Charpentier (p. 82-100).



CHAPITRE VIII


— Cela ne vous amuse pas beaucoup de poser, Mademoiselle ?

Ivan Nariskine, qui faisait un bout de croquis d’après Marca, s’arrêta tout d’un coup dans son travail ; il avait été tellement absorbé, commençant enfin à voir le tableau qu’il devait faire, qu’il n’avait pas remarqué tout d’abord les signes d’impatience de la jeune fille. Marca se tenait d’abord sur un pied, puis en changeait, tournait la tête, soupirait, et alors se mettait tout doucement à fredonner un air de ballet entendu la veille à l’Opéra, en allongeant le cou pour mieux apercevoir un groupe à l’autre bout du jardin d’hiver, — enfin, se montrait le plus détestable modèle possible. Quand Ivan baissait la tête, tout appliqué à crayonner, elle lui faisait une petite moue d’enfant gâtée, qui ne s’effaçait pas complètement au moment même où les yeux de l’artiste se relevaient vers elle.

— Ah ! non, cela ne m’amuse pas ! répliqua-t-elle avec une franchise comique qui le fit sourire.

Marca n’était pas du tout, comme sa cousine Laure, un bel exemple de jeune fille bien élevée ; elle était d’une franchise désespérante qui amusait sa marraine, de façon qu’elle ne s’en corrigeait pas ; elle avait aussi une manière fière de regarder les gens bien en face, qui scandalisait la grosse Amélie et sa fille aînée.

— Vous devez bien me détester, reprit le peintre ; dès la première fois où nous nous sommes trouvés ensemble, j’ai été un vrai trouble-fête.

À ce moment, Véra quittant l’autre groupe, dont les rires et les propos agaçaient si bien l’impatiente jeune fille, vint regarder ce que faisait l’artiste.

— Vous avez entrepris là, je crois, une tâche à peu près impossible, M. Nariskine ; Marca ne sait pas ce que c’est que la tranquillité.

— Aussi vais-je lui rendre la liberté, dit-il en souriant.

— Je peux m’en aller — vrai ?

Sur un signe du peintre, elle partit comme une flèche, et deux instants après son rire perlé se mêlait aux autres rires. Le beau Maxime était fort en train ce jour-là.

Véra s’assit auprès d’Ivan, et en les voyant ainsi, on eût dit qu’elle prenait un intérêt extrême à ce tableau, dont elle avait suggéré l’idée ; leurs têtes se rapprochaient et le dessin, maintenant étalé sur une table, servait de prétexte fort plausible à ce rapprochement.

Ce jardin d’hiver était bien un endroit idéal pour un artiste ; aucun atelier ne pouvait donner un jour plus splendide, une lumière plus vive et plus douce, qui enveloppât mieux les personnages, et fît mieux valoir les tons de la chair sans donner d’ombres trop noires. Puis, tout y était beau et comme disposé d’avance pour satisfaire aux exigences du peintre. Au centre s’élevait un magnifique palmier, aux larges feuilles pareilles à des mains de géant ; de petites allées, pratiquées au milieu de la verdure exotique, se perdaient mystérieusement, et donnaient l’impression de l’étendue et du lointain. On avait autant que possible ôté toute régularité à ce coin ravissant ; ici un massif de camélias en fleur arrêtait la vue, d’un autre côté des plantes basses, — bégonias aux feuilles tachées de rouge, dracenas raides et comme taillés dans du métal — mises en pleine terre, laissaient voir tout au fond une petite fontaine murmurante ; l’eau sortait d’un rocher et se perdait au milieu de nénufars aux feuilles étalées ; le bord était caché par des gazons, des cheveux de Vénus ; des mousses émaillées de fleurs microscopiques.

Ivan ne commençait jamais une œuvre sans l’avoir profondément méditée ; il était lent à se décider, faisant beaucoup de croquis, changeant, ajoutant, retranchant, ne regardant aucun détail comme insignifiant ; puis, enfin, le jour où il se sentait sûr de lui-même, il se mettait au travail avec un acharnement plein de patience, sachant d’avance qu’il avait beaucoup de difficultés à vaincre, mais bien résolu à la lutte. Ce moment n’était pas encore arrivé pour son tableau de la serre ; d’ordinaire ses toiles comportaient peu de personnages ; ici, il fallait en grouper un assez grand nombre. Véra tenait à se faire entourer de toute la jeunesse, ne voulant pas exclure les enfants de son beau-frère. On avait à peu près arrêté le plan d’un thé dans la serre : Véra à demi étendue sur une causeuse très basse, et Marca faisant les honneurs du samovar ; on n’avait pas encore trouvé les attitudes du beau Maxime et de ses deux sœurs.

Peut-être Ivan se pressait-il encore moins que d’habitude : son tableau du Salon était complètement terminé ; il avait pris son atelier en horreur, maintenant qu’il n’y travaillait plus que par boutades. Il se permettait toujours entre deux travaux un temps de flânerie, généralement consacré à un voyage. Cette fois-ci le but de son voyage était ce merveilleux jardin d’hiver, et chaque jour il y découvrait quelqu’attrait nouveau. Il commençait à sentir moins vivement le mensonge de tous les instants qu’il lui fallait s’imposer ; il devenait un peu meilleur acteur.

Sa fierté ombrageuse s’adoucissait. Dans l’atmosphère de la serre, alourdie par les effluves de toutes ces plantes en croissance, par de fortes senteurs de fleurs exotiques s’entre-croisant dans l’air chaud et humide, il y avait quelque chose qui détendait les nerfs, qui faisait qu’on parlait volontiers à voix basse, avec des intonations un peu traînantes, et les choses qu’on se disait ainsi se ressentaient de l’air capiteux dans lequel on les disait.

Tout à coup il se fit un brouhaha :

— On ne vous dérange pas ?… Non. Ma petite Fée et moi avons devancé votre domestique… Vos salons donnent sur ce jardin d’hiver, on y arrive tout de suite ! Que vous avez raison de vous y tenir — un petit coin des tropiques sous notre triste ciel du Nord, qui donc disait cela l’autre jour ? — J’ai une mémoire ! Vous allez toujours bien, chère baronne ? Non, voyez-vous, vous êtes trop belle — il faut que je vous embrasse ! Quand on est belle comme cela, on mérite bien de la patrie, comme qui donc déjà, avec sa marmaille ? — Et les petites, qu’en faites-vous ? — Ah ! là-bas avec le beau Maxime, je vois. — Allons, Laure, Marca, Claire !…

C’était un tourbillon, une avalanche de paroles dites avec une vitesse qui tenait du prodige. Véra avait tressailli un instant quand la comtesse de Vignon avait fait irruption dans la serre, mais elle s’était remise sans que celle-ci, un peu myope, et surtout très occupée d’elle-même, de sa prodigieuse toilette, de sa petite fille, de son mari qui suivait à la distance imposée par une traine de robe, eût remarqué autre chose qu’une consultation artistique ; elle était du reste au courant du projet de tableau. Tandis que madame de Vignon et son mari échangeaient des poignées de main avec toute la jeunesse accourue au son de voix éclatant de la comtesse, la petite Fée, autrement Félicité, un amour d’enfant de trois ou quatre ans, aux longs cheveux dorés, flairant l’odeur de certains petits gâteaux posés sur la table, se tenait sur la pointe des pieds, pour se hausser jusqu’au plateau.

— Voilà ce qu’il nous faut — voilà ce que nous cherchons depuis si longtemps, le véritable lien entre mes deux groupes ! s’écria Nariskine, montrant à la baronne l’enfant ainsi posée, et vite il saisit son crayon pour fixer un mouvement ravissant qu’il n’eût pas retrouvé facilement. L’enfant, très absorbée, continuait son petit manège, rassurée par le bruit des voix ; mais la table était légère ; l’enfant s’appuya trop fortement et tout dégringola, bébé, table, gâteaux, dessins, avec force cris. On en fut quitte pour la peur, et mademoiselle Fée, bientôt assise au milieu des ruines, ramassait les petits fours. Tout le monde approuva l’idée du peintre ; les parents, très flattés, donnèrent leur consentement ; la comtesse par un flot de paroles inutiles, le comte par un signe de tête.

Le comte, peut-être pour se distinguer de sa femme, parlait peu et très lentement, ne prononçant presque pas ; il avait tellement le genre anglais — ou ce qu’il prenait pour tel — qu’il en avait à peu près contracté un accent britannique, avec une hésitation de la voix, un « aoh, aoh » qu’il croyait de rigueur comme son carré de verre dans un œil, ses épingles de cravate à la jockey, ses vêtements suivant la coupe de Londres. Il avait été terriblement coureur dans sa jeunesse ; il s’était usé vite, et avait mangé sa fortune très bêtement. Alors sa mère, une vieille femme rusée, qui, pour le repos de ses semblables, avait enfin été retirée de cette vie, l’avait marié ; elle lui avait trouvé une petite bourgeoise très riche, qui grillait d’envie de s’appeler comtesse.

La jeune madame de Vignon, douée d’une perspicacité rare, aidée aussi par une police domestique bien payée, car pour elle tous les moyens étaient bons, avait convaincu son mari, dès les premières années de leur mariage, de certaines infidélités qu’elle lui fit payer cher ; ce n’était que scènes, attaques de nerfs, menaces de se retirer chez sa mère avec ses enfants ; elle mettait tout le monde dans ses confidences ; les coups de canif dans le contrat du comte devenaient légendaires. Enfin elle découvrit un beau jour qu’il avait fait des dettes ; elle paya comptant, se drapa dans son héroïsme, et garda la clef de la caisse. On n’entendit plus parler des coups de canif ; le comte était maté. C’était un mari modèle ; il promenait ses filles, faisait des visites avec sa femme, suçait sa canne, et ne s’émancipait que fort rarement. Madame de Vignon avait procédé comme les grands capitaines devant les places fortes ; elle avait coupé les vivres, affamé l’ennemi, et enfin elle n’avait accepté qu’une capitulation sans conditions.

On se dispersa un peu en faisant le tour du jardin d’hiver, que madame de Vignon remplissait de son caquetage. Le baron Jean et sa femme étaient venus se joindre au reste de la famille ; on était assez nombreux et tout naturellement les groupes s’éparpillaient.

Il arrivait souvent dans ces occasions que Maxime et Marca s’isolaient un peu des autres. Le jeune homme, tout en se disant qu’il n’était pas amoureux de cette « petite fille », ne s’ennuyait nullement auprès d’elle. Marca cachait mal ce qu’elle ressentait. Il lui semblait naturel d’aimer Maxime, qui était beau, jeune, qui certes semblait avoir été mis là par une providence attentive, tout juste pour devenir son mari ; d’autres le pensaient comme elle et sa marraine leur ménageait des petits tête à tête, leur souriait d’un sourire moitié moqueur moitié bienveillant, comme une personne qui s’amuse d’une innocente amourette et l’encourage.

— À quoi pensez-vous, petite cousine ?

Marca, très bavarde par moments, se laissait facilement aller à des silences rêveurs, n’ayant pas encore appris cet art mondain qui consiste à parler toujours, qu’on ait quelque chose à dire ou non, à tenir ouvert un robinet de conversation. Ils se trouvaient dans un coin ravissant du jardin ; de grands bambous de l’Inde aux tiges pressées, des palmiers aux larges feuilles étalées les unes sur les autres masquaient la vue, un grand magnolia en fleurs leur jetait des bouffées de parfum enivrant, et, cachée dans la verdure, la petite fontaine murmurait tout bas. Les voix s’éteignaient, car Véra avait invité ses amis à prendre le thé au salon.

— Je pensais, dit Marca, levant ses yeux francs et sérieux comme des yeux d’enfant, je pensais que le paradis devait ressembler à ceci.

— Et moi, à Adam — dites, ma jolie Eve ?

C’était une banalité toute prévue, qui ne voulait rien dire du tout, mais la jeune fille sentit le sang lui monter au visage et ses yeux se baisser ; Maxime, qui ne désirait pas être pris trop au sérieux, continua en badinant :

— Mais vous avez des cheveux noirs et frisés, des cheveux de rebelle, tandis qu’Ève était blonde comme les blés, si nous en croyons MM. les peintres qui, à ce qu’il paraît, jouissent de révélations particulières à ce sujet. Savez-vous pourquoi on associe toujours l’innocence avec les cheveux blonds ? Si j’avais à donner un corps à cette idée fort abstraite, je vous prendrais comme modèle, comme vous étiez tout à l’heure, les yeux levés, songeant au paradis. Je vous compare aux autres jeunes filles que je vois, et je vous trouve, bien plus qu’elles, d’une innocence terrible !

— Terrible ? fit Marca.

— Oui ; vous n’avez peur de rien ; vous avancez dans la vie, dont vous ne voyez que les dehors, avec une hardiesse tranquille qui fait trembler ; tout vous semble simple et facile — tandis…

— Je ne comprends pas. Je suis heureuse, voilà tout. Songez donc, mon histoire n’est-elle pas comme un conte de fée ? Je ne sais qui je suis, et ne m’en soucie guère ; je me sens protégée par un pouvoir merveilleux, tous mes souhaits sont comblés, je ne vois que de jolies choses ; je vis dans un enchantement continuel, tout le monde me gâte ; quand je ris, c’est me dit-on, que j’ai un « charmant caractère ! » si par hasard je songe un instant à des choses tristes, aux circonstances de ma naissance par exemple, c’est que je suis une « âme d’élite ». C’est très agréable tout cela. Comment voulez-vous que je ne sois pas heureuse ? Et le bonheur donne cette hardiesse tranquille que vous trouvez en moi et qui vous… déplaît ?

Elle ajouta ces derniers mots d’une façon hésitante : cela voulait dire « je ne veux être que ce que vous désirez que je sois. » Maxime en fut un instant touché ; c’était très gentil d’être aimé aussi ingénument.

— Qui ne me déplaît en aucune façon — au contraire !

Et lui prenant les mains, il les porta toutes deux à ses lèvres. Le beau Maxime ne pouvait pas se trouver auprès d’une femme sans lui faire un peu la cour. C’était plus fort que lui. Marca devint très pâle, et doucement retira ses mains. Cependant elle ne songeait pas à fuir.

— On vous cherche partout !

La baronne Amélie se trouvait devant eux ; elle avait tout vu, et sa voix dure, ses petits yeux méchants disaient assez qu’elle n’était nullement disposée à jouer le rôle de bonne mère, bénissant une union heureuse. Marca, qui sentait en elle une ennemie, rassembla toutes ses forces, et, souriante, dit :

— Nous comptions bien nous diriger vers la table de thé — j’adore le thé — prenez-vous mon bras, chère tante ?

— Merci, j’ai un mot à dire à Maxime. — Et elle lui tourna le dos. Marca s’éloigna laissant la mère et le fils ensemble ; Maxime avait l’air moins crâne que tout à l’heure,

— Qu’y a-t-il donc, maman ? fit Maxime qui détestait les scènes.

— Il y a que je n’en veux pas, tu entends ? je n’en veux pas, moi ! Ton père a je ne sais quelles idées saugrenues en tête, mais quant à moi, je te déclare que jamais je n’accepterai cette enfant du ruisseau comme ma belle-fille, jamais, jamais !

— Bah ! Si on lui donne quelques millions.

— Ces millions te reviendraient de droit, à toi et à tes sœurs, si cette créature ne se trouvait pas là. Puis, ces choses-là, vois-tu, ne se raisonnent pas ; je la déteste ! Plus Véra la met en avant, plus j’espère un jour la voir misérable, perdue, dans la boue, pour laquelle elle est faite !

— Voyons, mère, à quoi bon se mettre en colère ? D’abord, de ce que je lui dis qu’elle est gentille, il ne s’en suit pas que je doive l’épouser. Je n’ai aucune envie de me marier, seulement j’ai diablement besoin d’argent !

— Qu’est-ce que tu peux bien faire de tout l’argent qu’on te donne ?

— Je le dépense, parbleu ! C’est ridicule ce qu’on me donne ; il me faudrait un appartement à moi — est-ce assez absurde, un grand garçon comme moi qui demeure « chez papa» ! Oh ! je ne suis pas exigeant, je ne demande pas un hôtel ; un tout petit pavillon me suffirait, j’en ai un en vue…

— Mais je ne t’aurais plus du tout, alors !…

Et les grosses joues d’Amélie se couvrirent de larmes.

— Avec cela, que tu me vois beaucoup maintenant !

Maxime était de mauvaise humeur ; il coupait les feuilles avec sa badine, et ne se sentait pas le moins du monde touché par cette douleur maternelle. La baronne resta quelques instants silencieuse, puis elle dit brusquement ;

— Si tu as besoin d’argent, pourquoi ne pas en demander à ta tante ? elle a dévalisé la famille ; elle peut bien laisser ramasser les miettes du festin ! quant à ton père, il est inutile de lui rien demander — je ne peux même pas lui faire payer ma couturière !

Pendant que la baronne donnait ce bon conseil à son fils, Véra se trouvait aux prises avec le baron Jean ; il lui avait demandé un instant d’entretien, pendant que les autres se groupaient autour du samovar.

— Oui, ma chère Véra, comme je vous le disais, c’est une période pleine d’angoisses pour des parents ; j’en perds le sommeil : marier une fille est chose si grave !

— Et si coûteuse.… ajouta Yéra en cherchant à fixer le regard fuyant de son beau-frère.

Elle entrevoyait ce qui l’attendait, et se résigna d’assez bonne grâce. D’avance elle savait très bien ce qu’elle comptait faire ; on lui avait déjà dit qu’il était question pour Laure du « petit des Granges », comme on l’appelait ; c’était un jeune homme assez insignifiant, mais vicomte, mais riche, mais ayant des espérances. Laure ne l’avait encore vu qu’en photographie ; l’affaire était pourtant bien en train ; restait la question de la dot qu’on trouvait mince, étant donné le train de maison du baron Jean.

Véra le laissa manœuvrer, s’amusant de sa tactique qu’il croyait habile, et que sa clairvoyante belle-sœur trouvait un peu enfantine. Aux jérémiades succédèrent les insinuations, aux insinuations certains retours au passé, des allusions aux droits de la famille… Véra souriait toujours ; ce jeu l’amusait. Enfin elle en eut assez, et annonça sa résolution : doubler la dot de Laure, ce qui lui mettrait un joli petit million entre les mains. Jean réfléchit un instant, puis il dit :

— Dans ces conditions-là, je pense que nous pourrons continuer les négociations déjà commencées. Votre esprit de justice vous poussera, sans aucun doute, à faire pour les deux autres ce que vous voulez bien faire pour Laure.

— Je ne m’engage à rien — mais c’est probable. Quant à Maxime, j’ai mes vues sur lui.

À ce moment, Maxime s’approchait du groupe et saisit les derniers mots.

— Quelles vues, chère tante ? — Son père se leva, lui laissant une place dont il n’avait plus que faire. Maxime avait des petites façons moitié galantes avec Véra, qui amusaient fort cette dernière ; elle avait un faible pour ce joli garçon simplement parce qu’il était joli garçon, et gai ; elle ne se faisait du reste aucune illusion sur sa valeur morale ou intellectuelle.

— Est-ce qu’on peut causer sérieusement avec un être frivole comme toi ? Allons, raconte-moi des cancans, quelque aventure bien drôle, pour me faire oublier la passe d’armes que je viens d’avoir avec ton père — il n’est pas divertissant, ton père…

Elle se faisait la confidente des fredaines du jeune homme, en riait aux éclats, et finissait généralement par lui donner de quoi les payer. Maxime trouvait bien qu’elle s’y prenait d’une façon un peu originale pour former le mari de sa fille d’adoption, mais comme il laissait volontiers l’avenir dans une pénombre peu gênante, il se prêtait facilement au caprice de sa jolie tante, qui bientôt le connut à fond.

Cette camaraderie de Véra et de Maxime irritait singulièrement Ivan Nariskine. Il ne savait rien prendre à la légère : se souvenant de sa jeunesse austère, il jugeait avec une sévérité implacable les folies banales de ce jeune parisien ; ce travailleur méprisait ce flâneur. Aussi, tout en jouant avec la petite Fée, il suivait des yeux les mouvements du jeune homme qui s’était jeté sur un coussin aux pieds de la baronne ; les éclats de sa voix venaient le troubler. Enfin il ne se contint plus. Fée s’était glissée de ses bras pour aller chercher des bonbons que Marca lui faisait voir, et il se leva sans qu’on y fît grande attention. Au moment où il approcha, Véra passait un papier cassant et bleuâtre à son neveu, qui le prenait comme Fée prenait les bonbons. Alors, lui aussi, ayant obtenu ce qu’il désirait, céda la place. Ivan s’assit auprès de son amie ; il était très sombre. Véra ne semblait plus la même ; le sourire moqueur avait disparu, elle semblait lasse.

— C’est bien écœurant, fit-elle à demi-voix, mais c’est assez drôle tout de même.

— On dirait que vous avez juré d’avilir tout ce monde, de le rendre plus méprisable qu’il ne le serait autrement. Pourquoi donnez-vous de l’argent à ce jeune imbécile ?

— Pour qu’il le mange avec des filles — ça l’amuse.

— Et c’est cet homme que vous destinez à Marca ?

— Je ne le destine à personne ; si Marca peut l’aimer, c’est qu’elle n’est pas digne d’aimer un homme supérieur. Après tout elle pourrait plus mal tomber ; il est léger, mais le cœur n’est pas mauvais.

— Mais ce qu’elle aime, ce n’est pas lui — c’est de l’amour même qu’elle est éprise ; il se trouve sur son chemin, et elle le pare de toutes les qualités d’un véritable héros. Ce serait un crime que de ne pas lui ouvrir les yeux.

— Chargez-vous-en, mon ami.

— Moi ! Vous raillez. Je ne suis rien ici, moins que rien. Je joue un rôle ridicule…

— Ivan !…

— C’est la vérité. Laissez-moi partir, Véra, laissez-moi aller travailler sérieusement ; mon talent même s’amollit dans cette atmosphère de serre chaude ; il me vient des tentations de me laisser aller, d’oublier ma fierté, de faire comme les autres, qui ne demandent à la vie que ses plaisirs. Tenez, tout à l’heure, quand je jouais avec cette enfant, quand je sentais sa petite joue fraîche contre ma joue, j’ai vu, comme dans une vision, un idéal de vie tout différent de ce que notre idéal à nous est devenu. J’ai vu, au lieu de la passion, un amour sain et tendre, se montrant au grand jour ; j’ai vu la vie de tous les jours dans sa monotonie bénie — le travail, le repos, les causeries à deux, — puis le petit bruit de pieds d’enfants… je me suis dit : si elle voulait ! Ah ! Véra, je ne suis plus tout à fait l’être insignifiant que vous êtes allée prendre par la main ; je commence à être célèbre, à gagner de l’argent, beaucoup d’argent même. Abandonnez votre fortune à ces gens qui la convoitent, et soyez ma femme. Je vous en supplie, Véra, réfléchissez ! On finira par savoir que je suis votre amant : l’amant d’une femme plusieurs fois millionnaire ; on dira que j’ai profité de mon amour. Comment prouver le contraire ? Ce n’est que depuis que je vous connais qu’on me trouve du talent ! Alors, un jour où j’aurais senti le mépris d’un regard, je briserai nos liens. Oh ! je me connais ! ce jour-là tout sera fini : mon bonheur sera mort et le vôtre aussi, mon amie. Tandis…

— Je croyais que nous en avions fini avec ces discussions ; vous devenez d’un bourgeois !… être votre femme, me défaire de mes millions ? Mais, mon pauvre Ivan, je ne serais plus moi — et j’aurais grand’peine à être autre chose — ce n’est pas à mon âge qu’on apprend un nouveau rôle.

Elle avait dit ces derniers mots très légèrement ; mais elle sentit les yeux de son amant fixés sur elle, l’étudiant comme il ne l’avait jamais étudiée ; la fatigue se faisait sentir sur ce visage qu’il avait cru doué d’une jeunesse éternelle. En ce moment elle avait presque son âge. Il ne disait rien, mais tout d’un coup, pour la première fois, il vit qu’en effet son rêve n’était qu’un rêve. Véra ne pouvait pas être cette femme entrevue un instant, cette jeune mère de jeunes enfants, cet ange du foyer ; elle était sa maîtresse — elle ne pouvait être que sa maîtresse. Alors, ses yeux se reportèrent vers l’enfant ; la petite, fatiguée de ses jeux, s’était pelotonnée dans les bras de Marca ; la pose de toutes deux était adorable. En ce moment Marca lui sembla très jolie, très douce, attendrie par ce pouvoir de l’enfance sur un cœur de femme. Véra vit tout cela aussi ; elle se redressa vivement, un miroir lui montra qu’elle était subitement vieillie. Ce ne fut qu’un instant, mais un instant d’angoisse atroce ; cependant sa voix était calme et bien posée quand elle dit :

— Vous avez raison, Ivan ; le travail sérieux vous manque. Nous avons à peu près arrêté ce qu’il nous faut pour le tableau ; vous avez beaucoup de croquis. Enfermez-vous et faites l’ébauche. Dans une semaine, j’irai voir ce que vous aurez fait. Ivan se leva ; toutes les pensées que Véra avait suivies avec une perspicacité terrible, il les avait déjà oubliées ; elles n’avaient fait qu’effleurer son esprit. L’artiste se réveillait en lui, et en même temps l’amant.

— Vous viendrez seule ?

— Oui, seule. Elle était belle de nouveau ; et là, tranquillement, devant tout le monde qui la regardait, prenant congé de son peintre, elle lui dit à voix basse :

— Tu ne vois donc pas que je t’adore ?