriotes. Puis…

Il en était là de ses réflexions, quand on frappa à la porte.

— Entrez ! cria-t-il, croyant à une visite de modèle.

Il y eut une petite hésitation, puis un joli frou-frou de soies et de jupes ; il se retourna vivement, et un éblouissement le força à s’appuyer contre un meuble. Un instant après il était aux pieds de la femme qui venait d’entrer ainsi — à deux genoux, comme un dévot devant la madone, les yeux levés, les lèvres murmurantes :

— Ma reine ! ma reine !… Il ne pouvait dire que cela.

C’était la baronne Véra de Schneefeld.

— Grand enfant !

Elle riait, en lui disant du geste de se lever, mais il y avait un frémissement presqu’imperceptible de ses lèvres, un feu dans ses yeux ; elle était heureuse, elle se savait gré à elle-même d’être émue.

— Il y a si longtemps… murmurait le peintre, baisant les petites mains, dégantées exprès.

— Eh bien, et hier soir ?

Ils étaient assis maintenant, l’un contre l’autre au milieu du désordre de l’atelier.

— Cela, c’était le supplice. Vous voir ainsi au milieu de votre splendeur, entourée de tous ces hommes qui dévoraient votre beauté des yeux, qui avaient, plus que moi, le droit de vous approcher. Perdu dans la foule, j’ai souffert des tortures… Ah ! Véra, que je hais votre richesse, que je voudrais vous arracher vos diamants ; que je vous voudrais pauvre, seule au monde, car alors seulement vous seriez à moi, vraiment à moi…

— Ingrat !

Elle se laissait aller, posant la tête sur son épaule, l’enveloppant de son regard comme pour lui prouver qu’il n’y avait aucune barrière entre eux : elle restait très maîtresse d’elle-même toutefois.

Elle se leva brusquement et se mit à examiner l’atelier. Ivan restait à sa place, ivre, l’appelant du regard. Comme elle ne répondait cas à cette supplication muette, il continua sa plainte :

— Me laisser vivre si longtemps sans vous, ne me donnant que quelques lettres par-ci par là ! vous voulez donc me rendre complètement fou ?

— Peut-être, fit-elle avec un petit rire ; elle ajouta : — Que vous êtes donc mal ici, Ivan, vous ne savez pas vous arranger un intérieur, vous qui arrangez si bien celui des autres. Mon hôtel est charmant, — tel que je l’avais rêvé. Tous mes compliments, mon cher.

Elle disait cela légèrement, allant et venant, faisant une grimace au chevalet en bois blanc, approuvant de la tête les draperies nouvellement arrivées, jetées au hasard.

— Il y a une petite différence entre nous ; vous êtes horriblement riche — et moi je suis pauvre. Ah ! mon Dieu, c’est bien simple.

— Il ne faut pas trop en vouloir à ma richesse, Ivan : si j’avais été pauvre, serais-je allée un beau jour vous acheter un tableau là-bas à Pétersbourg ! Vous vous rappelez, n’est-ce pas ? Que vous étiez donc triste dans ce temps-là, mon pauvre Ivan — et mal peigné ! — Elle riait toujours, lui donnant, en passant, sa main à baiser, mais refusant d’un signe de reprendre sa place sur le canapé. — Voyez-vous, il ne faut pas dire de mal de mes millions, je les traite avec infiniment de respect moi-même, et je leur suis très reconnaissante ; j’ai été pauvre, vous le savez, et je hais la pauvreté. Je la hais avec bien plus de férocité que vous ne haïssez mes diamants.

— Sans vos millions, vous seriez ma femme, répliqua Ivan très sombre.

— Bah ! la belle avance ! Vous prendriez l’habitude de me voir en robe de chambre, à côté du feu, reprisant vos chaussettes, et me plaignant que la viande est hors de prix. Croyez-m’en, vous êtes artiste, et malgré toutes vos belles colères, les accessoires jouent un rôle considérable dans tout ensemble. Quand vous me voyez, je me fais belle pour l’occasion, je mets toutes mes petites coquetteries en jeu pour vous plaire. Sans vous en douter, peut-être, vous aimez beaucoup de choses en ne croyant aimer que moi. Votre femme… Elle était à ses côtés maintenant, les mains sur ses deux épaules, les yeux dans ses yeux. — Est-ce que je ne suis pas votre femme ? Est-ce que je ne t’appartiens pas, mon bien-aimé ? Est-ce que je ne t’adore pas ?

— Alors… reste !

— Je ne le puis aujourd’hui : on m’attend en bas, Marca et Claire sont dans la voiture.

Ivan bondit :

— On vous attend ? On sait que vous êtes ici ? mais c’est de la folie !…

— C’est tout le contraire ; seulement il ne faut pas que je reste trop longtemps. Est-ce qu’on songerait à soupçonner une femme d’être chez son amant, quand deux jeunes filles l’attendent paisiblement à la porte ? D’ordinaire les femmes se perdent par trop de prudence. Ici, tout est simple : on me présente un peintre de génie ; n’est-ce pas que j’avais bien combiné cela ? — Mais que vous êtes donc mauvais acteur, Ivan ! Je possède déjà une toile de ce peintre, et je désire avoir un pendant. Il me vient une idée charmante ; ce peintre fait des intérieurs ravissants ; j’ai horreur des portraits tels qu’on en voit partout ; mais je désire poser comme modèle, ma fille d’adoption à côté de moi. Mon peintre arrangera le groupe, avec la simplicité et le charme qui le distinguent. Pour causer de tout cela, je monte chez lui, je l’invite à dîner, — c’est pour mardi — et comme cela, sans donner l’éveil, il entre tout doucement dans l’intimité de la famille. Il lui faudra beaucoup de séances, car c’est un peintre consciencieux ; le tableau ne sera qu’ébauché au moment d’aller à la campagne ; il nous accompagnera… Quoi de plus simple ?…

— Vous voir toujours entourée ! Vous l’avez dit, Véra, je suis mauvais acteur ; hier soir j’ai failli tout perdre ; cette petite fille me regardait avec ses grands yeux étonnés… Non, je ne puis — il me faut autre chose ! je vous veux pour moi tout seul, loin du monde…

— Nous nous verrons, soyez tranquille, j’ai tout combiné.

Il semblait réfléchir.

— Qu’est-ce que cette fille d’adoption, cette Marca à la mine éveillée ?

— Une orpheline que j’ai recueillie…

— Vous ne m’en aviez pas parlé.…

— Je ne vous parle pas non plus de mes autres charités, je pense. Du reste, à dire vrai, je l’avais un peu oubliée — mon banquier soldait les notes de pension, et pendant ces dernières années je pensais à autre chose, Elle vous déplaît ?

— Tout ce qui vous approche de trop près m’irrite : vous l’aimez beaucoup ?

— Moi ? nullement ; elle m’amuse, comme tous les autres ; je tire des ficelles, et je vois danser les pantins qui m’entourent ; je suis née spectatrice : je me donne bien en spectacle à moi-même !… Et ce spectacle n’est pas le moins curieux, je vous assure.

— Je n’aime pas à vous entendre parler ainsi.

— Mon cher, je m’appelle Véra, et je cherche à ne mentir ni aux autres, ni à moi. — Il est très bien, votre tableau, vous y avez beaucoup travaillé depuis Florence…

Elle l’examinait avec attention, tout en parlant… Il était maintenant à côté d’elle.

— Je veux que vous ne rougissiez pas trop de moi.

— Et moi je veux que vous fassiez pâlir les œuvres de tous ces Français vaniteux qui vous ont fait souffrir par leur dédain ; il leur est venu un maître du Midi, je veux qu’ils en reconnaissent un autre venant du Nord.

Alors elle lui fit quelques critiques très sensées, en femme qui connaît par cœur le fort et le faible du peintre qu’elle aime : il fallait une petite note de couleur vive, là dans ce coin où se trouvaient jetés les vêtements du modèle ; vêtements communs contrastant avec les oripeaux brodés qui drapaient la jeune fille ; elle lui dit de mettre une plume rouge à la toque ; elle lui montra que les souliers, jetés l’un sur l’autre, semblaient sortir de chez le cordonnier, qu’il fallait leur faire garder l’empreinte du joli pied… et d’autres petits détails qui avaient leur prix. Alors elle se dirigea vers la porte.

— Déjà ?

— Il y a une demi-heure au moins que je suis ; ici, et savez-vous ce que Marca m’a dit quand je lui ai annoncé où j’allais : « Prenez garde, marraine, ce monsieur est amoureux de vous. » Elle en sera sûre si je reste plus longtemps. Donc, à mardi — c’est entendu ?

— Encore un moment. M’aimez-vous, Véra, ou regardez-vous mon amour en spectatrice ?

Elle s’arrêta, et avec une grâce exquise elle se glissa dans ses bras.

— Je t’aime, Ivan, je t’aime ! Le crois-tu enfin ?

Puis, vite elle se sauva.