Charpentier (p. 264-283).



CHAPITRE XXI


Le long mois d’attente passa bien lentement, et la lettre d’Amérique n’arrivait pas. Marca se dit que, tout en comptant largement le temps nécessaire, elle n’avait pas songé au déplacement possible de la famille. Elle ne pouvait passer devant la concierge sans faire sa petite question habituelle :

— Il n’y a rien pour moi aujourd’hui ?

La concierge, à la fin, lui répondit très brusquement qu’elle n’avait pas pour habitude de garder les lettres des locataires. Elle n’aimait pas les personnes qui ne payaient pas régulièrement, et Marca devait son mois. Elle n’osa plus rien lui demander.

Pierre la rencontrait quelquefois dans l’escalier ; mais ils ne se disaient plus grand’chose. Le jeune homme se sentait froissé dans son amour-propre ; il voyait dans la conduite de Marca un mépris pour sa classe, une morgue de fille élevée dans le luxe, et il devenait dur et méprisant, lui aussi. Cependant, au fond, il l’aimait toujours ; il ne pensait qu’à elle, et si, dans leurs rencontres, elle eût levé ses yeux pleins de larmes vers lui, toutes ses mauvaises pensées, toutes ses vilaines rancunes se seraient évanouies, comme par enchantement. Il se souvenait des angoisses de madame Langlois, et de sa promesse d’être toujours là pour secourir sa fille d’adoption ; plusieurs fois il chercha à venir en aide à sa voisine ; mais il le faisait gauchement, et elle ne voulait rien accepter.

Elle répondait toujours qu’elle avait trouvé de l’ouvrage, et lui montrait des paquets de linge grossier qu’elle cousait pour de grands magasins. Il voyait qu’elle était pâle, qu’elle avait maigri, qu’elle ne montait plus les escaliers de son pas vaillant de fille bien portante. Cependant elle souriait doucement, tout en répondant à ses questions. Il lui demandait d’un air farouche quand elle partait pour l’Amérique : « Je ne sais… je n’ai pas encore de réponse — cela sera pour demain sans doute… » Et, malgré lui, le cœur lui battait très fort ; l’espoir est une chose qui résiste longtemps.

Marca avait, en effet, trouvé un peu d’ouvrage ; on lui donnait quelques sous pour un travail de douze heures. Elle était inexpérimentée, elle voulait faire trop bien, et elle n’en finissait pas.

Ce mot : du pain ! n’était pas un vain mot maintenant. Elle en était arrivée à ne manger à peu près que cela. Et cependant, dans deux ou trois jours, elle devrait deux mois entiers pour son logement. C’est qu’elle avait été assez longtemps sans trouver même ce travail d’aiguille. Un jour, au désespoir, se rappelant tout ce que M. Nariskine lui avait témoigné d’intérêt, même avant d’avoir songé à l’aimer, elle s’était décidée à aller le trouver ; il était trop généreux et trop fier pour abuser de cette confiance. Mais l’atelier était fermé ; des lettres et des cartes attendaient dans la loge du concierge. Marca laissa un petit mot, priant qu’on voulût bien l’envoyer avec le reste, aussitôt qu’on aurait une adresse.

Tout lui manquait ; elle se demandait comment elle pouvait continuer à vivre, comment il se faisait que le chagrin ne la tuât pas ; mais tous les jours elle avait de nouveau faim, et toutes les nuits elle dormait tant bien que mal. La jeunesse est vivace ; une fille de dix-huit ans ne meurt pas parce qu’elle veut mourir. Elle souffrait pourtant beaucoup — surtout du froid. Dans sa mansarde le vent entrait, l’eau y gelait souvent. Il lui arrivait de se mettre au lit pour ne pas s’engourdir tout à fait tandis qu’elle travaillait.

Et, malgré tout, elle espérait encore… De sa fenêtre, l’aiguille à la main, elle guettait le pavillon ; souvent, le soir, elle voyait de la lumière aux fenêtres. Maxime fêtait ses amis.

Un jour, au magasin, on lui dit qu’il n’y avait plus de travail pour elle. Elle resta hébétée, regardant la petite somme qu’on venait de lui donner. Plus de travail… Alors ?…

En sortant, elle rencontra Maxime…

Elle l’avait évité avec tant de soin à la maison, et là, dans la rue, devant des indifférents qui passaient, elle se trouvait face à face avec lui ! Elle faillit s’évanouir.

— Marca, ma petite Marca, je t’en supplie… Ne suis-je pas ton cousin ? N’ai-je pas le droit de t’aider ? Si tu savais comme j’ai des remords… Devant ma table bien servie, je songe à toi… Je ne suis plus gai du tout ! On parle de me marier ; mais je ne le veux pas… Je t’aime toujours. Viens, laisse-moi te conduire quelque part où l’on t’apportera des vêtements chauds… Tu as froid, je le sens. Et cette dame qui t’avait adoptée ?

— Elle est morte.

— Que fais-tu alors ?

— Je travaille. On vient de me payer ; vois !

Elle montra l’argent.

— Où demeures-tu ?

— De ma fenêtre je te vois tous les jours… ma mansarde regarde ton hôtel.

— Marca !… et je ne t’ai jamais rencontrée !

— Je guettais ton départ avant de sortir.

— Tu ne m’aimes donc plus ?

— Je t’aime plus que jamais… c’est pour cela que je ne dois pas te voir. Quelqu’un… un ouvrier qui voudrait m’épouser, sait que je t’aime. S’il nous voyait ensemble, je serais perdue de réputation. Adieu.

— Non pas !

— Tu veux donc un scandale en pleine rue ? Que diraient tes beaux amis ? Tu rougirais si nous les rencontrions…

— J’irai te trouver chez toi…

— Ma porte est toujours fermée. Je crierais… Mon voisin Pierre viendrait à mon secours.

— Qu’est-ce qu’il est, ce Pierre ?

— Un homme de cœur. Si je n’avais pas été folle, je l’aurais aimé. Après tout, je suis de sa classe à lui et non de la tienne. Adieu.

Elle s’était esquivée, elle était déjà loin ; mais, au moins, maintenant il savait où la trouver. Laure était de retour, le voyage de noce fini ; elle n’avait pas mauvais cœur au fond ; elle n’était plus sous la tutelle de leur mère ; ils iraient ensemble. Marca ne refuserait pas de se laisser aider par une femme. Il alla chez sa sœur presque en courant. Laure était sortie, elle dînait en ville, on ne l’attendait que tard. — Ce sera pour demain, se dit Maxime, et sa conscience se tint pour satisfaite.

Marca ne songea pas à s’acheter du pain en rentrant ; elle avait d’autres choses en tête. La concierge l’arrêta au passage..

— Vous devez deux mois, mademoiselle ; si vous n’avez pas payé avant demain à midi, le propriétaire m’a signifié que vous deviez partir ; vos meubles répondront du loyer.

— Tenez… Et Marca donna l’argent qu’elle avait dans la main.

La concierge compta. Il y avait un franc quarante centimes.

— C’est pour vous moquer des gens !

— C’est tout ce que j’ai, — fit la pauvre enfant.

— Eh ! bien, alors, demain votre chambre sera louée. Ce n’est pas ma faute, ajouta-t-elle, voyant le désespoir muet de la jeune fille. Voulez-vous que j’en parle à M. Pierre ?

— Non, non !

— Je croyais bien que vous étiez brouillés. C’est pour cela que je ne lui ai rien dit encore. Après tout, il y a bien des métiers qu’une jolie fille comme vous pourrait faire… seulement, faut pas faire la dégoûtée !

Ce n’était pas la première fois que Marca entendait des mots équivoques comme ceux-là. Ils lui venaient des magasins où elle portait son ouvrage, des trottoirs où elle passait vite, de peur qu’on ne l’arrêtât. Elle sentit ses joues s’empourprer, quoiqu’elle ne comprît qu’à moitié.

— Je vais chercher de l’ouvrage, dit-elle. Mais elle trébucha en sortant ; elle était très faible. Le matin, de bonne heure, elle n’avait mangé qu’une bouchée de pain restée de la veille ; depuis, elle ne sentait pas la faim, seulement elle tremblait fort.

La nuit venait, et elle continuait encore son triste pèlerinage ; on lui faisait toujours la même réponse : la saison de grande vente était passée ; on n’avait pas de travail à donner en ce moment. Elle allait toujours ; les pensées se brouillaient dans sa tête ; elle se sentait très malade. Enfin, n’en pouvant plus, elle s’assit sur un banc du boulevard.

C’était l’heure du dîner ; elle se trouvait en face d’un grand restaurant ; des bouffées lui venaient par un soupirail des cuisines au sous-sol. À travers les larges glaces du restaurant, elle voyait de petites tables bien servies ; la serviette raide et luisante pliée savamment sur chaque assiette, cachant à demi un petit pain doré ; des hors-d’œuvre, sur leurs raviers, étaient rangés coquettement ; des garçons affairés allaient et venaient ; peu à peu les dîneurs prenaient possession des petites tables et dépliaient les serviettes. Elle suivait cela des yeux, le mieux qu’elle pouvait, à travers les fenêtres, y prenant un intérêt poignant ; les pains dorés surtout la tentaient. Elle était incapable de raisonner, la tête lui tournait trop pour cela, et des nuages rouges lui passaient devant les yeux. Ce qui la poussait, c’était la faim, faim brutale, terrible, qui la faisait souffrir cruellement ; depuis des semaines elle n’avait pas mangé une seule fois comme on doit manger quand on a dix-huit ans ; depuis de longues journées, elle n’avait eu que du pain, juste assez pour ne pas tomber d’inanition.

Et sa pauvre petite mère était morte presque heureuse en murmurant : « Au moins elle n’aura pas faim, elle ! »

Cependant elle ne pouvait pas rester sur ce banc toute la nuit ; elle sentait que les passants la regardaient d’une façon étrange ; il fallait partir. La soirée avançait, des gens heureux et bavards se pressaient pour arriver au théâtre à temps ; il faisait très clair sur le boulevard, les devantures des magasins flamboyaient ; elle redoutait cette lumière, elle aurait voulu se cacher quelque part dans une obscurité complète. Alors elle pensa à sa chambrette triste et froide ; on ne devait la chasser que le lendemain, elle pourrait donc encore y dormir quelques heures. Après ?… eh bien ! elle finirait peut-être par mourir — cela s’était vu, des gens en plein Paris, au milieu de tout ce luxe, qui mouraient de faim dans des mansardes !

Il lui fallut très longtemps pour regagner la maison : elle était si faible qu’elle se traînait à peine. En passant devant la loge elle entendit la concierge lui crier :

— Vous savez… si demain vous ne payez pas, on vous met à la porte ! Le propriétaire l’a dit encore tantôt.

Sans répondre, elle passa, se tenant à la muraille. Tout à coup elle sentit deux bras qui l’entouraient, et la voix de Maxime était dans son oreille. — Elle ne songea même pas à se débattre ni à crier.

— Je l’ai entendue, cette femme ! On veut te chasser… Tant mieux ! Tu auras lutté, ma pauvre mignonne, tu auras fait ton possible ; mais vois-tu, cela ne pouvait pas être… Toi, élevée en princesse…

— J’ai faim… dit Marca.

— Viens, tu mangeras, tu te réchaufferas. N’aie pas peur, on ne te verra pas… Je viens de renvoyer mon domestique ; un souper froid est préparé pour le retour du théâtre, à côté d’un feu qui flambe… Viens.

— Mais tu sais bien que je ne le peux pas, murmura la pauvre fille… Ne vois-tu pas que je t’aime, mon Maxime… Il faut que tu me laisses passer…

— Écoute, ma chérie !… écoute bien. Ne me connais-tu pas assez pour te fier à moi ? À te voir ainsi à demi mourante de faim, de froid, tout mon cœur se serre. Je te jure que tu partiras quand tu le voudras ; je ne te demanderai même pas à embrasser le bout de tes pauvres doigts glacés… je t’aime bien… Ah ! je ne croyais pas t’aimer autant. Mais tu m’es sacrée. Laisse-moi être ton cousin, ton frère, pour ce soir au moins.

— J’ai si faim ! — Elle répétait cela, ne sachant pas bien ce qu’elle disait. Tu sais, Maxime, j’avais encore un peu d’argent tantôt ; mais je l’ai donné à la concierge sans songer qu’il me fallait au moins du pain… Depuis, je marche, cherchant de l’ouvrage ; mais je n’en ai pas trouvé. Il me semble qu’il y a des mois que je marche… je suis bien lasse, va !

Pour toute réponse, il l’enleva dans ses bras, comme un enfant malade ; et elle se laissa faire. Une fois déjà, il l’avait tenue ainsi, et il l’avait alors sauvée d’un grand danger : il la sauverait encore !

Il était très tard, quand Pierre, fatigué de son travail, rentra enfin. La lune, déjà vieille, jetait une lueur blafarde sur toute la maison endormie ; il n’y avait de lumière que dans le petit hôtel au fond de la cour. Pierre s’arrêta un instant, contemplant avec un sourire amer le logis de celui que Marca aimait, et qui, lui, l’oubliait si gaillardement. Il y avait, sans doute, au pavillon une belle orgie qui durerait jusqu’au matin. Pendant qu’il regardait, la porte s’ouvrit discrètement ; il était trop loin pour voir ce qui se passait ; mais quelqu’un s’en allait. Il eut la curiosité de voir qui ce pouvait être ; il aurait voulu forcer Marca à voir comme lui, afin de la dégoûter à tout jamais de ce viveur qu’elle aimait encore ; car cette ombre qui glissait était une ombre féminine. Il se blottit bien dans la porte.

La jeune femme franchissait un espace éclairé par la lune — il eut une suffocation : il avait reconnu que cette femme, c’était Marca.

Elle approchait, et alors, brusquement, il quitta sa cachette et se mit devant elle, dans la lumière blanche, ne disant pas un mot, mais la regardant.

— Pierre… ce n’est pas vrai ! Vous vous trompez, mon ami…

Mais ses paroles expiraient sur ses lèvres : elle sentait qu’il ne la croyait pas.

— Je me trompe en croyant que vous venez de chez votre amant ? Savez-vous qu’il est deux heures du matin ?

— Écoutez-moi !

— À quoi bon ?… Et dire que je l’aimais, que je la voulais pour ma femme, que je l’aurais adorée, vénérée !

— Je mourais de faim et de froid ; il m’a donné à manger ; je me suis réchauffée à son foyer ; il pleurait en me voyant si malade ; — et, quand j’ai voulu partir, il m’a ouvert la porte. Demain sa sœur viendra me prendre et toutes mes misères seront bien finies. Si j’avais fait mal, il ne m’amènerait pas sa sœur, n’est-ce pas ?

— Je ne vous crois pas — vous mentez !

Elle ne savait plus que dire. Elle restait là sous la lumière de la lune, levant vers lui ses beaux yeux voilés de larmes. À quoi bon chercher à se justifier, s’il ne voulait pas la croire ?

— Laissez-moi passer, Pierre. Vous étiez bon pour moi, dans le temps, — et je vous en remercie. Un jour vous direz : « J’ai été trop dur ; elle disait pourtant la vérité peut-être… »

— Vous aviez faim ? J’étais là ; et vous ne m’en disiez rien. Savez-vous pourquoi ? Parce que vous ne vouliez rien me devoir. Vous aviez peur qu’un jour je ne vinsse vous dire de nouveau : « Soyez ma femme. » Et vous aimez mieux être la maîtresse de ce beau fils, que la femme d’un honnête garçon qui a porté la blouse… qui est du peuple comme vous !

Elle avait peur ; elle aurait voulu crier, mais elle n’en avait pas la force. Cependant elle finit par dire très doucement :

— Je vous jure que vous vous trompez… je n’ai rien fait de mal…

— Pauvre enfant…

Il était pris d’un attendrissement soudain.

— Pauvre malheureuse ! si ce n’est pas encore aujourd’hui, ce sera demain. C’est inévitable ; vous l’aimez et il vous donne à manger : il vous offrira un refuge que vous accepterez. Est-ce qu’un beau monsieur comme lui donne quoi que ce soit pour rien ? Vous ne connaissez pas la vie… vous résisterez un jour, deux, plus peut-être ; mais vous finirez bien par céder. Il ne vous épousera pas, je pense — et vous l’aimez : c’est fatal…

Il la laissa et s’enfuit en courant.

Marca ne bougeait pas ; elle était horriblement pâle ; les paroles de l’ouvrier retentissaient dans ses oreilles ; elle voyait qu’il disait vrai. Elle s’était bercée d’une illusion, voyant Maxime à ses pieds, bien soumis, bien respectueux, pleurant de pitié et d’amour devant elle ; il était patient, parce qu’il savait bien qu’il n’avait qu’à attendre un peu ; il avait parlé de Laure, mais ce n’était que pour la rassurer : elle sentait bien que Laure ne viendrait jamais à elle.

Et tout d’un coup elle entendit la voix dure de sa marraine qui disait : « Imbécile, si tu l’aimes, prends-la comme maîtresse… elle est là pour cela… »

Pierre avait dit que c’était fatal…

Sa tête se perdait ; elle avait peur ; elle grelottait de fièvre ; elle voulait aller quelque part, bien loin, où on ne la trouverait plus, où on la laisserait mourir en paix : — Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-elle tout bas, je ne veux pas faire mal. Vous savez bien que je ne veux pas faire mal…

Un locataire attardé carillonnait à la porte ; quand enfin elle s’ouvrit, Marca en profita pour se glisser dans la rue, sans bien savoir ce qu’elle faisait.

Elle allait très vite. Où ?… Elle n’en savait rien. Cependant, au milieu de la fièvre qui la brûlait, elle gardait assez de présence d’esprit pour éviter les rares passants qui se retournaient afin de la mieux voir. Elle allait de plus en plus vite ; elle eut conscience qu’une fois on chercha à l’arrêter ; mais elle glissa rapidement et continua son chemin.

Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire ; mais elle voulait fuir ; elle ne pouvait plus voir Maxime… elle en avait peur.

Il faisait très noir ; la lune disparaissait dans les nuages ; le froid du petit matin se faisait sentir. Marca allait toujours. Enfin elle comprit qu’elle laissait la ville derrière elle. Il y avait moins de maisons, et beaucoup plus d’arbres ; elle entendait un bruit qu’elle reconnut, un bruit qu’elle entendait au beau temps où elle était heureuse, là-bas à la campagne, quand il faisait chaud, et qu’on se reposait sous les saules — le bruit sourd de la rivière. Cela lui faisait plaisir, des bouts de phrases lui revenaient ; elle entendait la voix de Maxime qui disait : « J’aimerai toujours cette rivière qui t’a jetée dans mes bras… » Elle se rappelait comment elle avait failli mourir alors, et que cela ne faisait pas souffrir beaucoup ; Maxime l’avait sauvée…

D’instinct elle se rapprocha ; il lui semblait que le murmure de l’eau l’appelait ; du reste, la fièvre, très forte maintenant, lui donnait une soif terrible, et sa tête était brûlante.

Le matin venait, très froid, très triste. Elle se trouvait déjà loin de Paris ; des maisons de campagne avec leurs jardins se dessinaient dans la demi-lumière. Elle avait trouvé un petit sentier qui longeait la rivière. Elle était horriblement lasse ; enfin elle s’assit sur une grosse pierre tout au bord, se disant qu’elle était très malade, se demandant sans en avoir grand souci, du reste, ce qu’elle allait devenir. De nouveau ses idées se brouillaient. Elle se croyait encore à la campagne ; elle entendait les voix de Laure et de Claire qui se jouaient dans l’eau ; très distinctement, il lui vint à l’oreille un joyeux cri de Maxime qui l’appelait.

La rivière la tentait ; la fièvre devenait de plus en plus forte, le délire s’en mêlait ; il lui fallait un peu d’eau fraîche… Elle se pencha… et se laissa aller.…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Mademoiselle Marca de Schneefeld, s’il vous plaît.

Ivan Nariskine se tenait à la porte de la loge, et touchait son chapeau, très poliment. Il lui sembla remarquer une certaine confusion, plusieurs personnes étaient dans la loge, parlant à voix basse.

— Monsieur, je voudrais bien pouvoir vous répondre. On la cherche ; elle a disparu cette nuit… on craint un malheur. Elle devait deux mois, et dame ! ce n’est pas ma faute si j’avais été forcée de lui signifier son congé…

— Son congé ? Mais je ne comprends pas… elle avait des amis…

— Des amis ? ah ! ben oui — de beaux amis qui la laissaient mourir de faim !

La concierge maintenant s’indignait très fort contre « ces gens-là » ; hier encore, elle trouvait cela tout naturel.

— Et voyez comme les choses en ce monde vont de travers ! Tous les jours elle me demandait s’il n’y avait pas de lettre d’Amérique pour elle… et ne voilà-t-il pas qu’elle arrive ce matin, bien lourde, bien cossue, qui apporte des secours sans doute ?… et tout cela trop tard. Mais voilà ces messieurs, ils vous en diront plus long que moi.

Maxime et Pierre rentraient.

Au petit matin Pierre, pris de remords, s’était décidé à frapper à la porte de sa voisine ; il lui semblait ne l’avoir pas entendue monter. Il frappa deux, trois fois — pas de réponse. — Alors il chercha à ouvrir la porte : ce n’était pas difficile, elle n’était pas fermée à clef. Tout était en ordre, le lit n’avait pas été touché. Alors il descendit quatre à quatre, et réveilla Maxime, qu’il ne connaissait pas, en lui intimant l’ordre de l’accompagner dans sa recherche de la fugitive. Maxime, tout ensommeillé, ne comprenait pas. L’ouvrier répéta ses paroles, raconta la scène de la nuit, n’adoucissant rien. Quand il vit Maxime bouleversé, il lui pardonna. Depuis six heures du matin ils couraient de poste en poste, faisant jouer le télégraphe, demandant des nouvelles de la pauvre égarée, à tous les échos.

Ivan alla à leur rencontre ; le moment n’était pas à faire des cérémonies. Maxime lui expliqua ce qui se passait. Pierre lui dit tout de suite : « Vous êtes M. Nariskine, le peîntre. Elle m’a parlé de vous. » Alors les trois hommes qui avaient aimé Marca se réunirent pour la chercher de nouveau.

Toute la journée se passa sans nouvelles.

Vers le soir pourtant on apprit qu’une jeune fille avait été retirée de la Seine ; elle était vêtue de noir ; mais n’avait rien sur elle qui pût établir son identité.

Il fallait aller voir — à la Morgue.

Tous trois s’y rendirent ensemble. À la porte, assis sur un banc, ils trouvèrent un homme. Celui-ci leva les yeux et les appela : c’était M. de Vignon, très vieilli.

— N’entrez pas, c’est trop triste. C’est bien elle… Elle était ma fille. Je vous jure que je n’en savais rien. Sa mère était une petite ouvrière… Souvent, cela ne tire pas à conséquence… Une fois j’ai voulu examiner un petit bracelet que Marca portait ; mais elle s’y est refusée. Tout à l’heure on l’a ôté. À l’intérieur j’avais, il y a dix-neuf ans, griffonné des initiales, une date. À la loupe, j’ai retrouvé le griffonnage… C’était cela. — Ah ! que c’est donc bête, la vie !… Vous voulez voir ? entrons alors… C’est moi qui l’enterre, vous savez !

On avait voulu faire un enterrement bien simple, où seuls les quatre hommes seraient allés. Mais l’histoire se raconta ; le cimetière était plein de monde ; des femmes sensibles pleuraient. Il n’y avait qu’une voix pour maudire Véra. De la famille de Schneefeld, Maxime était le seul présent ; il suivait tout de suite après M. de Vignon. Une belle couronne blanche avait été envoyée avec ces mots : « Claire à Marca. »

Le lendemain, dans un grand journal, un article racontait l’histoire, demandant qu’il fût interdit aux grandes dames d’adopter, sans des garanties sérieuses, des enfants, pour les jeter ensuite dans la rue — cette rue qui mène droit à la Seine. L’article était écrit avec une passion, avec une éloquence farouches, et signé Pierre Dubois.

Véra reçut le journal, on le lui envoya de partout.

Elle menait à Saint-Pétersbourg une vie insensée, elle avait la frénésie de jeter son argent par toutes les fenêtres de son palais ; sa jeunesse l’avait abandonnée, elle se fardait. Autant elle avait été naguère rigide en toutes choses touchant aux convenances, autant maintenant elle semblait chercher le scandale. Elle avait songé à aller à la poursuite d’Ivan ; puis elle y avait renoncé. Elle se réjouissait d’avance en songeant au moment où son amant retournerait à Paris. Bien des choses s’étaient passées à peu près comme elle l’avait prévu ; seulement ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était le dénouement de l’histoire.

L’espèce de légende qui désormais s’attacherait au nom de sa filleule, la fit entrer dans une rage tenant de la folie ; l’article du journal, qui lui arrivait à des dixaines d’exemplaires, ajouta à sa frénésie. Une nuit, elle eut une attaque de paralysie, qui la laissa complètement au pouvoir de ses domestiques. Elle ne pouvait ni bouger ni parler ; mais le cerveau travaillait encore ; les yeux, inquiets, terribles, cherchaient un visage connu.

Son beau-frère, toujours dévoué, fit le long voyage pour aller la soigner. Elle vécut plusieurs mois encore. Enfin, à sa mort, le baron Jean respira ; malheureusement pour lui, elle avait fait un testament.

Sa fortune allait tout entière à une fondation pour les enfants trouvés. Il y avait cependant un cadeau considérable pour Claire.

Le baron Jean retourna à Paris, jurant comme jamais baron allemand ne jura. Voilà donc à quoi avait abouti toute sa diplomatie !



FIN.