V. — Les variations quantitatives dus facteurs de la production dans l’économie


101. Comment on peut les mesurer. — Il est intéressant de rechercher ce qui peut faire varier la quantité du travail, de la terre et du capital dont la société dispose. Mais pour entreprendre une telle recherche il faut d’abord avoir adopté, pour les trois facteurs de la production, une mesure. Quelle sera donc cette mesure ?

Pour ce qui est, en premier lieu, du capital, il est clair qu’il n’y a qu’une mesure de possible, à savoir celle qui consiste à considérer dans le capital sa valeur. Cette mesure est seule possible, à cause de l’extrême diversité des biens qui composent le capital. Et toutefois il est nécessaire de se rendre compte que cette mesure du capital — quand il s’agit de questions concernant, non point une partie très limitée de l’économie, mais cette économie dans son ensemble — est très imparfaite. La valeur d’un complexus de biens comme celui qui constitue le capital social à un moment donné ne nous renseigne que très mal sur le « degré capitalistique » de l’économie et sur les possibilités de production que crée ce capital, bref, sur les problèmes qu’on peut se proposer de résoudre quand on s’occupe des variations quantitatives du capital social : et cela, parce que cette valeur résulte en partie de facteurs comme la quantité de la monnaie en circulation, le taux de l’intérêt, etc.

Passons au travail et à la terre. On peut les mesurer, eux aussi, par leur valeur. Seulement cette mesure, appliquée à des biens moins hétérogènes que le capital, sera plus défectueuse encore qu’elle n’était par rapport à celui-ci. La valeur des terres par exemple — c’est là un fait bien connu — peut s’accroître précisément parce que les ressources en terres vont diminuant — d’une façon absolue ou d’une façon relative —.

Mais n’a-t-on pas, pour le travail et la terre, une mesure physique[1] ? La quantité de travail dont la société dispose serait indiquée par le nombre des travailleurs, la quantité de terre par la superficie des terrains utilisables. Objecte-t-on qu’on ne saurait égaler un hectare de pâturage de montagne à un hectare de terre d’alluvion, ni le travail d’un manœuvre à celui d’un ouvrier d’art, d’un ingénieur, d’un chirurgien éminent ? Il est possible, est-il répondu, d’ôter à cette objection son fondement. Une étendue donnée de terre sera affectée d’un certain coefficient selon qu’elle sera, par exemple, plus ou moins fertile ; dans le travail il faudra considérer de même, en même temps que sa durée, l’habileté, le talent qu’il indique chez celui qui l’a fourni.

Toutefois, même avec cette complication la mesure physique du travail et de la terre demeure quelque chose de très grossier. Attachons-nous aux terres. Il suffirait sans doute d’en relever la superficie et d’en estimer la fertilité, si certaines hypothèses simples étaient réalisées, par exemple si chaque terre produisait toutes les denrées que les terres peuvent produire, et si le rapport de ce que donne chaque terre à ce que donnent les autres terres était le même pour toutes les denrées. Mais les faits ne sont pas conformes à de telles hypothèses, et il en résulte que la fertilité des terres n’est point quelque chose de fixe, d’absolu. Telle terre est tenue pour fertile qui ne peut donner qu’une seule denrée, parce que dans le système présent de la production on trouve avantage à lui faire produire cette denrée ; mais avec un agencement différent des moyens productifs, on serait amené peut-être à produire la denrée en question, ailleurs, en plus grande quantité : et si la culture de notre terre cessait par là d’être avantageuse, pourrait-on la dire encore fertile[2] ?

Cependant, malgré les observations qu’on vient de voir, la mesure physique du travail et de la terre reste la meilleure ; et c’est d’elle que nous nous servirons.

102. Hypothèse d’un savoir stationnaire. — Revenons donc à la question que nous posions tantôt. Pour répondre à cette question, nous nous placerons tout d’abord dans l’hypothèse d’un savoir qui demeurerait stationnaire.

1o Les ressources de l’humanité en terre s’accroissent, au point de vue de la quantité proprement dite, par l’occupation et la mise en valeur de territoires déserts aujourd’hui. Elles diminuent, d’autre part, par l’épuisement lent des mines et des carrières que l’on exploite. Car pour ce qui est des déplacements des côtes, il y a semble-t-il compensation, à peu de chose près, entre ceux qui accroissent la superficie des terres et ceux qui la diminuent.

Quant à la fertilité des terres, elle est modifiée sans doute par ces changements qui se produisent d’une manière continue dans les climats des différentes régions du globe ; mais il est impossible de déterminer si ces changements, au total, tendent à faire l’humanité plus riche ou moins riche. On pourra, toutefois, assimiler à un accroissement de la fertilité des terres — bien que cette assimilation ait quelque chose d’un peu arbitraire, et que le phénomène dont nous voulons parler ici puisse être placé également en tel autre endroit du tableau que nous essayons de dresser — cette augmentation du rendement des terres qui se produit quand des races économiquement arriérées sont supplantées, au point de vue de la propriété du sol, par des hommes appartenant à des races plus avancées. On a estimé que la densité de la population, chez les peuples vivant exclusivement de chasse et de pèche sur des terres pauvres, allait de 0,0017 à 0,0088 habitant par kilomètre carré, tandis que cette densité se tient entre 1,77 et 5,13 habitants au kilomètre carré dans les pays où l’on pratique une agriculture primitive, avec un peu d’industrie et de commerce, qu’elle est de 70 habitants au kilomètre carré dans les contrées purement agricoles du sud de l’Europe, et qu’elle s’élève à 177 habitants par kilomètre carré dans les contrées agricoles des tropiques[3]. De pareils chiffres donnent une idée des conséquences que la colonisation peut avoir, dans ces cas que nous indiquions, au point de vue de l’utilisation des terres.

2° Pour ce qui est du travail, la quantité — au sens étroit du mot — que l’humanité peut en dépenser varie, peut-on dire si l’on veut s’en tenir à une approximation, avec le nombre des hommes. Mais ce n’est là qu’une approximation assez large. Pour serrer la réalité de plus près, il faut consulter les dénombrements qui peuvent être faits des êtres humains qui remplissent des fonctions productives[4]. Ou bien encore on peut apporter à cette indication que donnent les recensements de la population des corrections multiples : il faut corriger cette indication en tenant compte, par exemple, de la répartition de la population entre les âges divers ; il faut prendre en considération, encore, le nombre des enfants qui travaillent, et le nombre des femmes qui travaillent. On comprend aisément que le nombre des travailleurs doit être plus grand lorsque, par rapport à un même chiffre de population, le nombre des enfants et celui des vieillards son ! plus petits. Or, ces nombres varient d’une manière assez notable, comme le montre le tableau suivant[5] :

Nombre ri’liahi « nta sur l.lKXl 1 1 au-dessous de ! ■ ans Italie 262 351. 348 322 32f 381 34*i 15— 1U 10-6(1 6(1 et pins 389 387 403 388 380 410 443 384 224 182 171 201 205 163 147 193 125 80 7S Si)’M 5ti (>4 88

On remarquera entre autres choses, dans ce tableau, que la France compte, sur 1.000 habitants, 613 habitants qui sont dans l’Age où l’on travaille, contre 387 qui sont plus jeunes ou plus vieux, tandis qu’en Allemagne les chiffres correspondants sont 569 et 431 : c’est un fait qui tient, comme on peut l’apercevoir aisément, à la très faible natalité que l’on observe en France. Il y a d’autant plus de travailleurs, d’autre part, que l’on se met plus lot à travailler. Et ce n’est pas à dire que le travail des enfants ou des adolescents doive être regardé comme une bonne chose : l’emploiement prématuré des travailleurs au contraire, par la détérioration qu’il entraîne de leur santé, par les obstacles qu’il met au développement de leur instruction générale et technique, ne peut que préjudicier de la manière la plus grave, au bout d’un certain temps du moins, à la collectivité ; mais pour l’instant nous ne nous préoccupons que d’une mesure quantitative des ressources en travail dont celte collectivité dispose. Le travail des enfants semble ne s’être généralisé que depuis l’avènement du machinisme et de la grande industrie. II est très difficile, au reste, de sa voir quelle est en ce moment la proportion des enfants occupés à des be-sognes productives dans les différents pays, et si cette proportion tend à s’élever ou à s’abaisser. Les statistiques, là-dessus, sont insuffisantes, et il n’y a que trop peu de temps qu’on s’inquiète d’en dresser. En Allemagne, il y avait en 1882, sur 1.000 individus travaillant, 20,1 enfants de moins de 15 ans, et 163 jeunes gens ayant plus de 15 ans et moins de 20 ; en 1895, sur 1.000 individus travaillant, on avait 9,79 enfants de moins de 14 ans, et 205,3 jeunes gens entre 14 et 20 ans. En 1895 encore, on comptait en Allemagne, parmi les enfants au-dessous de 14 ans, une proportion de 12,7 0/00 enfants travaillant, et la proportion était de 72 % pour les jeunes gens de 14 à 20 ans. Dans certains centres industriels de la Silésie et de la Saxe, parmi les enfants dans l’âge scolaire, la majorité étaient employés dans l’industrie[6]. Il est à croire d’ailleurs — et à espérer — que dans tous les pays civilisés la législation de plus en plus retardera l’âge de rem- ploiement.

Il y aurait lieu de répéter au sujet du travail des femmes plusieurs des remarques que nous avons faites au sujet du travail des enfants. Comme le travail des enfants, le travail des femmes paraît devoir au premier abord augmenter la richesse publique. Mais — sans aller chercher d’autres con sidérations — l’emploiement des femmes, en empêchant celles-ci de s’occuper de leur ménage, de leurs enfants, ne sera-t-il pas en définitive, même au point de vue strictement économique de la production, plus dommageable qu’utile à la collectivité ? Le travail des femmes a, à de certains égards, à peu près la même histoire que celui des enfants : il s’est généralisé à la même époque. Mais tandis que le travail des enfants, dans certains pays, a été interdit jusqu’à un certain âge, en attendant que des interdictions nouvelles interviennent. le travail des femmes a été seulement réglementé, et il n’est pas à attendre qu’on y mette des empêchements législatifs. Dans ces conditions, on voit l’emploiement des femmes prendre de plus en plus d’extension. En France, le dénombrement de 1896 indique que sur 19. 500. 000 femmes environ, 6.382.658 se livraient, à cette date, à un travail lucratif, cependant qu’il y avait 12.061.121 travailleurs hommes ; il y avait à Paris 620.000 travailleuses contre 845.000 travailleurs. Eh Allemagne, en 1895, 24,96 0/0 de la population féminine étaient em ployés à des travaux lucratifs, cependant que la proportion pour la population masculine était de 61,13 0/0. De 1882 à 1895, le nombre des femmes travaillant a crû dans l’empire allemand dans la proportion de 18,71 %, tandis que le nombre des hommes travaillant ne s’élevait que dans la pro portion de 15,78 %.

En Angleterre, il y avait en 1901 un peu plus de 4 millions de femmes travaillant, contre un peu plus de 10 millions d’hommes. Aux États-Unis, on 1900, les chiffres correspondants étaient 5,3 et 28,2 millions. La proportion des femmes parmi les individus occupés à des travaux lucratifs se serait élevée de 4,7 % à 15,2 % entre 1870 et 1880, de 15,2 % à 17,2 % entre 1880 et 1890, et de 17,2 % à 18,2 % entre 1890 et 1900[7].

Nous venons de parler des variations quantitatives du travail. Ajoutons que pour le travail comme pour la terre ce n’est pas la quantité seulement qu’il faut considérer. Tout autant que le degré de fertilité des terres, le degré de vigueur et le degré d’habileté des travailleurs contribuent à faire la production plus ou moins abondante. La propagation de vices comme l’alcoolisme aura ici une importance très grande ; et très grandes aussi seront — dans un sens contraire — les conséquences d’une diffusion plus large de l’instruction.

3° Le capital social augmente par l’épargne. Ceci résulte immédiatement de la définition même que nous avons donnée du capital. Il est évident, au reste, que si l’épargne affecte de certains biens à des emplois capitalistiques, si elle crée le capital en tant que tel, elle ne crée pas les biens qui constitueront ce capital.

Nous nous réservons d’étudier plus tard les causes qui font que la capitalisation est plus ou moins abondante. Dès à présent cependant nous pouvons noter que la capitalisation, toutes choses égales d’ailleurs, sera d’autant plus abondante que la production sera plus abondante elle-même. Dans une économie parvenue à un haut degré de développement, l’accroissement du capital pourra être rapide. C’est ainsi que l’épargne annuelle de la France est estimée à quelque 2 milliards, soit un douzième environ de la production.

103. Hypothèse d’un savoir progressif. — Nous avons supposé dans ce qui précède que le savoir des hommes demeurait le même. Mais ce savoir peut s’accroître, et il s’accroît en effet. Il convient de distinguer, ici, ce savoir qui consiste en connaissances particulières et celui qui consiste en connaissances générales.

Les découvertes d’ordre particulier n’enrichissent guère l’humanité qu’en agents productifs naturels. Il est vrai que ces découvertes ne laissent pas d’être souvent considérables. Il y a bien peu de territoires, sur la surface de la terre, qui n’aient été visités. Mais les entrailles de la terre recèlent certainement bien des richesses qui nous sont encore inconnues. Sans cesse on trouve de nouveaux gisements de houille, de métaux, de phosphates, de sel, de pétrole, etc. L’exploration du sous-sol de notre planète commence seulement à être faite d’une manière méthodique et vraiment sérieuse.

C’est aux découvertes d’ordre général que l’on pense surtout quand on parle des progrès du savoir humain. Ces découvertes sont d’une part celles qui font connaître aux hommes des biens nouveaux, d’autre part celles qui leur permettent d’obtenir, par des méthodes productives nouvelles, les biens anciens à meilleur compte. De quelle façon modifieront-elles, les unes elles autres, la richesse de l’humanité en moyens productifs ? On hésite à dire qu’elles accroîtront la fertilité des terres, l’habileté des travailleurs : quand on parle, en effet, de la fertilité des terres ou de l’habileté des travailleurs, on institue en général une comparaison entre les différentes terres, entre les différents travailleurs, par rapport à un état donné de la technique productive. Du moins est-il certain que la productivité des terres, du travail, et du capital aussi, sera accrue par les découvertes qui nous occupent, tout de même d’ailleurs que la productivité du travail et du capital sera accrue par ces découvertes d’ordre particulier dont nous parlions ci-dessus.

  1. Effertz s’est prononcé en faveur de cette mesure. C’est afin de pouvoir résoudre le problème de la « productivité », c’est-à-dire déterminer ce que veut l’intérêt social dans la production.
  2. Il y a d’excellentes remarques, sur la notion de la fertilité du sol, chez Marshall, Principles, liv. IV, chap. 3, §§ 3-4 (trad. fr., t. I).
  3. Ces chiffres, établis par Ratzel, sont reproduits chez Schmoller et chez Philippovich ; v. le Grundriss de Schmoller, § 75, trad. fr., t. I, et celui de Philippovich, 1° vol., § 24, 4.
  4. Il existe de tels dénombrements, et nous aurons à les utiliser. Ils nous apprennent par exemple qu’en Italie 55 % des habitants exercent une profession, tandis qu’en Suisse et aux États-Unis la proportion ne serait que de 34,7 % (cf. Graziani, Utiluzioni di economia politica, liv. II, chap. 2, p. 104) ; cette différence si grande viendrait de ce qu’en Italie il y a beaucoup d’enfants qui travaillent.
  5. Nous l’empruntons au Handwörterbuch der Staatswissenschaften (article Altertgliederung der Bevölkerung, par Rauchberg, t. II).
  6. Ces renseignements sont empruntés à Stieda, article Jugendliche Arbeiter du Handwörterbuch der Staatswissenschaften (t. IV).
  7. En Angleterre et aux États-Unis, on n’inscrit point parmi les individus occupés à des travaux lucratifs ceux qui travaillent comme aides du chef de famille : le nombre des femmes comptées comme travaillant s’en trouve diminué.
    Notons que lorsqu’on dénombre les femmes — comme aussi bien les hommes — occupées à des travaux lucratifs, on ne distingue pas entre les adultes et celles qui ne le sont pas. Les statistiques que l’on vient de voir comprennent donc ces enfants et ces jeunes gens auxquelles se rapportaient les statistiques de tantôt.
    Les chiffres que nous donnons au sujet du travail des femmes sont empruntés à Gonnard, La femme dans l’industrie, Paris, Colin, 1906 (v. le chap. 2), à Pierstorff, Handwörterbuch der Staatswissenschaften, t. III, art. Frauenarbeit und Frauenfrage, 2), et à Philippovich (Grundriss, 1er vol., § 23, 3.
    Voir encore, sur l’emploiement des enfants et des femmes dans l’industrie, Mayo-Smith, Statistics and économics, chap. 3, pp. 75-86.