Charpentier (p. 244-254).



CHAPITRE XIX


Le lendemain matin Marca reçut une lettre de madame de Vignon, la priant de cesser immédiatement les leçons, et lui envoyant la petite somme qui lui était due ; « Vous êtes vraiment trop naïve, ma chère, de croire qu’une lettre adressée au comte doive, par cela même, lui être remise. Je ne vous en veux pas ; vous avez agi en honnête fille, quoique vos coquetteries passées vous aient valu ce qui vous est arrivé ; mais vous comprendrez, n’est-ce pas ? que je ne puis continuera recevoir dans ma maison, comme institutrice de mes enfants, une personne qui met en danger mon bonheur domestique… »

Marca n’acheva pas de lire la lettre qui était très longue ; tout cela la laissait froide ; elle avait bien d’autres soucis.

Pendant la nuit, madame Langlois avait été prise d’un accès tellement violent, que Marca, éperdue, avait appelé à son secours le voisin Pierre. La pauvre femme était encore très malade ; le médecin semblait fort inquiet.

Marca ne sentit pas la fatigue de ses veilles. C’était une lutte avec la mort, et toute lutte excite l’énergie ; de plus, elle n’était pas seule ; Pierre lui consacrait tout le temps que lui laissait libre son travail de l’imprimerie. La malade suivait des yeux la jeune fille dans tous ses mouvements ; elle songeait avec angoisse à ce que cette enfant deviendrait, seule au monde. Pierre comprenait ses regards pleins de terreur et lui disait : « Je serai là, je veillerai. » Mais cela ne la rassurait pas ; elle savait que Pierre aimait Marca et que celle-ci ne se doutait même pas de cet amour ; elle savait bien que jamais Marca n’épouserait Pierre.

La mort la prit subitement, sans nouvelles souffrances, au milieu de son sommeil.

Pierre et Marca raccompagnèrent seuls au cimetière, sous une triste pluie d’hiver. Marca fut toute surprise de trouver la tombe très convenable. Pendant qu’ils étaient encore auprès de la fosse, un . marbrier vint prendre les dernières instructions pour la pierre et la croix. Elle interrogea du regard le jeune homme.

— J’ai fait pour elle ce que j’aurais fait pour ma mère. Il n’ajouta pas que toutes ses économies y passaient.

Le soir, le petit appartement parut à Marca affreusement vide ; elle avait peur d’être seule, là où la raort avait fait son œuvre. Elle avait beau se raisonner : épuisée de fatigue et d’émotion, elle ne pouvait pourtant pas dormir ; elle faillit plusieurs fois crier, appeler, au risque de faire un scandale dans cette maison correcte, tristement vertueuse.

Aussi, quand Pierre frappa le matin à sa porte, elle se précipita au devant de lui.

— Je ne puis pas rester ici… il faut que je parte, mon bon Pierre, il faut que je parte !

Il chercha à la calmer :

— Voyons, mademoiselle Marca, voyons ! soyez raisonnable ! Non, bien certainement, vous ne resterez pas ici. D’abord, que pourriez-vous faire d’un grand appartement comme celui-ci ?

Alors il lui expliqua que tout était déjà arrangé avec la concierge ; il y avait quelqu’un qui désirait prendre l’appartement, et qui achèterait les meubles dont la jeune fille n’avait pas besoin. Marca pourrait occuper à l’étage supérieur une chambrette qui venait d’être mise à neuf.

— Que vous êtes bon, Pierre ! dit-elle ; vous vous occupez de moi comme si j’étais votre sœur. Et en vérité, nous sommes bien un peu frère et sœur, puisque madame Langlois nous servait de maman à tous deux.

Et, avec un gentil sourire, elle se tourna vers lui :

— Je vous aime bien, mon frère Pierre…

Elle ne comprit rien au mouvement nerveux ni à la subite pâleur qui répondirent à son élan : un instant après Pierre, bien maître de lui, répondit :

— Votre frère Pierre donnerait sa vie pour vous, petite sœur… si sa vie pouvait vous être utile ; mais quelques billets de mille francs seraient bien plus à propos, et hélas ! ils me manquent.

— Oh ! mais je travaillerai… vous verrez. Puis, la vente des meubles me donnera un peu d’argent ; de quoi attendre.

Ému, troublé, Pierre, éprouvait un violent besoin de mouvement ; aussi demanda-t-il à Marca de lui indiquer de suite les meubles qui lui étaient absolument nécessaires, afin qu’il les transportât dans sa nouvelle chambre.

Ce n’était qu’une mansarde ; mais elle possédait une fenêtre assez grande, et elle était fort propre. Pierre observait sa jeune voisine sans en avoir l’air ; il suivait toutes ses impressions sur son visage mobile ; il revit, lui aussi, ce bel hôtel, où la chambre de la fille de la maison devait être un bijou de coquetterie et d’élégance. Tandis qu’il rangeait machinalement les pauvres meubles, Marca semblait avoir oublié qu’il était là.

Il n’osait pas lui parler, mais il faisait plus de bruit qu’il était nécessaire d’en faire, espérant la tirer de sa pénible rêverie. Quand tout fut fini, elle lui dit : « Merci, mon bon ami, merci. » Mais il voyait bien qu’elle avait envie de pleurer. Il se retira sans rien dire ; le fait est qu’il avait bien grande envie de pleurer, lui aussi.

Marca resta longtemps accoudée à la fenêtre, cherchant en vain dans la nuit de malheur qui l’enveloppait, quelque point lumineux, quelque lueur d’espérance.

Elle n’en trouvait pas. Qu’allait-elle faire ? Elle ne demandait pas mieux que de travailler, de gagner son pain ; mais comment ? S’il est difficile à une femme préparée à la lutte, recommandée, appuyée par des amitiés, de se tirer d’affaire quand il s’agit sérieusement de gagner sa vie, que peut faire une jeune fille habituée au luxe, ne connaissant rien de la vie, seule, sans nom, sans recommandation aucune ?

Marca tournait et retournait dans sa tête ce problème, et ne pouvait le résoudre : À Pierre, elle avait bien dit : « Je trouverai du travail… » car elle ne voulait plus rien accepter de lui : — elle ne le pouvait pas. Elle devinait qu’il avait vidé sa mince bourse d’ouvrier, et qu’il était lui-même gêné.

Elle en était là de ses réflexions quand elle se rejeta vivement en arrière. Pendant tout ce temps, elle avait suivi, sans en avoir bien conscience, le remue-ménage de la cour.

La journée avait été bruyante ; des tapissiers, des commis de magasins, des déménageurs, avaient pris possession du petit pavillon, tout pimpant, propre et gai ; les meubles qu’on apportait là, malgré les housses qui les couvraient, laissaient voir leur richesse. Marca, au milieu de ses tristesses, n’avait pu s’empêcher de comparer les deux prises de possession, celle de la mansarde et celle du pavillon.

À ce moment un monsieur était arrivé, le nouveau locataire sans doute. Marca sentit battre son cœur et se pencha pour mieux voir : le jeune homme se retourna, et jeta un coup d’œil aux différents corps de bâtiments dont il était entouré. Ah ! elle ne s’était pas trompée… Celui qui venait prendre possession du pavillon, c’était Maxime !

C’était le dernier coup. Que faire ? Chercher un nouveau logement ? Il ne pouvait en être question, son dénuement absolu s’y opposait. Vivre ainsi à quelques pas de Maxime, être exposée à des rencontres continuelles… Ah ! cela était affreux ! Mais, au moment même où elle pensait cela et se le disait, il y eut pourtant en elle un élan de joie insensée qui lui fit peur.

Elle aimait toujours Maxime ! Il était pour elle tout son passé, tout son bonheur. Alors, ayant tourné la tête, elle se vit au milieu de cette misère qu’elle haïssait. Elle se révoltait à la fin, elle voulait sa part de bonheur !

— Maxime ! Maxime !… cria-t-elle à demi folle. Il ne pouvait l’entendre, il ne pouvait la voir. C’est si haut une fenêtre de mansarde !

Alors sa peur redoubla. Elle était encore bien ignorante des choses de la vie ; mais, comme elle l’avait dit à M. de Vignon, la misère instruit vite. Il fallait mettre des obstacles entre elle et Maxime ; des obstacles qu’il lui serait impossible de franchir. Elle ne parviendrait à l’oublier un peu que si elle pouvait se persuader qu’ils ne se reverraient jamais. Soudain, il lui vint une idée ; sa meilleure amie de classe était une Américaine, une jeune fille de Chicago, qui avait quitté la pension dix-huit mois avant elle.

Les deux amies avaient commencé par s’écrire des volumes ; puis, comme il arrive généralement, la correspondance avait cessé peu à peu, et Marca ne se rappelait pas bien exactement même l’adresse de son amie. Mais le père était un homme très connu ; une lettre, même mal adressée, arriverait probablement. Marca passa toute la soirée à écrire, racontant son histoire et demandant, au nom de leur amitié, à aller rejoindre sa camarade ; là-bas, elle donnerait des leçons de français ou elle serait gouvernante, demoiselle de compagnie — n’importe quoi ! On ne lui demanderait pas son diplôme, comme en France : elle se disait qu’en Amérique, parlant l’anglais avec une grande facilité, elle trouverait bien à gagner sa vie, et là elle sérait loin de tout son passé. Maxime ne se trouverait plus sur son chemin.

Seulement elle n’avait pas d’argent ; il faudrait qu’on lui payât son voyage. Son amie était riche et généreuse… elle avait bon espoir dans le succès de sa démarche, et, ayant cet espoir, elle s’endormit au petit jour entre deux sanglots.

Le lendemain, Pierre frappa à sa porte, et, tout à son rôle de frère, il lui demanda ce qu’il pourrait faire pour elle.

— Merci, mon bon Pierre ; mais j’espère bien ne pas vous être longtemps à charge ; j’ai pris une grande résolution : je ne puis rester en France, j’ai écrit à une amie, la priant de me trouver du travail de l’autre côté de l’Océan.

Pierre restait hébété. Marca allait partir… Il ne la reverrait pas !

— Ce n’est pas possible, je ne comprends pas, répétait-il.

Elle lui fit signe de venir près d’elle à la fenêtre, et lui montra le pavillon.

— C’est Maxime qui habite là maintenant ; j’ai compris, en le voyant hier, que je l’aimais toujours — plus que jamais. C’est pour cela que je veux partir. Pierre se sentit bien du peuple en ce moment ; il eût voulu se ruer sur le beau Maxime et le défigurer, pour le rejeter aux pieds de Marca en lui criant :

— Aimez-le, maintenant !

Il ne disait rien, mais elle suivait à peu près ses pensées.

— Ah ! Pierre, s’écria-t-elle, ne m’en veuillez pas, est-ce ma faute après tout ?

— Qu’est-ce qu’il a donc pour lui, ce Maxime, que vous l’aimiez malgré tout… malgré son lâche abandon ? Il a un bon tailleur ; et, comme il ne fait rien de ses mains, elles sont blanches ; voilà pourquoi vous l’aimez. Moi, je suis tout le contraire. Je suis un travailleur ; si jamais j’arrive à être quelque chose en cette vie, cela ne m’avancera pas : jamais vous n’oublierez que j’ai porté la blouse et la casquette. Et dire que toute mon ambition n’était au fond que le désir de vous plaire… d’oser un jour vous demander d’être ma femme ! C’est depuis le premier instant que je vous ai vue, ce jour où vous m’êtes apparue comme le printemps même, au milieu de vos fleurs ; c’est depuis ce moment-là que je vous aime. Mais tout est inutile, je le sais bien, parbleu ! Un moment j’ai eu une lueur d’espoir, ce moment où j’ai su que vous n’apparteniez pas vraiment à ce monde où les femmes sont vêtues de soie, et où les hommes passent leur temps à se ruiner ; vous êtes fille d’ouvrière, en somme, — vous êtes du peuple, vous aussi !

— Je le sais, Pierre ; je me le dis souvent, mais que faire ? Est-ce ma faute si…

Il était très agité, allant et venant dans l’étroite mansarde.

— Ainsi, vous ne m’aimerez jamais ?

Il disait cela humblement ; il n’était plus violent ; il voulait espérer quand même.

— Vous êtes mon frère ; comme tel je vous aime beaucoup, Pierre — oh ! beaucoup. — Alors voyant qu’il allait éclater de nouveau, elle reprit : Ah ! pourquoi me faites vous perdre mon dernier ami ? Vous voyez bien qu’après ce que vous venez de me dire, nous ne pouvons plus nous voir comme auparavant. Vraiment, je n’avais pas besoin de ce dernier chagrin !

Elle se laissa tomber sur une chaise, découragée, triste à mourir.

— C’est pourtant vrai que nous ne pouvons plus nous voir ! Je me connais, je suis très violent. On a besoin d’un peu d’espérance, pour être bon ; je n’ai plus d’espérance. Adieu, Marca.

— Adieu, Pierre.

Elle se rappelait qu’elle avait ainsi dit adieu à un autre homme qui l’aimait bien, lui aussi, et qu’elle n’avait pas revu. Maxime méritait-il cet amour insensé qu’elle ne pouvait arracher de sort cœur ?

— Mais qu’allez-vous faire ? qu’allez-vous devenir ?

— J’ai encore un peu de l’argent des meubles que nous avons vendus, et je trouverai bien du travail dans les magasins pour me faire vivre un mois. J’ai compté qu’il me faudra bien un mois avant de recevoir la réponse de mon amie.

— C’est bien décidé ?

— Bien décidé, mon ami.

— Quand nous nous rencontrerons par hasard, vous me permettrez bien de vous parler ?

— Ah ! Pierre ! Pourquoi m’aimez-vous ainsi ? Nous aurions pu être si heureux comme frère et sœur !

Et elle lui tendit sa main. Il s’éloigna brusquement sans l’avoir prise.