Charpentier (p. 221-243).



CHAPITRE XVII


Dans le petit salon de madame Langlois, la lumière défaillante de ce jour d’automne qui finissait éclairait un groupe paisible. Pierre Dubois, assis devant la table chargée de livres et de cahiers, écoutait en silence les explications que lui donnait madame Langlois. Le murmure de cette voix douce remplissait à peine la pièce étroite ; le jeune homme cherchait de son mieux à comprendre : sa figure énergique, mais un peu triste et pâle, semblait vieillie par un pli du front.

Un coup de sonnette vint interrompre la leçon. Pierre alla ouvrir ; madame Langlois, qui pouvait de son fauteuil voir la porte d’entrée, se leva en poussant un cri d’étonnement ; elle avait reconnu Marca.

La jeune fille, toute blanche, les yeux hagards, s’avança avec une sorte de timidité.

— Il faut que vous sachiez… ne m’ouvrez pas encore vos bras… Vous ne voudrez peut-être pas de moi. On m’a chassée ; je ne suis plus Marca de Schneefeld, je suis… je ne sais qui. Je ne comprends pas encore ; ma tête tourne… tourne ; c’est que j’ai tant marché… j’allais toujours, cherchant à comprendre ; et maintenant je suis lasse… bien lasse. Tantôt je me suis reposée sur un banc aux Tuileries ; je regardais les petits enfants jouer ; je me disais qu’ils étaient bien heureux d’avoir une mère, une famille. Pendant que j’étais là, il m’est revenu une phrase à l’esprit… une phrase que que j’avais entendue quelque part, je ne pouvais plus me rappeler où : « Si le malheur vous touchait, vous me reviendriez, — ce serait tout naturel… » Alors j’ai reconnu le son de votre voix, et je me suis rappelé le petit salon que j’avais rempli de fleurs ; hélas ! je ne vous apporte plus de fleurs aujourd’hui…

Elle se tenait à un fauteuil comme si elle craignait de tomber. Madame Langlois la prit dans ses bras :

— Mon enfant ! ma fille ! car tu es ma fille maintenant. Si je veux de toi !… si je veux de toi !…

Elle la caressait, l’embrassait en pleurant à chaudes larmes. Marca ne pleurait pas, mais elle se laissait aller, comme un enfant fatigué qui se repose sur le sein de sa mère.

— Je n’ai rien fait de mal, je vous assure que je n’ai rien fait de mal, murmurait-elle.

— Est ce que je te l’ai même demandé ? Est-ce que je ne suis pas sûre de ma petite Marca ?

— Vous êtes bonne. Mais laissez-moi vous tout raconter, car il faut que vous m’aidiez à comprendre. Je devais épouser Maxime ; c’était enfin arrangé. Son père et lui venaient faire la demande, quand — comment cela s’est-il passé ?… je ne me le rappelle plus bien ! — Elle avait arrangé tout, tout combiné avec grand soin ; de sa cachette elle avait entendu M. Nariskine, le grand peintre, me dire qu’il m’aimait et qu’il voulait m’épouser, que Maxime n’était pas digne de moi. Tout cela me semble un peu vague, comme si c’était une histoire que j’aurais lue quelque part. — J’ai répondu que j’aimais Maxime, et il est parti…, il était si triste, si pâle que j’en ai pleuré. Ma marraine aimait le peintre ; il paraît même qu’ils s’étaient beaucoup aimés tous deux, pendant des années ; seulement son amour, à lui, s’était changé en haine… Elle a entendu tout ce qu’il disait, sur son compte. Ah ! elle a bien dû souffrir aussi ! Quand elle a bondi sur moi, je croyais qu’elle allait me tuer… elle avait des regards de folle. — Alors elle m’a jetée dehors, elle m’a chassée… elle m’a dit des paroles que je ne comprenais même pas, pour m’humilier devant Maxime ; elle m’a reproché ma naissance. Ma mère était une petite ouvrière abandonnée… Elle m’a appelée enfant du ruisseau… elle aurait dû m’y laisser jadis, c’aurait été moins cruel.

Pierre était resté, n’osant rien dire, mais voulant savoir, lui aussi.

Il dit à Marca d’une voix émue :

— Et votre fiancé ? qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait ?

— Maxime n’a rien voulu croire des infamies qu’on disait sur mon compte… Il s’est écrié : « Vous me l’avez donnée comme femme, je la garde comme telle… » Je l’aimerai toujours pour ces paroles.

— Alors, mon enfant, dit madame Langlois, il te retrouvera et t’épousera.

— Non, non, cela aussi, c’est bien fini. Comment voulez-vous qu’il m’épouse ? Je devais être riche… très, très riche, et maintenant… je n’ai rien, je ne suis rien. Je lui apporterais en dot… voyez… — et elle montra avec un sourire navré son mince bracelet — cela ; ma mère me l’a laissé, c’est tout ce qu’elle avait, ma pauvre petite maman ! Vous comprenez que ce n’est pas assez. Maxime a besoin de beaucoup d’argent ; il me l’a avoué lui-même…

Et elle laissa retomber sa tête sur l’épaule de sa vieille amie.

Pierre allait parler ; mais madame Langlois lui fit un signe qu’il comprit : il sortit, cherchant à ne pas faire de bruit.

— Tu es fatiguée, mon enfant ! — Madame Langlois avait pris le tutoiement très naturellement avec son rôle de mère. — Laisse-moi te coucher, laisse-moi croire que vraiment j’ai une fille à dorloter, que je ne suis plus seule au monde.

Marca lui jeta les bras autour du cou.

— Vous ne m’en voulez pas ? Vous ne m’en voulez réellement pas ?… C’est que je vais vous causer bien de l’embarras…

— Et bien du bonheur aussi, ma chère fille !

Marca était trop brisée, trop absolument lasse pour se bien rendre compte de ce qui se passait. Il lui vint pourtant à l’esprit que la petite chambre où elle se laissait déshabiller, le lit étroit où elle se laissait border, devaient être la chambre et le lit de madame Langlois ; mais ce ne fut qu’une lueur. Toutes ses idées se brouillaient, elle avait trop souffert, elle était trop fatiguée, pour avoir gardé un peu de sang-froid.

La sensation de bien-être qui l’envahissait lui paraissait le bonheur suprême ; elle avait peur de sortir de son engourdissement et d’avoir à réfléchir sur ce qui lui arrivait ; le besoin impérieux de repos la faisait se taire ; sous le baiser de sa nouvelle mère, elle dormait déjà.

Madame Langlois, assise auprès du lit, se mit à réfléchir profondément, et ses réflexions n’avaient rien de bien gai. Elle se leva doucement et, allant à son secrétaire, compta ce qui lui restait de son argent du trimestre : c’était bien peu de chose ; sa santé, de plus en plus chancelante, demandait des soins, des soins fort coûteux. Elle morte, il ne resterait rien.

Elle passa une partie de la nuit à examiner tout ce qui pourrait se vendre ; car il fallait absolument organiser le petit appartement pour deux personnes au lieu d’une. Enfin elle se décida à chercher un peu de repos sur le canapé du salon, enveloppée d’un grand châle.

Ce fut là que Marca, réveillée de bonne heure, la surprit ; elle eut peur, la voyant si rigide et si blanche ; elle ne se rassura qu’en entendant sa respiration un peu pénible ; alors, pleine de remords et de confusion, elle guetta le réveil de sa mère adoptive.

— C’est bon de voir un gentil visage auprès de soi !… Si tu savais comme il est triste de vivre seule !

— Et j’ai pris votre lit, j’ai dormi d’un bon sommeil ! Tandis que vous…

— Tu en avais tant besoin.

Madame Langlois se laissa caresser, remercier ; elle trouvait cela si bon !

La main dans la main, les deux femmes causèrent longuement. Marca s’efforçait d’être très courageuse. Elle ne parlait guère du passé. Tout cela était fini ; elle regardait en avant résolûment. Elle était pauvre maintenant ; mais bien des filles pauvres gagnent leur vie ; elle ferait de même. Elle serait très heureuse le jour où elle apporterait à sa nouvelle maman le fruit de son travail ! Et, au beau milieu de ses fières résolutions, ses yeux se remplissaient de larmes ; vite, elle se détournait pour n’en rien laisser voir. Certes la première chose à faire, c’était de passer ses examens, d’obtenir son diplôme. Elle se mettrait à étudier le jour même, tout de suite ! Elle apprendrait bien plus vite qu’à la pension.

Alors, jetant un regard autour d’elle, voyant les signes apparents de cette pauvreté décente, les tiroirs du secrétaire à moitié vides, les meubles qui suffisaient à peine à une personne, elle éprouva une anxiété poignante. Des mois s’écouleraient avant qu’elle put être en état de passer ces terribles examens, et, en attendant, il faudrait bien chercher à gagner quelques sous… Mais comment ?

Et toutes deux regardaient les mains inutiles de cette « enfant du ruisseau », élevée en princesse, et toutes deux se disaient tout bas que les habitudes de luxe se prennent bien facilement et ne se perdent, au contraire, qu’après beaucoup d’efforts pénibles.

Alors madame Langlois, qui connaissait à fond cette petite fille, qui voyait au tremblement de ses lèvres, qu’à tout ce beau courage se mêlait une cruelle angoisse, se mit à lui raconter son histoire, sachant que la pitié pour les autres est le meilleur remède contre la trop grande pitié pour soi-même.

Elle s’était trouvée, après trois ans de mariage, seule devant les difficultés de la vie, avec un enfant sur les bras. Son mari, un homme séduisant et charmeur, faible et vicieux, avait été condamné pour une action déshonorante. Elle ne pouvait pas se laisser mourir de honte et de chagrin, car son fils avait besoin d’elle. Elle reprit son nom de jeune fille, et se mit au travail.

Au bout de vingt-cinq ans d’efforts patients, elle entrevoyait le jour où elle pourrait jouir d’une aisance bien gagnée, auprès du fils qu’elle adorait. Un jour, on vint lui dire que ce fils avait fait des faux, et que son patron, un agent de change, consentait à étouffer l’affaire à la condition d’être payé intégralement. Il fut payé ; toute la petite fortune y passa — sauf une misérable rente viagère : de quoi ne pas mourir de faim.

— Et maintenant, ajouta la pauvre femme, qu’il me vient une fille à la place du fils que je ne reverrai jamais, — je ne puis rien pour elle !… rien, sinon lui donner un asile et beaucoup d’affection.

Madame Langlois avait pris le bon moyen ; Marca, en la consolant, en la câlinant, oublia presque son propre chagrin.

Toute la matinée se passa en combinaisons, en délibérations. Le petit salon, grâce à un canapé-lit, qu’il faudrait acheter en sacrifiant quelques meubles, deviendrait la chambre de Marca, tout en gardant son aspect ordinaire. Il y avait d’autres achats dont on ne pouvait se dispenser. Marca avait jeté aux pieds de sa marraine tous ses petits bijoux de jeune fille ; elle n’avait donc rien à vendre ; elle ne possédait que les vêtements qu’elle portait au moment de sa fuite.

Pierre, sur le coup de midi, entra. Il avait les yeux cernés, il était gauche et timide ; il craignait d’être indiscret en se présentant comme d’habitude. Mais on lui sourit et il rayonna. Ce fut lui qui se chargea de l’achat du canapé-lit, de la vente des meubles sacrifiés. De son côté, Marca alla au plus proche magasin acheter un peu de linge et de quoi se faire une modeste robe noire, sa toilette en soie et laine étant jugée beaucoup trop élégante pour tous les jours.

Les grandes catastrophes ont toujours leur petit côté, et il est bon qu’il en soit ainsi : l’âme, distraite par des exigences tracassières, évite ainsi de se concentrer dans un grand désespoir.



CHAPITRE XVIII


Pierre, peu de jours après l’installation de Marca, prit un grand parti. Il résolut de faire appel à la conscience de madame de Schneefeld. Il se disait que ce monstrueux abandon ne pouvait être un abandon absolu. Sans en rien dire, il se décida à faire une démarche auprès d’elle. Il était bien sûr de lui-même, il serait éloquent, il finirait bien par faire comprendre à cette femme tout l’odieux de son action, odieux qui retomberait sur elle-même… Il avait encore la naïveté de ses vingt-cinq ans.

L’hôtel du Parc Monceau lui parut terriblement imposant avec sa belle entrée, où les voitures pouvaient évoluer au milieu des massifs de verdure. La maison était un peu surchargée d’ornements ; mais elle lui semblait d’autant plus splendide ; le miroitement des serres le faisait cligner des yeux. En imagination il vit Marca bien à son aise au milieu de tout ce luxe, et il se rappela qu’il l’avait quittée occupée de combiner avec madame Langlois le moyen de tailler une robe dans un métrage d’étoffe noire trop restreint ; son inexpérience absolue avait quelque chose de navrant, et l’on sentait, rien qu’à la voir maniant l’étoffe grossière, que tout en elle se révoltait au contact de cette preuve matérielle d’une pauvreté laide. Pierre remarqua que toutes les fenêtres de l’hôtel étaient fermées. Cependant il sonna.

Un grand laquais le toisa avec une impertinence suprême, et daigna lui répondre que madame la baronne avait quitté Paris quelques jours auparavant, et que personne ne savait où elle était pour le moment, ni quand elle reviendrait ; elle avait cependant donné l’ordre que ses lettres fussent envoyées à Saint-Pétersbourg.

Pierre redescendit les marches du perron, en proie à des sentiments divers ; il ne démêlait pas au juste si le chagrin d’avoir échoué l’emportait sur la joie de penser que Marca n’appartenait plus qu’à sa nouvelle famille.

Quand on jette avec violence une grosse pierre dans un beau lac calme, l’eau jaillit bruyamment et retombe en écume. Ensuite de nombreux cercles se forment et s’élargissent ; puis ces cercles s’effacent peu à peu, et bientôt disparaissent : l’eau de nouveau dort calme sous le soleil ; la pierre reste au fond ; mais nul ne s’en douterait.

Marca songeait souvent à cela, en voyant les jours s’écouler, avec monotonie. Au commencement, elle avait des soubresauts nerveux à chaque coup de sonnette. Elle attendait vaguement un événement, quelque chose qui viendrait l’arracher à une vie pour laquelle elle se sentait si peu faite. Elle ne pouvait pas être complètement oubliée. Certes, elle n’avait rien à attendre du baron Jean ni de sa femme ; mais sa petite Claire, mais Laure elle-même… mais, Maxime ? Sans doute, elle savait bien qu’elle ne serait jamais sa femme. Cela ne pouvait être, elle se l’était dit à elle-même ; mais, sinon comme fiancé, il pouvait du moins s’intéresser à son sort comme ami…

Elle cherchait à l’oublier ; mais son amour était plus fort que sa volonté. L’image de son fiancé était toujours devant ses yeux. Quelquefois au milieu de la nuit, quand elle croyait madame Langlois endormie, elle l’appelait tout bas, elle avait plaisir à dire : « Maxime ! Maxime ! » Alors les sanglots la prenaient ; elle se débattait, il lui fallait un peu de bonheur, elle était si jeune ! Elle voulait aimer, être aimée… Et madame Langlois, de la chambre à côté, entendait très bien, et souffrait pour cette enfant, à qui elle ne pouvait pas donner le bonheur. Elle n’osait aller à elle ; Marca, avec cette pudeur instinctive des jeunes filles, ne parlait jamais de Maxime, et madame Langlois se disait que cela valait mieux ; que peu à peu elle finirait peut-être par oublier, et qu’il ne fallait rien faire pour retarder cette guérison du pauvre petit cœur malade. En attendant, c’était bien dur.

Cependant la plus sévère économie ne pouvait faire vivre deux personnes avec ce qui à peine suffisait à une seule. Marca avait à apprendre beaucoup de choses ; savoir être pauvre est toute une science ; ce n’était pourtant pas la bonne volonté qui lui manquait. Elle avait insisté pour qu’on renvoyât la femme de ménage ; elle était jeune et forte, en se levant de bonne heure, elle suffirait bien à toute la besogne ; leur cuisine était si peu de chose ! Tout le monde sait cuire des œufs ou une côtelette ; elle allait bravement, un petit panier au bras, faire les provisions. Elle augmentait, sans s’en douter, la dépense par cet excès de zèle ; son inexpérience absolue faisait qu’elle achetait à tort et à travers.

Un matin, en rentrant, elle trouva madame Langlois, lisant une lettre ; sur la table se trouvait le livre des dépenses, et un petit tas d’argent.

— Viens ici, mon enfant, et causons. Je viens de faire un calcul méticuleux, et le résultat n’est pas gai. Je me suis douté, depuis quelque temps déjà, que nous dépassions nos ressources. Aussi me suis-je occupée à te trouver un peu de besogne.

— Ah ! Quel bonheur ! je pourrai donc gagner de l’argent.

— Écoute. Tu sais que je n’ai guère de relations ici à Paris, et pour cause. Mais une de mes anciennes élèves, une étrangère beaucoup plus âgée que toi, a épousé un riche Français ; elle m’aimait bien, et ne m’a pas encore oubliée. C’est à elle que je me suis adressée pour qu’elle te procure quelques petites leçons — telles qu’une jeune fille peut en donner, même avant d’avoir obtenu son diplôme. Elle a bon cœur, et voici ce qu’elle a trouvé : il s’agirait de donner deux heures tous les matins à des petites filles pour leur faire apprendre les leçons de leur cours. Ce sont les enfants d’une certaine comtesse de Vignon.

— Ah ! jamais, jamais ! Non, voyez-vous, maman, je ne pourrais pas… je ne pourrais pas.

Mais après quelques heures de réflexion, après avoir causé longuement avec madame Langlois, après s’être persuadée qu’une pareille chance ne se représenterait pas de si tôt, et que l’argent du trimestre n’irait pas jusqu’à la fin du mois, Marca, après avoir poussé un grand sanglot, se décida. Cette fois tout était bien fini : elle accepterait l’argent de madame de Vignon, elle se mettrait une fois pour toutes, dans la position humble qui devait être celle de sa vie entière. Il lui sembla qu’elle perdait soudainement sa jeunesse ; elle se voyait dans l’avenir une vieille fille pauvre, aux vêtements noirs, fanés, usés, courant le cachet pour ne pas mourir de faim ; sans joie, même sans espérance.

L’entrevue avec madame de Vignon fut très pénible. Au travers du bavardage incohérent de la comtesse, perçait une pointe de satisfaction. Elle parlait de tout le monde, mêlant au récit du départ précipité de Véra des diversions à propos de Laure et de son mariage, à propos des vilaines histoires qui avaient couru sur Marca elle-même, — contradictoires, et à moitié oubliées déjà ; à propos surtout de Maxime ; il était terriblement mauvais sujet ; de peur de se compromettre, elle ne pouvait le recevoir qu’à son jour. Il s’amusait par trop… c’était un véritable viveur… on disait que sa belle tante lui donnait tout l’argent qu’il voulait, et l’excitait amener une vie insensée… et le bavardage continuait !

— Donc, ma chère, à demain, n’est-ce pas ? Puis, quand Marca était déjà à la porte, elle lui cria : — Vous prendrez l’escalier de service ; cela ne vous fait rien, n’est-ce pas ? et cela sera plus commode. Comme cela, vous ne risquerez jamais de rencontrer vos anciens amis.

Marca ne sut jamais bien comment elle se retrouva chez madame Langlois. Tout saignait en elle. Maxime l’avait oubliée, Maxime ne songeait qu’à ses plaisirs, — et quels plaisirs ! Dans le monde où elle avait été choyée, tout était maintenant comme si elle n’eût jamais existé.

— Est-ce arrangé, mon enfant ?

— Oui, maman, je commencerai demain.

Madame Langlois devina la souffrance de Marca, et se tut. La jeune fille resta à la fenêtre longtemps. Elle regardait machinalement des ouvriers qui remplissaient la cour de leur bruit ; ils travaillaient au petit pavillon, dont elle apercevait le riant jardinet. Tous les enfants de la cour, populeuse comme une cité, se tenaient autour, admirant les ouvriers, prenant surtout plaisir à regarder gâcher le plâtre.

Au bout d’une heure, Marca se retourna, et, voyant l’air peiné de sa mère adoptive, elle eut des remords ; elle courut vers elle, l’entourant de ses bras.

— Aimez-moi bien, maman, dit-elle, aimez-moi bien ! Je n’ai plus que vous ! Il m’a oubliée… Je ne voulais pas le croire ; mais c’est vrai… Ah ! il ne m’a jamais aimée !

Le temps passait tristement ; mais il passait. Le froid de l’hiver était déjà venu, quoiqu’on ne fût encore qu’au mois de novembre. Tous les matins, Marca allait donner sa leçon aux petites de Vignon. Elle faisait de son mieux ; mais la tâche n’était pas facile. Ces enfants étaient fort gâtées et avaient déjà des petits airs hautains, qui eussent été comiques à observer — de loin. Marca se consolait avec la petite Fée qui lui avait voué un véritable culte.

Les deux heures se passaient généralement sans que Marca eût l’occasion de voir madame de Vignon, qui se levait très tard. Cette chose, qui, au premier abord, lui avait paru impossible, se trouvait être une chose très simple, au contraire. Elle était la gouvernante, on ne la connaissait que comme telle. Madame de Vignon lui avait fait comprendre qu’il ne fallait pas garder un nom auquel elle n’avait aucun droit et qui était trop familier dans la maison. Elle s’appelait mademoiselle Marca : Marie Marca. Cela faisait un nom quelconque, un peu drôle, mais enfin elle avait été baptisée Marie : cela arrangeait tout. On la payait toutes les semaines, fort peu de chose à vrai dire ; mais enfin, grâce à ce modique appoint, les deux femmes arrivaient à vivre. L’après-midi, Marca travaillait avec madame Langlois : bientôt elle serait en état de se présenter aux examens. Comme distraction, il y avait les visites de Pierre.

Un matin, Marca ne trouva pas ses petites élèves. Madame de Vignon les avait fait habiller de très bonne heure pour les exhiber à un mariage, dans un quartier lointain. Elle n’avait pas prévenu la jeune institutrice, qui ne savait au juste si elle devait attendre ou non. Tandis qu’elle faisait quelques questions à un domestique, M. de Vignon vint à passer. C’était la première fois qu’elle voyait le maître de la maison, depuis son entrée en fonctions.

— Comment ! on vous a fait venir pour rien ?

— Il n’y a que demi-mal, fit Marca, cherchant à sourire.

Il faisait un temps atroce ; elle grelottait, car on n’avait pas fait de feu dans la salle d’étude. Le comte la fit entrer, bon gré mal gré, au salon pour se réchauffer un peu avant de repartir.

— Elle n’a pas de cœur, grommelait-il, en avançant un fauteuil et activant le feu. — Ça l’amuse de vous faire trotter par la pluie ; elle vous en veut toujours. Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour vous… mais je ne puis pas !

Et, comme Marca ne disait rien, il s’arrêta aussi, la regardant à travers son monocle. La jeune fille laissait errer ses yeux sur tout le luxe de ce grand salon, qui pourtant était un salon banal à côté des merveilleux appartements où naguère elle s’était sentie chez elle. Les grands chagrins n’empêchent pas toujours de ressentir les petits ; et Marca, qui aimait tant les jolies choses, souffrait de la laideur mesquine de sa pauvreté de maintenant.

— Il y a eu un grand changement de décor dans votre vie, dit le comte qui devinait à peu près ce qui se passait dans cette jeune tête. Tout cela est très cruel…

— Ce n’est pas très gai, Monsieur le comte… Elle s’efforçait de sourire, mais sans y réussir. On aurait dû me laisser mourir, quand je suis née, avec ma pauvre petite maman ; ç’aurait été si simple !

— Qui était-elle, votre maman ?

— Je n’en sais rien ; quand madame de Schneefeld m’a jeté le secret de ma naissance comme une dernière insulte, elle n’était pas d’humeur à entrer dans les détails, ni moi à en demander. C’était une pauvre ouvrière, et elle n’avait que seize ans ; voilà tout ce que j’en sais,

— Ah ! Et votre père ?

Marca le regarda d’un air singulier, puis rougit :

— Est-ce qu’on a un père quand on est, comme moi, une enfant trouvée ? Le malheur enseigne bien des choses ; les jeunes filles riches seules ont le droit de les ignorer.

M. de Vignon était mal à son aise ; il allait et venait ; il sortit même du salon pour y rentrer deux minutes plus tard.

— Laissez-moi faire quelques démarches pour chercher à découvrir votre origine. Je suis sérieux quelquefois, et je vous plains beaucoup. Dites-moi tout ce que vous savez.

— À quoi bon ? du reste, je ne sais rien.

Tout en parlant, M. de Vignon regarda le petit bracelet avec lequel Marca jouait nerveusement.

— Grand dieu !… s’écria-t-il ; puis, un instant après, il ajouta : Dites-moi ; et la scène des petits bijoux — très crâne la scène des bijoux ; je vous vois d’ici jetant tout cela aux pieds de Véra. Mais ce bracelet, alors !… C’est Maxime qui m’a raconté… Marca ne voulait pas entendre parler de Maxime ; elle dit vivement :

— Ce bracelet me vient de ma mère. C’est tout ce qu’elle avait… Mais il faut que je parte ; madame de Vignon ne me pardonnerait pas ce tête-à-tête. Adieu.

— Ce serait peut-être là un indice… donnez, donnez…

Il voulut détacher le bracelet. Marca eut un mouvement d’impatience.

— Bah ! dit-elle, il y a des milliers de ces bracelets ; toutes les jeunes filles en ont — cela s’appelle un porte-bonheur… il y a de ces étranges ironies de par le monde ! Adieu, croyez-m’en, monsieur le comte, ne vous vantez pas de m’avoir réchauffé les pieds à votre foyer. Je vous en remercie tout de même.

Et, sans faire attention aux instances du comte, elle sortit en courant.

En ôtant son manteau, elle remarqua quelque chose de blanc dans la poche extérieure. Très surprise, elle regarda de plus près ; c’était une lettre à son adresse. L’écriture était à peine formée et témoignait d’une grande hâte ; la lettre contenait un billet de cinq cents francs et ces quelques mots griffonnés : « Laissez-moi m’occuper un peu de vous. On vous a traitée indignement. Je ne peux pas grand’chose ; mais laissez-moi croire qu’une longue amitié me donne quelque droit à vous protéger. Je voudrais vous trouver une occupation mieux rétribuée que celle que vous donne ma femme. Pour l’amour de Dieu, ne vous méprenez pas sur l’intérêt que je vous porte ; j’ai fait très peu de bien en ce monde ; j’y ai même fait du mal. Laissez-moi racheter un peu le passé, en vous étant bon à quelque chose. Souvenez-vous du jour où je vous ai parlé de ma petite chérie, qui est morte. »

— Tu vas renvoyer cela tout de suite, mon enfant, dit madame Langlois, à qui elle montra la lettre. Ne m’as-tu pas dit que la comtesse était jalouse de l’amitié que son mari te montrait ? Je crois, que cette fois M. de Vignon est très sincère ; mais il a mauvaise réputation ; puis, vois-tu, dans notre position, la fierté n’est pas une vertu, elle est une nécessité.

Marca plia le billet, écrivit quelques mots de refus, polis mais froids ; et comme il fallait faire parvenir la lettre avant le soir, elle se décida à la porter elle-même.

C’était le jour de la comtesse ; Marca n’avait pas songé à cela, sans quoi elle n’eût pas attendu l’après-midi pour faire sa course. Elle baissa son voile, qui était très épais ; mais le cœur lui battait fort. Si elle allait rencontrer quelque visage de connaissance ? Deux ou trois voitures attendaient à la porte ; mais elle ne vit pas les visiteurs : ne devait-elle pas toujours prendre l’escalier de service ? Elle crut voir une expression un peu ironique sur le visage du domestique, auquel elle donna sa lettre avec la recommandation de la remettre à M. de Vignon lui-même ; mais elle avait trop hâte de partir pour y faire grande attention.

— Marca !

La jeune fille qui, sortait presque en courant, s’arrêta brusquement ; elle dut s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber, Maxime était devant elle.

— Que me voulez-vous ? Je ne vous connais plus… je ne suis plus de votre monde. Vous m’avez oubliée, et vous avez bien fait. Adieu.

— Je ne t’ai pas oubliée… je t’aime toujours ; je t’ai cherchée partout… Où demeures-tu ? que fais-tu ?

— Je demeure chez une femme qui m’aime, qui ne m’abandonnera pas, elle ! Je travaille pour gagner ma vie, et je n’ai besoin de personne.

— Laisse-moi t’accompagner… nous causerons mieux en route.

Marca leva la tête et vit que plusieurs personnes descendaient l’escalier, en causant avec une telle animation qu’elles s’arrêtaient à chaque marche ; elle vit aussi que Maxime était mal à son aise.

— Vous ne voulez pas qu’on vous voie avec l’institutrice des petites de Vignon !

— Je ne savais pas… j’ignorais complètement… Il balbutiait et cherchait à l’entraîner.

Marca se dégagea presque avec violence, et lui jeta un regard de mépris ; le malaise qu’il éprouvait était éloquent.

Elle s’éloigna en courant, frémissante d’indignation et de colère. Jamais elle n’avait paru si belle à Maxime ; madame de Vignon finirait bien par lui donner son adresse ; il la reverrait. C’était un grand soulagement de la savoir en bonnes mains, et de voir qu’elle prenait si courageusement son parti de sa nouvelle position. Elle l’aimait toujours ; son empressement même à s’enfuir en était la preuve. Après tout était-ce sa faute, à lui, si Véra l’avait chassée ?