Manuel de la parole/15/09

J.-P. Garneau (p. 175-176).

LE MISANTHROPE, A. I, SC. 1.


Alceste, Philinte.
PHILINTE

Vous voulez un grand mal à la nature humaine.

ALCESTE

Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.

PHILINTE

Tous les pauvres mortels sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien dans le siècle où nous sommes…

ALCESTE

Non, elle est générale, et je hais tous les hommes,
Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l’injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.

Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
On sait que ce pied plat, digne qu’on le confonde,
Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
Et que par eux, son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu ;
Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne.
Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient et nul n’y contredit.
Cependant sa grimace est partout bien venue ;
On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
Et, s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.

Molière.