Charpentier (p. 255-263).



CHAPITRE XX


Il fallait pourtant ne pas mourir de faim ; il s’agissait de gagner un peu d’argent en attendant la lettre d’Amérique. Comment trouver des leçons sans diplôme, sans recommandations ? Marca savait plusieurs langues ; elle parlait l’anglais à peu près comme le français, elle savait aussi un peu d’allemand, et un peu d’italien ; il fallait chercher à utiliser ses petits talents. Un matin, prenant son courage à deux mains, elle s’en alla aux magasins du Louvre offrir ses services. Il y a toujours beaucoup d’étrangers à Paris, et elle pourrait servir d’interprète ; de plus, le métier de vendeuse ne devait pas être très difficile ; il lui semblait qu’elle ferait une demoiselle de comptoir très sortable, — et elle avait si bonne envie de travailler !

Si elle allait rencontrer Laure en train de faire ses derniers achats !

Elle était fort émue, et s’exprimait en balbutiant, ce qui ne disposa pas à l’indulgence le monsieur en cravate blanche qui l’écoutait. Il comprit enfin qu’elle demandait à entrer au magasin, qu’elle n’avait pas de recommandations, et qu’elle n’avait pas fait le moindre apprentissage.

— Ah ! monsieur, s’écria la pauvre enfant, s’arrêtant au beau milieu de son récit, je vous assure que personne ne montrerait plus de zèle que moi ; j’ai un si grand désir de gagner honnêtement ma vie !

Le monsieur était très poli, quoique froid ; il prit l’adresse de la jeune fille, lui disant qu’il était possible, après tout, que dans cette saison de grand travail, on la prît comme aide supplémentaire. Il fit venir un commis anglais pour constater la qualité de son accent, et la renvoya avec quelques bonnes paroles ; Marca resta pourtant très convaincue qu’elle n’entendrait plus parler de l’affaire ; en quoi elle ne se trompait pas.

Elle était bien découragée, bien triste. Il faisait froid ; une neige aux trois quarts fondue rendait les rues sales et hideuses. Marca grelottait ; son manteau était mince, ses bottines commençaient à s’user. Qu’allait-elle faire ? Elle regardait le ciel gris, couvert de nuages noirâtres qui se poursuivaient, fouettés par un vent glacé ; et, tout en marchant, heurtée à tout instant par les passants qui se pressaient, elle pria avec une ardeur qu’elle ne se connaissait plus depuis des années. Se trouvant devant la Madeleine, elle entra, et se blottit dans le coin d’une chapelle ; elle resta longtemps agenouillée. Elle sentait pourtant bien, au fond, que sa prière n’était pas une vraie prière : ce qu’elle demandait avec passion, c’était un peu de bonheur !

Elle ne bougeait pas. Un prêtre disait la messe dans une autre chapelle à quelque distance. Le tintement de la clochette d’argent arrivait jusqu’à elle, mais elle ne songeait pas à se rapprocher, à suivre l’office ; elle n’avait plus froid maintenant, une espèce d’engourdissement la prenait. Cependant elle remarqua qu’on faisait des préparatifs pour un mariage ; les fauteuils rouges des mariés étaient à leur place ; ce devait être un grand mariage, sans doute, car les suisses étaient en grande tenue. Elle priait toujours, assise maintenant, la tête cachée dans ses mains. Il y avait un bruit discret de pas, un bruissement de soie ; un chuchottement de voix en sourdine. Pourvu qu’on ne la dérangeât pas dans son coin ! C’était tout ce que Marca demandait. Elle ne levait pas les yeux ; elle était trop accablée, trop malheureuse pour sentir la moindre curiosité. Elle se rappela cependant qu’on était à la fin de décembre, et que c’était l’époque fixée pour son mariage à elle. Cela la fit pleurer un peu, mais tout doucement, très discrètement, de peur qu’on ne l’entendît.

Tout à coup l’organiste attaqua une marche triomphale : l’église se remplissait des sons superbes et vibrants de l’orgue. Marca avait toujours été très sensible à l’influence de la musique, elle releva la tête, se sentant presque consolée, écoutant avec un véritable plaisir. La marche était le signal de l’entrée ; l’église se trouvait à peu près pleine, et tout le monde était en grande toilette ; c’était un mélange de velours et de soie, de rouge foncé, de bleu-noir, de pelisses, de loutre, toutes les couleurs sombres et riches de l’hiver, qui formaient un tout très harmonieux. Il y eut le bruit d’une foule qui se lève, puis un silence plein de curiosité ; le cortège s’avançait précédé des deux suisses, magnifiques et raides. La mariée semblait grande sous son voile diaphane ; la traîne de sa robe mettait une certaine distance entre elle et le couple qui suivait ; elle donnait le bras à son père… et son père était le baron Jean de Schneefeld !

Marca jeta un regard effaré sur cette foule qui l’environnait ; elle aurait voulu fuir, mais elle ne le pouvait plus ; si elle bougeait, si elle faisait déranger quelques personnes pour se frayer un passage, elle serait reconnue. Elle se cacha le visage, tremblant de tous ses membres.

Ainsi, elle se trouvait au mariage de sa cousine ; seulement, au lieu d’être comme elle, magnifiquement vêtue de satin blanc aux doux reflets, toute couverte de dentelles et de fleurs d’orangers, au lieu de s’agenouiller à côté de celui qu’elle aimait, de dire : « Oui », quand on le lui offrirait comme mari, elle se tenait tremblante et honteuse dans un coin, venue là par hasard, parce qu’elle avait froid et qu’elle était très malheureuse, n’osant même pas pleurer son bonheur perdu, de peur de se faire remarquer.

Et cependant, elle voulait voir Maxime ; il devait être là. Songeait-il, lui aussi, que c’était le jour de leur mariage ? Ne viendrait-il pas à elle les bras ouverts, ne dirait-il pas devant toute cette foule, ce qu’il avait dit devant sa tante :

« On me l’a donnée pour femme, je la prends comme telle… »

Hélas ! Maxime ne savait même pas qu’elle se trouvait là tout près de lui, l’aimant toujours. Et si, par hasard, il la reconnaissait sous ses vêtements de pauvresse, pâle de privations, grelottante de peur et de froid, ne détournerait-il pas les yeux ? Ah ! elle savait bien que si ! Aussi, ne demandait-elle qu’une chose : rester perdue dans son coin, n’être vue de personne.

Cependant la cérémonie était commencée ; tout le monde avait les yeux fixés sur les mariés. Marca se hasarda avec mille précautions à regarder aussi. La chapelle étant un peu au-dessus du niveau de la nef, elle voyait très bien. Elle ne fit presque pas attention à Laure ni à son mari. Ses yeux allèrent droit à Maxime ; elle le trouva un peu pâle, et se sentit attendrie. — Certes, lui aussi se souvenait.

La grosse baronne s’épanouissait dans une robe violette, fortement tendue sur sa poitrine énorme. Marca chercha avec une anxiété fiévreuse parmi les femmes du cortège… La baronne Véra n’y était pas. Alors elle vit sa petite amie Claire, qui semblait plus émue que la mariée ; elle était demoiselle d’honneur, vêtue d’une jolie toilette bleu clair, et portant un gros bouquet dont elle ne savait que faire. L’autre demoiselle d’honneur, vêtue également de bleu clair, et également embarrassée d’un gros bouquet, était une jeune fille que Marca ne connaissait pas — une parente du marié sans doute. Elle notait tout cela, et de suite ses yeux retournaient se fixer sur Maxime.

Enfin, la quête commença. Marca n’avait pas songé à cela. Si la demoiselle d’honneur, qu’elle ne connaissait pas, venait de son côté, elle n’avait rien à craindre ; mais si c’était Claire ? Et presque aussitôt elle vit qu’en effet c’était Claire. Elle songea de nouveau à fuir ; mais elle tremblait si fort qu’elle ne réussit pas à se mettre debout. Elle se dit qu’elle se cacherait le visage, qu’elle ne regarderait pas — et ainsi Claire passerait à côté d’elle sans se douter de sa présence.

Mais quand la jeune quêteuse, donnant le bout du doigt à son garçon d’honneur, vint près d’elle, Marca sentit un tel besoin d’un regard ami, qu’elle oublia toute prudence. Le suisse venait de passer, frayant un chemin, faisant sonner sur les dalles sa hallebarde, et Claire, souriante et gentille, présentait sa bourse en velours et disait doucement : « Merci, » à chaque offrande, rougissant sous les regards des hommes qui la toisaient. Quand elle s’arrêta à la chapelle, Marca leva ses tristes yeux et les fixa sur sa jeune amie.

— Marca !

Le cri était étouffé, mais le demi-arrêt étonna le garçon d’honneur, et jeta un peu de trouble dans la procession majestueuse.

— Laisse tomber ta bourse, souffla Marca qui s’était rapprochée.

Claire comprit, trébucha comme si le pied lui manquait, et laissa rouler par terre la bourse avec tout son contenu. Cela fit tout un petit événement : le suisse oublia sa dignité, le garçon d’honneur devint très rouge, et tous deux se mirent à ramasser vivement les gros sous et les pièces blanches. Dans cette confusion personne ne remarqua la jeune fille mal vêtue, qui, sous prétexte d’aider la quêteuse, se baissait et lui parlait à mi-voix.

— Marca, je t’en supplie, dis-moi où tu demeures, laisse-moi aller te voir, t’aider.

— Comment le pourrais-tu, ma pauvre Claire ? J’aurais dû te laisser passer sans me faire reconnaître ; mais j’avais envie de dire… que je t’aime toujours.

— Et moi aussi, je t’aime. J’ai tant pleuré ! Mais tu es pauvre, Marca — comment vis-tu ? À la maison on ne me dit rien ; seulement Maxime, que je tourmente, me répond toujours que tu es avec une dame qui t’aime, et que tu ne manques de rien. Je ne le crois plus, maintenant que je t’ai vue…

— Maxime a dit vrai, je ne manque de rien. Elle cherchait à mentir sans baisser les yeux.

— Je travaille ; bientôt je quitterai la France, et je voulais te dire adieu, voilà tout. Embrasse-moi… on ne te verra pas. Maintenant va, on l’attend.

— Maxime sait-il où te trouver ? Il me mènera chez toi… je l’en prierai tant.

— Il ne le sait pas… Adieu, petite cousine… adieu, Claire. Dis-toi que je t’aime toujours… Le suisse majestueux attendait, la bourse tendue vers la quêteuse ; beaucoup de têtes curieuses se tournaient de ce côté ; on se demandait déjà si cet incident ne cachait pas autre chose. La baronne, de son fauteuil, cherchait à comprendre ce que signifiait ce petit scandale. Il fallait bien partir ; Claire avait des larmes aux yeux et s’acquittait fort mal de sa tâche. Marca se cachait la figure ; personne ne la reconnut.

Ce ne fut qu’après bien des efforts que Claire, debout dans la sacristie auprès de la mariée, finit par attirer l’attention de Maxime. Enfin il comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans cette tête de petite fille.

— Vite, vite, je t’en prie ! Va à la seconde chapelle à droite, tu y trouveras Marca ; elle est très malheureuse, j’en suis sûre. Tu ne peux pourtant pas laisser mourir de faim celle qui aurait dû aujourd’hui même être ta femme !

Maxime devint très pâle ; il aimait encore Marca par moments. Mais il avait horriblement peur d’une scène en pleine église. Cependant il se glissa à travers la foule le mieux qu’il put ; mais quand il se trouva dans la seconde chapelle à droite, il ne vit personne. Marca avait disparu. Il poussa un soupir, ne sachant pas au juste si c’était un soupir de soulagement ou de regret.