Manuel de la parole/15/10

J.-P. Garneau (p. 176-177).

RAPIDITÉ DE LA VIE


La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux : on nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est prononcée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner sur mes pas : Marche, marche. Un poids invincible, une force irrésistible, nous entraîne ; il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non, il faut marcher, il faut courir, telle est la rapidité des années. On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche, marche. Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé ; fracas effroyable, inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains, du matin au soir, quelques fruits qu’on perd en les goûtant. Enchantement ! toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux. Déjà tout commence à s’effacer ; les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, les couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires ; tout se ternit, tout s’efface : l’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord, encore un pas. Déjà l’horreur trouble le sens, la tête tourne, les yeux s’égarent, il faut marcher. On voudrait retourner en arrière ; plus de moyen : tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé.

Je n’ai pas besoin de vous dire que ce chemin, c’est la vie ; que ce gouffre, c’est la mort.

Bossuet.