Charpentier (p. 197-220).



CHAPITRE XVI


Marca éprouva vivement, en rentrant à Paris, cette sensation particulière aux gens qui se retrouvent après une absence au milieu d’objets familiers. Ils sont bien les mêmes ; et cependant les yeux, qui avaient perdu l’habitude de les voir, leur trouvent quelque chose d’inusité : les couleurs semblent plus intenses, les différents bibelots, que par l’effet de l’habitude on ne remarquait plus, reprennent chacun leur caractère propre, leur individualité. La jeune fille allait de pièce en pièce, s’arrêtant aux tableaux, palpant les tapisseries, heureuse, d’une joie d’enfant, de voir tant de jolies choses, de se sentir bien chez elle, au milieu de ce luxe élégant. Elle avait d’instinct l’amour des belles couleurs, des étoffes soyeuses aux larges plis ; depuis près d’un an, cet instinct s’était développé et avait pris les proportions d’une passion. Les choses laides et mesquines, les dehors disgracieux de la pauvreté la faisaient frissonner.

— Que fais-tu donc à trottiner ainsi, en chantant ? lui demanda Véra, quelques jours après leur retour, se trouvant tout d’un coup face à face avec sa filleule.

— J’admire, je trouve tout si joli, marraine. Il me semble qu’avant d’aller à la campagne je me suis trouvée trop éblouie par ce luxe pour le bien comprendre. Mais mon éducation se fait peu à peu, et je commence à bien voir que l’arrangement d’une maison comme la vôtre est une œuvre d’artiste.

— Bah ! on commande le goût comme on commande les robes : le tout est d’y mettre le prix.

— C’est une belle chose que d’être très riche…, dit Marca d’un air convaincu et sérieuse, qui fit sourire sa marraine.

— Tu trouves ? Tu ne voudrais donc pas, pour ta part, redevenir une petite Cendrillon en haillons ? Elle disait cela le sourire aux lèvres, ce sourire à moitié cruel, que Marca connaissait bien.

La jeune fille se sentit frissonner.

— Oh, marraine ! fit-elle toute pâle.

— Enfant !… Est-ce que je ne travaille pas à ton bonheur ? Tant que tu rempliras bien le rôle que je t’ai tracé, tu n’as rien à craindre.

Elle était assise maintenant, et Véra n’occupait jamais un siège sans avoir l’air de trôner ; elle avait l’allure d’une reine, et l’on cherchait d’instinct le dais royal, le diadème, le manteau d’hermine. Marca s’était glissée sur un coussin à ses pieds, et se faisait caressante et câline ; il était bien rare qu’elle se trouvât seule avec sa bienfaitrice, cela ne lui était pas arrivé depuis plusieurs mois.

— Il me semble quelquefois, marraine, que vous n’êtes pas contente de moi, et je voudrais tant vous plaire ! Je vous jure que ce n’est pas l’intérêt qui me fait parler, quoique je sache que je ne suis quelque chose en ce monde que parce que vous le voulez bien. Je dois être une créature bien incomplète ; il doit me manquer quelque qualité essentielle, puisque, depuis que je vis auprès de vous, je n’ai pas réussi à me faire aimer — et que j’ose à peine vous aimer. Ah ! chère marraine ! je sais que les scènes vous déplaisent, aussi je ne fais pas de scène… je cause tout tranquillement là, à vos pieds ; je ne veux pas pleurer… je vous assure que je suis très calme. Vous parlez de mon rôle, je crains de ne le pas bien comprendre ; il me semble que ce rôle comporte un peu de l’amour d’une fille… des caresses d’une fille à sa mère adorée : et voyez comme je suis gauche et bêtement peureuse… Je n’ose pas, vrai, marraine, je n’ose pas !

— Tu es une bonne petite fille, Marca, et je t’aime bien aussi ; mais j’ai l’affection calme, vois-tu. Je t’ai dit que je travaillais à ton bonheur, je vais te le prouver : tu aimes Maxime, tu l’épouseras dans trois mois, ton mariage doit se faire en même temps que celui de Laure : c’est décidé.

Marca se leva toute droite, appuyant une main à son cœur, qui battait avec violence ; elle était si pâle que Véra la regarda avec étonnement ; elle ne la croyait pas capable d’une émotion aussi forte,

— Dans trois mois…

Elle répéta ces mots plusieurs fois.

— Mais oui : Je pense que cela ne te déplaît pas ; et certes, l’idée d’être la femme de Maxime n’est pas pour toi une idée nouvelle, puisque, cet été, vous avez échangé des serments… si je ne me trompe. Tu ne l’aimes donc plus ?

— Oh ! si, marraine, si…

Elle parlait avec difficulté.

— Il m’a toujours semblé très naturel, tout simple même d’être sa femme… un jour. C’était toujours loin, vague, comme le « quand je serai grand » des petits enfants. Dans trois mois… le voudra-t-il ? M’aime-t-il toujours, lui ?… Et sa famille, qui ne veut pas de moi ! Pourquoi ne veut-elle pas de moi, marraine ? On dirait qu’une honte quelconque… Elle s’arrêta, craignant de pleurer, n’oubliant pas, même au milieu de ses plus fortes émotions, que sa marraine n’aimait pas les scènes.

— Puisque je te dis que tout est arrangé, que non seulement on veut bien de toi, mais qu’on est enchanté de ce mariage…

Et, voyant son air incrédule, elle ajouta :

— N’as-tu pas toi-même, tout à l’heure, rendu un juste hommage à la puissance de Tor ?

— Vous m’achetez un mari !

Marca n’était plus blanche maintenant : elle était rouge de honte et d’indignation.

— Puisque je ne puis plus t’acheter de poupées ! Mais garde ton indignation pour d’autres causes ; ton cas est celui de toutes les jeunes filles de notre monde. Crois-tu que Laure, sans la dot que j’ai arrondie, serait sur le point de devenir vicomtesse ? Toi, tu as joué à l’amourette avec ton beau cousin, rien de mieux : vous faites un mariage d’inclination — c’est entendu ; restez dans les nuages. Ses parents et moi, nous nous occupons des choses de cette basse terre…

— Vous êtes bien bonne et bien généreuse, marraine… Mais il n’y avait plus dans sa façon de dire ces mots, l’abandon et l’élan de jeunesse qui avaient presque touché Véra tout à l’heure. Celle-ci se retourna brusquement :

— Aurais-tu changé d’avis, par hasard ! en aimerais-tu un autre ?

— Mais, non, marraine !

Marca avait presque peur de ce regard implacable qui lisait jusqu’au fond de sa pensée.

— On m’a dit que d’autres te faisaient la cour ; il n’y aurait rien d’impossible ! on te croit riche — réponds !

— Mais personne, que je sache !

Elle était si innocemment étonnée que Véra s’en voulut presque de sa dureté.

— Si fait… ajouta la Jeune fille en riant à demi. Quand sa femme n’était pas là, M. de Vignon me regardait beaucoup, en suçant la pomme de sa canne ; mais il n’est pas à marier ; il n’est pas dangereux !

— C’est comme cela que tu excites les mauvaises passions, méchante !

Véra respirait ; elle était presque caressante maintenant.

— Nous aurons beaucoup à faire, pendant ces trois mois ; d’abord il faudra donner à M. Nariskine toutes les séances qu’il te demandera.

— Ce n’est pas amusant de poser ; et il prétend que je suis si difficile à peindre !… ce doit être vrai, car il me fait poser plus que les autres.

— Je tiens à mon tableau, dit Véra sèchement.

— On posera, marraine, on posera ! on sera même très sage…

Et en effet Marca, le lendemain, donnait à Ivan une longue séance dans la serre. Tout avait été soigneusement remis en place. Nariskine travaillait avec une espèce de rage ; son tableau était assez avancé ; la composition, arrêtée depuis quelque temps déjà, était franchement indiquée sur la grande toile.

Il avait fait, d’après Marca, une demi- douzaine de croquis, d’études, de portraits presque terminés, et il n’arrivait pas à se satisfaire. La jeune fille posait souvent et, il faut l’avouer aussi, assez mal ; ce qui ne facilitait pas le travail.

Véra, en toilette de ville, mettait ses gants, tout en faisant quelques remarques sur le tableau ; elle était admirablement belle ce jour-là ; une légère rougeur aux joues lui rendait un air de jeunesse.

— Je vous laisse, dit-elle d’un ton dégagé. J’ai une visite urgente à faire ; mais je serai de retour dans une heure au plus tard, car j’attends mon beau-frère ; il m’a annoncé une démarche officielle…

Marca se sentit rougir et pâlir : le moment était donc venu ! C’était cruel de la faire poser un jour pareil. Mais Véra ne fit aucune attention à ses regards suppliants ; toujours souriante, elle les quitta, en disant :

— Travaillez bien tous les deux ; vous ne serez pas dérangés ; j’ai donné des ordres pour cela.

Elle ne semblait pas pressée ; en traversant le salon, elle s’arrêta à une jardinière pour cueillir une fleur, puis elle disparut.

À peine eut-elle fermé la porte derrière elle, que son allure changea ; son sourire avait disparu, un pli au front lui donnait un air dur et cruel. Elle se glissa jusqu’à sa chambre, ôta vite sa robe de soie, au bruissement traître, passa une toilette sombre, en laine souple, et chaussa des petits souliers très minces.

Tout avait été préparé d’avance dans la serre ; de grandes plantes touffues et hautes formaient une barrière presque impénétrable ; pour arriver à deux pas du peintre et de son modèle, Véra avait pratiqué elle-même une espèce d’allée masquée, en déplaçant des plantes.

Elle se glissa avec infiniment de précautions jusqu’à sa cachette ; elle retenait sa respiration ; elle pâlissait quand, par hasard, une feuille la heurtait au passage. C’est que tout avait été combiné par elle-pour ce moment suprême ; les quelques mots jetés en partant avaient été étudiés d’avance ; elle savait bien qu’ils seraient compris. Si vraiment Nariskine aimait Marca, il prendrait cette occasion — la dernière, pour le lui dire ; une fois Maxime accepté ouvertement comme fiancé, il n’aurait qu’à s’effacer. Elle méprisait les insinuations de son beau-frère ; mais elle voulait savoir, une fois pour toutes, à quoi s’en tenir au juste ; et, malgré son superbe dédain, le cœur lui battait si fort, qu’elle ne voyait plus, n’entendait plus ; un nuage de sang lui passait devant les yeux, et le joli son de la petite fontaine bourdonnait à ses oreilles comme le grondement plein de menaces d’un torrent d’hiver. Mais cela passa ; peu à peu elle reprit son sang-froid ; tout son être se concentrait dans cette attente.

Elle n’était séparée du peintre et de Marca que par des plantes aux feuilles légères ; elle ne voyait pourtant le peintre que de profil : ce qui l’irritait. Marca se tenait immobile, elle posait comme elle n’avait jamais posé jusqu’alors ; les yeux étaient baissés, les joues brûlantes ; ses pensées étaient loin : Nariskine n’y était pour rien, cela était fort évident. Un silence absolu régnait dans la serre, le murmure argentin de la fontaine seul se faisait entendre. Véra respira ; si, pendant les quelques minutes qu’il lui avait fallu pour se rendre à sa place, des paroles avaient été échangées entre Ivan et Marca, ce n’étaient certes que des paroles insignifiantes. Véra se sentit abaissée à ses propres yeux par son espionnage ; elle songea même à retourner sur ses pas.

Cependant elle restait quand même ; ses yeux lançaient un feu sombre et ne quittaient plus la figure d’Ivan.

Tout d’un coup celui-ci jeta ses pinceaux, et Marca, étonnée, se redressa brusquement.

— Vous m’avez presque fait peur ! dit-elle. Comment ! vous ne travaillez plus ? Je pose mal ? Il me semblait que je me tenais bien tranquille.

— Oui, vous posez bien… trop bien même.

— Savez-vous, monsieur le peintre, qu’il est bien difficile de vous plaire !

Elle cherchait à badiner ; mais ses lèvres tremblaient un peu.

— C’est pour demander votre main que le baron de Schneefeld doit venir tout à l’heure. Ne vous offensez pas de ma brusquerie, Marca, je vous en supplie ; ce n’est un mystère pour personne, n’est-ce pas ? Pour moi, encore moins que pour les autres ; je suis presque de la famille. On vous laisse poser comme cela, sans chaperon, non pas seulement parce que les façons de cette maison ne sont pas tout à fait les façons des maisons françaises, mais aussi parce qu’Ivan Nariskine n’est pas dangereux ; il est laid, il semble plus âgé qu’il n’est… enfin, il ne tire pas à conséquence…

— Dites plutôt qu’on le sait un ami dévoué, bon, et qui ne peut vouloir que le bonheur de ceux qu’il aime. C’est ainsi que je comprends la chose.

— Alors vous m’écouterez ; vous ne m’en voudrez pas, si je vous dis des choses qui peut-être vous attristeront.

— Je ne vous en voudrais pas ; mais à quoi bon les dire ? Croyez-vous que je ne me les suis pas dites… bien des fois déjà ?

Elle s’était assise ; ses mains, croisées, tombaient avec un découragement résigné sur ses genoux ; elle détournait la tête.

— Vous ne l’épouserez pas ! dit Ivan s’avançant vers elle et parlant d’une voix rauque.

— Vous vous trompez : je l’épouserai.

— Mais vous ne l’aimez plus, ma pauvre enfant, il a lassé votre cœur… Quand je vous dis que vous ne l’aimez plus !

— Écoutez-moi, Monsieur Nariskine. On dit que l’amour est aveugle, je n’en crois rien ; je vois les défauts de Maxime, maintenant, je les vois même très clairement ; mais je l’aime toujours. Songez donc : la première fois que j’ai senti battre mon cœur, c’était pour lui, je lui ai donné ce cœur sans savoir ce que je faisais ; mais, une fois donné, il ne se reprend plus. Dans les premiers temps je songeais à notre mariage, que tout faisait pressentir, comme on songe à la fin d’un conte de fées — quelque chose comme une apothéose étincelante de lumières, de fleurs, de bijoux ; un bonheur sans nuages, une gloire faite de jeunesse et de joie folle. Je ne suis plus une enfant maintenant ; j’ai souffert déjà, et j’envisage mon mariage avec Maxime tout autrement. Je sais qu’il est bon au fond, mais très léger, et que sa vie facile ne lui a pas donné sur l’amour les idées qui me sont naturelles, à moi. Mais je l’aime. J’entrevois des jours de tristesse, des jalousies qu’il faudra cacher, des désillusions qui me feront pleurer ; — mais tout cela passera ; un jour viendra où il reconnaîtra que l’amour de sa femme vaut mieux après tout que les faux plaisirs qui lui sont maintenant si nécessaires. J’attendrai, parce que je l’aime.

— Chimère, chimère que tout ce]a ! Vous vous bercez de cette illusion si douce aux femmes, si naturelle, si noble : celle de sauver l’homme aimé, à force d’amour et de dévouement. Chimère, vous dis-je ! On peut ainsi, quelquefois, sauver une nature rude, rebelle, où enfin il y a de l’étoffe… mais un Maxime de Schneefeld ? Jamais ! Il n’a ni qualités véritables ni véritables vices. Depuis ses fiançailles, depuis le moment où il a cru vous aimer, où il a eu cette chance suprême de vous sauver, de vous tenir dans ses bras, ce moment où, si sa nature pouvait jamais changer, on aurait vu s’opérer ce miracle, depuis ce temps-là — qu’a-t-il fait ? Il s’est hâté de se délasser d’un amour, qui le fatiguait, parce qu’il était noble et élevé. Il n’a pas voulu s’avouer qu’il était incapable d’y répondre, parce que chez lui la vanité prime tout ; il ne veut pas être humilié. Ah ! je vous connais ; vous vous ferez bien humble, bien petite, vous chercherez à lui faire prendre cette place de maître, dont il est indigne, à vous amoindrir devant lui ; vous n’y réussirez pas, ma pauvre enfant, et, c’est votre malheur que vous préparez, un malheur qui ne profitera à personne, pas même à lui !

Marca s’était levée ; frémissante, elle cherchait à arrêter ce torrent de paroles, sans y réussir ; Ivan était emporté par la passion qui était en lui.

— Vous n’avez pas le droit…

— Si, j’ai ce droit.

Il lui avait pris les mains et la forçait à le regarder.

— J’ai le droit que me donne mon amour, — car je vous aime, entendez-le bien, je vous aime ! C’est pourquoi j’ai suivi votre Maxime, c’est pourquoi j’ai observé toutes ses extravagances, toutes ses sottises basses et honteuses. Je voulais savoir. Si, par hasard, j’avais vu en lui quelque lueur de générosité vraie ; si, dans mon âme et conscience, je m’étais dit : « Il pourra un jour devenir digne de cette enfant si naïve et si bonne », je vous jure que je n’aurais jamais parlé. J’avais caressé un rêve ; j’avais vu auprès de moi une jeune femme douce et gracieuse, à qui j’aurais voué ma vie tout entière, mettant mon cœur sous ses pieds adorés, et qui, un jour, après peut-être beaucoup d’années d’épreuves, aurait fini par dire, me voyant si patient : « Je t’aime bien, mon pauvre Ivan… » Je n’en demandais pas plus. Eh bien ! cette espérance, je l’aurais cachée soigneusement ; je n’en aurais rien dit. — Mais il n’en est pas ainsi. Maxime est indigne de vous, je le sais, je pourrais le prouver, et vous ne serez pas sa femme, — je ne le veux pas !…

C’était un cri de passion. Véra ne s’y méprenait pas. Jusqu’alors elle, avait écouté presqu’hébétée ; c’était comme si elle faisait quelque mauvais rêve, dont le réveil était proche. Cependant elle commençait à comprendre, la malheureuse ! C’était son amant qui parlait ainsi ! Elle était oubliée ; l’accent de la passion, qu’elle connaissait si bien, s’adressait, non plus à elle, mais à une autre. Elle faillit se trouver mal ; tout s’effondrait en elle : Ivan ne l’aimait plus. Elle se retint à une branche, qui plia en craquant ; ce petit bruit lui fit une peur atroce, et lui rendit des forces : elle voulait entendre jusqu’au bout. Le bruit qui lui avait semblé formidable n’avait pas été entendu de l’autre côté du rideau verdoyant. Mais elle avait perdu quelques phrases ; Marca était assise de nouveau, et elle pleurait.

— Comment aurais-je pu me douter de cela ?

— C’est vrai, pauvre enfant ; je cachais soigneusement mon amour ; et il fallait le cacher en effet !

— Croyez-moi, fit Marca, cherchant à parler bien posément, vous vous trompez en croyant m’ aimer. J’ai pensé à vous bien des fois. En voyant vos succès, en songeant aux années très dures que vous aviez traversées, je me disais que c’était bien dommage qu’il n’y eût pas auprès de vous une compagne pour partager ces triomphes, pour faire oublier ce passé si pénible ; non pas une petite fille comme moi, ne connaissant rien de la vie, mais une vraie femme… Je vais vous dire toute ma pensée. Vous souvenez-vous du premier soir où vous êtes venu ici ? Vous êtes resté comme en extase devant ma marraine ; je pensais que vous étiez tombé amoureux d’elle en cet instant. Je me disais que, jeune comme elle l’est encore, elle devait quelquefois s’ennuyer au milieu de ses richesses, et que l’artiste admiré pourrait bien devenir un mari dont elle serait très fière. Je me suis donc trompée ?… Dites — comment, la voyant tous les jours, admis dans son intimité, avez-vous pu un moment songer à moi ? Je n’y comprends rien…

Il y eut un silence. Ivan semblait se recueillir ; Véra, affreusement pâle, s’enfonçait les ongles dans la chair, résolue à se vaincre : elle aurait voulu s’élancer, et crier : « Infâme, infâme ! — réponds donc ! »

— Je croyais pouvoir taire ceci ; vous me forcez à vous faire un aveu pénible, et que vous ne comprendrez qu’à demi. Ce soir dont vous parlez, je ne voyais pas la baronne Véra pour la première fois ; je l’adorais depuis des années. C’était cependant, en effet, la première fois que je la voyais chez elle. Pour son malheur, pour le mien aussi peut-être, je l’ai vue depuis… de trop près ; j’ai compris peu à peu, après mille révoltes, après mille retours à ma foi aveugle, que la femme qui m’était apparue dans mon triste atelier, à qui j’avais voué un culte, n’était pas la femme que je voyais alors dans son hôtel de Paris, entourée de courtisans dont elle se jouait froidement, faisant le bien comme elle ferait le mal — par caprice. Quand on tombe de haut, on en meurt ; mon amour pour cette femme est mort effectivement. Je ne pouvais la voir qu’en tremblant d’adoration, qu’en voulant me jeter à ses pieds pour l’implorer comme on implorerait une déesse. Je ne puis la voir maintenant sans un frisson de répulsion. Ce dernier sentiment est aussi excessif que l’était le premier ; je n’étais pas maître de l’un, je ne le suis pas de l’autre. C’est justement parce que je vous voyais auprès d’elle, je crois, que je vous ai aimée ; vous étiez le contraste absolu : elle joue toujours un rôle, vous êtes simplement — vous ; elle est la personnification des passions orageuses, sans frein, sans but, qui enivrent et qui détruisent. En vous regardant, je songeais avec attendrissement au doux bonheur du foyer ; je vous voyais gaie, heureuse, donnant le bonheur, parce que le bonheur est en vous ; chaste et aimante ; vous êtes la pureté ; et, voyez-vous, Marca, ce qui nous attire, nous autres hommes, ce pour quoi nous donnerions tout le reste — c’est cette pureté. Voilà pourquoi je vous aime : voilà pourquoi je vous dis : « Réfléchissez encore, voyez l’amour que vous offre Maxime ; voyez l’amour que je vous offre, moi. « Ne répondez pas tout de suite. Vous détournez la tête ! Je vous en supplie, Marca, tâchez de comprendre, tâchez de vous bien rendre compte que ce n’est pas seulement de mon bonheur qu’il s’agit, mais du vôtre… Ah ! je saurai bien me faire aimer de vous, si vous m’en donnez le temps ; j’ai la tendresse de toute une vie à mettre à vos pieds ; j’ai été fou, idolâtre ; mais je n’ai jamais aimé comme je vous aime, avec ce respect et cette tendresse infinie…

— Il est trop tard !… s’écria Marca. Ah ! je vous en prie, ne me faites pas souffrir ainsi ! il est trop tard… je vous jure qu’il est trop tard.

— Non, Marca. J’ai tout arrangé, tout combiné ; vous n’aurez rien à craindre de la colère de Véra ; je vous ai ménagé une retraite sûre jusqu’au jour où la loi me permettra de vous donner mon nom. Alors je me chargerai bien de vous défendre. Tout est arrangé aussi pour le cas contraire… Je ne veux pas faire de mal à celle que j’aime. Si je ne parviens pas à vous persuader, eh bien ! personne ne saura rien de mon désespoir. Si vous me dites non, un non irrévocable, dans une heure je serais loin déjà ; la lettre annonçant mon départ à votre marraine sous un prétexte quelconque est écrite ; je la mettrai à la poste avant de partir. J’irai je ne sais où, car alors je deviendrais fou en restant ici. Il me faudrait mettre des lieues, des pays, des mers, entre nous… ne plus entendre parler de vous pour chercher à renaître à une autre existence où il n’y aurait plus de Marca… plus de Véra. Non ! non ! je ne pourrais pas voir votre mariage, ma bien-aimée ! je ne le pourrais pas !… Je vous dis tout cela pour vous donner le temps de vous remettre un peu. J’ai été obligé de brusquer mon aveu, parce que le temps presse. Mais toutes ces précautions sont inutiles… dites qu’elles sont inutiles ! Venez ; vous n’appartenez pas à ce vilain monde qui nous enveloppe, factice et mauvais ; vous êtes une créature à part, simple, toute vraie, digne d’être aimée… Venez ! Je ne vous fais pas peur, n’est-ce pas ? À la porte, il y a une voiture ; en passant le seuil, secouez la poussière de vos pieds. Vous laisserez derrière vous la richesse ; on vous maudira ; mais votre mari travaillera pour vous, pour toi, ma chère âme, et te bénira éternellement… Viens !…

Marca écoutait, effarée, haletante, ne comprenant qu’à demi ; mais, quand elle sentit qu’Ivan cherchait à l’entraîner, elle se redressa et cria d’une voix à moitié suffoquée :

— J’aime Maxime ! j’aime Maxime ! entendez-vous, j’aime Maxime !

Il s’arrêta net. Ce n’était pas possible ; il avait mal compris ; il souriait à demi, d’un sourire hébété. Alors, se passant la main sur le front, il attendit quelques instants. Ce silence était terrible. Marca sanglotait.

— Vous pleurez, Marca ?

— Vous me faites peur !

— Vous ne voulez donc pas de moi ?

— Non, non. Oh ! partez, je vous en supplie !

— C’est bien. Je m’en vais.

Il attendait pourtant encore, très humble ; tout son emportement avait disparu ; il semblait vieux et cassé.

— Adieu, Marca… adieu mon rêve… adieu tout mon bonheur !

Sa voix tremblait. Marca leva vers lui sa figure d’enfant, toute couverte de larmes.

— Ah ! dit-elle, je vous fais bien de la peine.

Ivan s’approcha d’elle et l’embrassa sur le front.

— Ce n’est pas votre faute. Adieu, Marca…

— Adieu…

Très lentement il s’éloigna.

Véra le vit partir ; elle voulut crier, elle ne le put. Sa voix s’arrêtait dans son gosier. Il s’en allait, il disparaissait de sa vie, et elle n’avait même pas eu l’amère joie de lui crier qu’elle savait son infamie, qu’elle avait entendu ses paroles cruelles, qu’elle avait savouré jusqu’à la lie l’amertume de ses mépris — et qu’elle saurait se venger. Elle demeurait là, froide, immobile. Était-ce la mort qui la prenait ainsi ? Ah ! elle ne se débattrait pas. Ce devait être bon de ne plus vivre, de ne plus rien sentir, de ne jamais plus entendre de ces paroles cruelles qui percent le cœur de part en part. Mourir ? — Oh ! non, pas encore, il lui restait quelque chose à faire ; elle avait presqu’oublié ce que c’était, mais bien certainement il lui restait à faire quelque chose. Mais quoi donc ? Il n’est pas facile de rassembler ses idées quand elles s’en vont on ne sait où. Cependant, par un effort suprême… Voilà ! elle a réussi à lever une main froide et raide, à la porter à sa tête ; le sang recommence à circuler ; non, ce n’était pas un évanouissement complet. Ah !… la mémoire revient, elle sait maintenant ce qui lui reste à faire !

Marca pleurait toujours : elle se disait pourtant qu’il fallait se vaincre, qu’on allait venir, qu’il lui faudrait répondre avec sang-froid aux questions qu’on lui ferait. Elle essuyait déjà ses larmes, cherchant à retrouver un peu de calme lorsqu’elle resta sans mouvement, les yeux démesurément ouverts. Les feuilles d’un grand palmier s’étaient écartées, une main les retenait, et dans l’ombre verdoyante elle vit la figure de sa marraine qu’elle avait peine à reconnaître.

Véra était horriblement belle : une figure de sphinx cruel qui jouit déjà de l’agonie de sa victime. Marca comprit tout : ils étaient tombés, Ivan et elle, dans un piège. Elle se sentit perdue. Véra était sortie enfin de sa cachette ; elle avait retrouvé l’élasticité de ses mouvements, elle avait bondie sur Marca qui ferma les yeux, croyant qu’elle allait mourir. Les mains de Véra lui serraient les poignets avec une telle force, que la douleur arracha un cri à la jeune fille.

— Que je te regarde bien, que je voie une fois pour toutes ce qui a pu le séduire ! Vraiment, il a bon goût !… te préférer à Véra de Schneefeld… Mais parle donc, fille du ruisseau, que j’entende ta voix… cette voix qu’il aime…

Marca ne put articuler une parole.

— Tu m’as dit hier, je crois, que personne ne te faisait la cour. Tu es menteuse comme tu es ingrate.

— Vous avez pu entendre vous-même… Non, je n’ai pas menti… Je ne savais pas…

— Les filles de ton espèce ont le secret de toutes les infamies.

Elle ne savait ce qu’elle disait, mais elle tenait sa victime, et lui broyait les poignets.

À ce moment on entendit un bruit de pas. Le baron Jean et son fils s’arrêtèrent étonnés au seuil de la porte. Véra partit d’un éclat de rire, un rire de folle, aigu et terrible.

— Ah ! c’est vrai, j’avais oublié… vous venez bien à propos. Votre demande est agréée, messieurs ; voici la jolie fiancée, prenez-la, mais prenez-la comme elle est, mendiante, sans famille, sans nom, avec la réputation tarée que je compte bien lui faire. Je l’ai surprise ici avec son amant…

Véra avait rejeté Marca avec une telle violence que la pauvre enfant était presque tombée aux pieds de Maxime.

Elle se redressa d’un bond :

— Madame, s’écria-t-elle, vous savez bien qu’il n’en est rien ! C’est une infâme calomnie… Personne ne le croira !

— Je ne le crois pas, moi !

Maxime avait dit cela fièrement. Marca eut un cri de joie, et s’élança dans les bras ouverts de son fiancé.

— Et quand cela serait faux, je le dirai, moi ! cria Véra, et tout le monde me croira.

La Cosaque poussée à bout reparaissait tout entière ; elle continua :

— À toute jeune fille qui va se marier, il faut une victime, sinon sa vanité en souffre ; il faut avoir la gloire de dire non à quelqu’un avant de dire oui à son mari. Et savez-vous qui elle a choisi pour ce rôle ? Le seul homme que j’aie jamais aimé, mon amant, Ivan Nariskine ! J’avais recueilli cette misérable, j’en avais fait ma fille, et c’est elle qui me prend mon amour… pour se distraire ! Et elle est si sotte, si basse de nature, qu’elle n’a même pas su comprendre l’honneur que voulait lui faire ce grand artiste. Elle lui préférait… qui ? un Maxime de Schneefeld… Oh ! ce n’est pas le moment des ménagements : quand une femme est blessée à mort, elle ne songe pas à épargner la vanité des autres. Et je suis blessée à mort… Mon amour pour cet homme que j’avais trouvé pauvre, inconnu, triste et à qui j’avais donné le bonheur ; mon amour pour cet homme, c’était ma vie même ! Je l’aimais… je l’aimais, moi qui n’avais jamais rien su aimer sur la terre…

Elle se parlait à elle-même plus encore qu’aux autres. Elle avait les gestes vagues d’une folle. Tout d’un coup elle se releva, et voyant Marca toujours auprès de Maxime, elle lui cria :

— Tu es encore ici ? Mais tu ne comprends donc pas ? Je te chasse. Je t’ai prise à la rue, retourne à la rue ! Tu m’as demandé une fois ton histoire ; la voici : Ta mère était une petite ouvrière de seize ans, qui massacrait le français, qui avait bêché la terre, comme ses parents, de misérables paysans. Ma charité l’avait ramassée demi-morte. On l’avait séduite… cela va sans dire, — vous autres n’êtes-vous pas là pour cela ? Elle est morte en te mettant au monde. En voilà assez, je pense ; retourne d’où tu viens ; je ne te connais plus.

— Pardon, ma tante… vous m’avez donné Marca pour femme, je la garde comme telle… Je l’aime.

Le baron Jean, qui était resté tout ce temps muet de surprise, s’avança vers son fils, furieux et menaçant.

— Merci, Maxime, merci ! dit Marca ne voyant que lui, oubliant tout le reste. Je sais bien que cela ne peut être que je sois votre femme ; mais vous avez voulu me défendre, je vous en aimerai toute ma vie. C’est fini pourtant ; Marca de Schneefeld n’existe plus. Il n’y a à sa place qu’une pauvre fille dont je ne sais pas même le nom. Adieu.

Elle s’éloignait, les yeux toujours fixés sur lui.

— Imbécile ! cria Véra de sa voix dure, tu la veux, tu l’aimes. Mais prends-la donc pour maîtresse ! N’est-elle pas faite pour cela !

Marca jeta un cri et s’élança vers sa marraine. Elle la regarda bien en face : Alors, sans un mot elle arracha en tremblant ses bagues, ses boucles d’oreilles, les jetant pêle-mêle aux pieds de celle qui les lui avait données. Elle s’acharnait à un bracelet qu’elle portait au bras, quand elle se rappela d’où il lui venait.

— Non, celui-là est à moi, — c’est ma pauvre petite maman qui me l’a donné.

Une seconde après, elle avait disparu.

Maxime, morne et mécontent, ne chercha pas à la retenir. Il ne la suivit pas.