Charpentier (p. 221-229).



CHAPITRE XVII


Dans le petit salon de madame Langlois, la lumière défaillante de ce jour d’automne qui finissait éclairait un groupe paisible. Pierre Dubois, assis devant la table chargée de livres et de cahiers, écoutait en silence les explications que lui donnait madame Langlois. Le murmure de cette voix douce remplissait à peine la pièce étroite ; le jeune homme cherchait de son mieux à comprendre : sa figure énergique, mais un peu triste et pâle, semblait vieillie par un pli du front.

Un coup de sonnette vint interrompre la leçon. Pierre alla ouvrir ; madame Langlois, qui pouvait de son fauteuil voir la porte d’entrée, se leva en poussant un cri d’étonnement ; elle avait reconnu Marca.

La jeune fille, toute blanche, les yeux hagards, s’avança avec une sorte de timidité.

— Il faut que vous sachiez… ne m’ouvrez pas encore vos bras… Vous ne voudrez peut-être pas de moi. On m’a chassée ; je ne suis plus Marca de Schneefeld, je suis… je ne sais qui. Je ne comprends pas encore ; ma tête tourne… tourne ; c’est que j’ai tant marché… j’allais toujours, cherchant à comprendre ; et maintenant je suis lasse… bien lasse. Tantôt je me suis reposée sur un banc aux Tuileries ; je regardais les petits enfants jouer ; je me disais qu’ils étaient bien heureux d’avoir une mère, une famille. Pendant que j’étais là, il m’est revenu une phrase à l’esprit… une phrase que que j’avais entendue quelque part, je ne pouvais plus me rappeler où : « Si le malheur vous touchait, vous me reviendriez, — ce serait tout naturel… » Alors j’ai reconnu le son de votre voix, et je me suis rappelé le petit salon que j’avais rempli de fleurs ; hélas ! je ne vous apporte plus de fleurs aujourd’hui…

Elle se tenait à un fauteuil comme si elle craignait de tomber. Madame Langlois la prit dans ses bras :

— Mon enfant ! ma fille ! car tu es ma fille maintenant. Si je veux de toi !… si je veux de toi !…

Elle la caressait, l’embrassait en pleurant à chaudes larmes. Marca ne pleurait pas, mais elle se laissait aller, comme un enfant fatigué qui se repose sur le sein de sa mère.

— Je n’ai rien fait de mal, je vous assure que je n’ai rien fait de mal, murmurait-elle.

— Est ce que je te l’ai même demandé ? Est-ce que je ne suis pas sûre de ma petite Marca ?

— Vous êtes bonne. Mais laissez-moi vous tout raconter, car il faut que vous m’aidiez à comprendre. Je devais épouser Maxime ; c’était enfin arrangé. Son père et lui venaient faire la demande, quand — comment cela s’est-il passé ?… je ne me le rappelle plus bien ! — Elle avait arrangé tout, tout combiné avec grand soin ; de sa cachette elle avait entendu M. Nariskine, le grand peintre, me dire qu’il m’aimait et qu’il voulait m’épouser, que Maxime n’était pas digne de moi. Tout cela me semble un peu vague, comme si c’était une histoire que j’aurais lue quelque part. — J’ai répondu que j’aimais Maxime, et il est parti…, il était si triste, si pâle que j’en ai pleuré. Ma marraine aimait le peintre ; il paraît même qu’ils s’étaient beaucoup aimés tous deux, pendant des années ; seulement son amour, à lui, s’était changé en haine… Elle a entendu tout ce qu’il disait, sur son compte. Ah ! elle a bien dû souffrir aussi ! Quand elle a bondi sur moi, je croyais qu’elle allait me tuer… elle avait des regards de folle. — Alors elle m’a jetée dehors, elle m’a chassée… elle m’a dit des paroles que je ne comprenais même pas, pour m’humilier devant Maxime ; elle m’a reproché ma naissance. Ma mère était une petite ouvrière abandonnée… Elle m’a appelée enfant du ruisseau… elle aurait dû m’y laisser jadis, c’aurait été moins cruel.

Pierre était resté, n’osant rien dire, mais voulant savoir, lui aussi.

Il dit à Marca d’une voix émue :

— Et votre fiancé ? qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait ?

— Maxime n’a rien voulu croire des infamies qu’on disait sur mon compte… Il s’est écrié : « Vous me l’avez donnée comme femme, je la garde comme telle… » Je l’aimerai toujours pour ces paroles.

— Alors, mon enfant, dit madame Langlois, il te retrouvera et t’épousera.

— Non, non, cela aussi, c’est bien fini. Comment voulez-vous qu’il m’épouse ? Je devais être riche… très, très riche, et maintenant… je n’ai rien, je ne suis rien. Je lui apporterais en dot… voyez… — et elle montra avec un sourire navré son mince bracelet — cela ; ma mère me l’a laissé, c’est tout ce qu’elle avait, ma pauvre petite maman ! Vous comprenez que ce n’est pas assez. Maxime a besoin de beaucoup d’argent ; il me l’a avoué lui-même…

Et elle laissa retomber sa tête sur l’épaule de sa vieille amie.

Pierre allait parler ; mais madame Langlois lui fit un signe qu’il comprit : il sortit, cherchant à ne pas faire de bruit.

— Tu es fatiguée, mon enfant ! — Madame Langlois avait pris le tutoiement très naturellement avec son rôle de mère. — Laisse-moi te coucher, laisse-moi croire que vraiment j’ai une fille à dorloter, que je ne suis plus seule au monde.

Marca lui jeta les bras autour du cou.

— Vous ne m’en voulez pas ? Vous ne m’en voulez réellement pas ?… C’est que je vais vous causer bien de l’embarras…

— Et bien du bonheur aussi, ma chère fille !

Marca était trop brisée, trop absolument lasse pour se bien rendre compte de ce qui se passait. Il lui vint pourtant à l’esprit que la petite chambre où elle se laissait déshabiller, le lit étroit où elle se laissait border, devaient être la chambre et le lit de madame Langlois ; mais ce ne fut qu’une lueur. Toutes ses idées se brouillaient, elle avait trop souffert, elle était trop fatiguée, pour avoir gardé un peu de sang-froid.

La sensation de bien-être qui l’envahissait lui paraissait le bonheur suprême ; elle avait peur de sortir de son engourdissement et d’avoir à réfléchir sur ce qui lui arrivait ; le besoin impérieux de repos la faisait se taire ; sous le baiser de sa nouvelle mère, elle dormait déjà.

Madame Langlois, assise auprès du lit, se mit à réfléchir profondément, et ses réflexions n’avaient rien de bien gai. Elle se leva doucement et, allant à son secrétaire, compta ce qui lui restait de son argent du trimestre : c’était bien peu de chose ; sa santé, de plus en plus chancelante, demandait des soins, des soins fort coûteux. Elle morte, il ne resterait rien.

Elle passa une partie de la nuit à examiner tout ce qui pourrait se vendre ; car il fallait absolument organiser le petit appartement pour deux personnes au lieu d’une. Enfin elle se décida à chercher un peu de repos sur le canapé du salon, enveloppée d’un grand châle.

Ce fut là que Marca, réveillée de bonne heure, la surprit ; elle eut peur, la voyant si rigide et si blanche ; elle ne se rassura qu’en entendant sa respiration un peu pénible ; alors, pleine de remords et de confusion, elle guetta le réveil de sa mère adoptive.

— C’est bon de voir un gentil visage auprès de soi !… Si tu savais comme il est triste de vivre seule !

— Et j’ai pris votre lit, j’ai dormi d’un bon sommeil ! Tandis que vous…

— Tu en avais tant besoin.

Madame Langlois se laissa caresser, remercier ; elle trouvait cela si bon !

La main dans la main, les deux femmes causèrent longuement. Marca s’efforçait d’être très courageuse. Elle ne parlait guère du passé. Tout cela était fini ; elle regardait en avant résolûment. Elle était pauvre maintenant ; mais bien des filles pauvres gagnent leur vie ; elle ferait de même. Elle serait très heureuse le jour où elle apporterait à sa nouvelle maman le fruit de son travail ! Et, au beau milieu de ses fières résolutions, ses yeux se remplissaient de larmes ; vite, elle se détournait pour n’en rien laisser voir. Certes la première chose à faire, c’était de passer ses examens, d’obtenir son diplôme. Elle se mettrait à étudier le jour même, tout de suite ! Elle apprendrait bien plus vite qu’à la pension.

Alors, jetant un regard autour d’elle, voyant les signes apparents de cette pauvreté décente, les tiroirs du secrétaire à moitié vides, les meubles qui suffisaient à peine à une personne, elle éprouva une anxiété poignante. Des mois s’écouleraient avant qu’elle put être en état de passer ces terribles examens, et, en attendant, il faudrait bien chercher à gagner quelques sous… Mais comment ?

Et toutes deux regardaient les mains inutiles de cette « enfant du ruisseau », élevée en princesse, et toutes deux se disaient tout bas que les habitudes de luxe se prennent bien facilement et ne se perdent, au contraire, qu’après beaucoup d’efforts pénibles.

Alors madame Langlois, qui connaissait à fond cette petite fille, qui voyait au tremblement de ses lèvres, qu’à tout ce beau courage se mêlait une cruelle angoisse, se mit à lui raconter son histoire, sachant que la pitié pour les autres est le meilleur remède contre la trop grande pitié pour soi-même.

Elle s’était trouvée, après trois ans de mariage, seule devant les difficultés de la vie, avec un enfant sur les bras. Son mari, un homme séduisant et charmeur, faible et vicieux, avait été condamné pour une action déshonorante. Elle ne pouvait pas se laisser mourir de honte et de chagrin, car son fils avait besoin d’elle. Elle reprit son nom de jeune fille, et se mit au travail.

Au bout de vingt-cinq ans d’efforts patients, elle entrevoyait le jour où elle pourrait jouir d’une aisance bien gagnée, auprès du fils qu’elle adorait. Un jour, on vint lui dire que ce fils avait fait des faux, et que son patron, un agent de change, consentait à étouffer l’affaire à la condition d’être payé intégralement. Il fut payé ; toute la petite fortune y passa — sauf une misérable rente viagère : de quoi ne pas mourir de faim.

— Et maintenant, ajouta la pauvre femme, qu’il me vient une fille à la place du fils que je ne reverrai jamais, — je ne puis rien pour elle !… rien, sinon lui donner un asile et beaucoup d’affection.

Madame Langlois avait pris le bon moyen ; Marca, en la consolant, en la câlinant, oublia presque son propre chagrin.

Toute la matinée se passa en combinaisons, en délibérations. Le petit salon, grâce à un canapé-lit, qu’il faudrait acheter en sacrifiant quelques meubles, deviendrait la chambre de Marca, tout en gardant son aspect ordinaire. Il y avait d’autres achats dont on ne pouvait se dispenser. Marca avait jeté aux pieds de sa marraine tous ses petits bijoux de jeune fille ; elle n’avait donc rien à vendre ; elle ne possédait que les vêtements qu’elle portait au moment de sa fuite.

Pierre, sur le coup de midi, entra. Il avait les yeux cernés, il était gauche et timide ; il craignait d’être indiscret en se présentant comme d’habitude. Mais on lui sourit et il rayonna. Ce fut lui qui se chargea de l’achat du canapé-lit, de la vente des meubles sacrifiés. De son côté, Marca alla au plus proche magasin acheter un peu de linge et de quoi se faire une modeste robe noire, sa toilette en soie et laine étant jugée beaucoup trop élégante pour tous les jours.

Les grandes catastrophes ont toujours leur petit côté, et il est bon qu’il en soit ainsi : l’âme, distraite par des exigences tracassières, évite ainsi de se concentrer dans un grand désespoir.