V. — L’ « homo oeconomicus » et l’homme réel[1].

1. Les objections à la conception de l’ « homo oeconomicus ».

55. — Nous nous sommes efforcés, dans la section précédente, de déterminer comment notre intérêt veut que nous réglions notre activité économique. L’importance pratique d’une telle recherche apparaît de suite. Mais quelle importance théorique présente-t-elle ? dans quelle mesure nous aidera-t-elle à comprendre les faits économiques ? En d’autres termes, quelle est la valeur scientifique de l’hypothèse de l’homo oeconomicus ?

De cette hypothèse, presque tous les économistes ont fait usage, du moins presque tous ceux des économistes qui ont prétendu faire œuvre scientifique. Mais c’est surtout l’école dite classique qui s’est appuyée sur elle. Les économistes de l’école classique n’ont jamais cru, ni dit que l’homme réel fût tout à fait pareil à l’homo oeconomicus. Ils ont même pris en considération, dans leurs ouvrages, tels ou tels faits que l’expérience révèle et qui sont en désaccord avec la conception de l’homo oeconomicus. Mais ils n’ont introduit ces faits dans leurs théories, ce semble, que lorsqu’il était par trop difficile de faire autrement, et ils leur ont donné une place aussi petite que possible.

L’attachement des économistes classiques à l’hypothèse de l’homo oeconomicus s’explique par la simplicité de cette hypothèse et par la rigueur qu’elle permet, lorsqu’on s’y tient, de donner à la science économique : avec cette hypothèse, en effet, l’économique se trouve suspendue tout entière à un principe psychologique unique. Toutefois, ce n’est pas toujours de la même manière que les économistes classiques ont été déterminés à laisser dans l’ombre ce qui contredit l’hypothèse de l’homo oeconomicus, ou à en diminuer l’importance. Certains parmi eux n’ont pas vu toutes les complications psychologiques de l’homme réel, ou ne les ont pas vues aussi notables qu’elles sont. D’autres ont écarté ces complications, ou en ont réduit l’importance intentionnellement ; il leur a paru qu’il était nécessaire de procéder ainsi pour constituer, comme ils ont dit quelquefois, une économique « rationnelle », plus abstraite sans doute, mais plus générale en même temps que l’économique « expérimentale » ou « appliquée », et sans laquelle, d’après eux, rien ne peut être compris aux phénomènes dont cette dernière doit s’occuper.

Cependant, contre l’hypothèse de l’homo oeconomicus mise à la base de l’économique, des objections très vives ont été formulées. Il nous faut examiner ces objections, pour voir au juste jusqu’à quel point l’homme réel, dans sa vie économique, s’éloigne du type idéal construit par les classiques. Nous écarterons toutefois, parmi les critiques adressées aux classiques, certaines critiques qui visent une conception particulière de l’homo oeconomicus que l’on rencontre parfois sans doute, mais qui manifestement est par trop étroite. Il s’est trouvé des auteurs, en effet, pour réduire toute la psychologie économique de l’homme à l’« instinct » d’acquisition, pour représenter l’homme comme cherchant exclusivement à s’enrichir. Comme si l’homme, passé de certaines limites, n’était pas contraint de préférer le repos au travail lucratif ! comme s’il n’était pas obligé de dépenser à chaque instant une partie tout au moins de ses gains ! Pour nous, on l’a vu, l’homo oeconomicus est cet homme qui connaît son intérêt — pour autant que son savoir lui permet de le déterminer — et qui le poursuit : et notre intérêt économique n’est pas uniquement d’accumuler des richesses.

Qu’est-ce donc qui empêche l’homme réel d’agir comme ferait l’homo oeconomicus — tel que nous l’avons défini — ? Il y a ici des causes multiples. On les trouve rangées, communément, sous de certaines rubriques, dont voici l’énumération.

1o L’homo oeconomicus est un égoïste ; il n’est préoccupé que de son intérêt propre ; mais l’homme réel poursuit aussi des fins altruistes.

2o Parmi les fins égoïstes de l’homme, il en est d’autres que celles que poursuit l’homo oeconomicus.

3o Quand il recherche ces fins égoïstes qui servent à définir l’homo oeconomicus, l’homme réel, à la différence de celui-là, accomplit beaucoup d’actes déraisonnables.

4° L’homme réel est souvent victime de l’erreur ou de l’ignorance.

5° Enfin l’homme réel, même si l’on écarte l’action des causes mention nées aux deux numéros précédents, manifeste souvent une certaine insouciance à l’égard de son intérêt ; ses actes égoïstes eux-mêmes ne sont pas calculés comme sont ceux de l’homo oeconomicus.

Cette classification, qui rassemble simplement et ordonne les arguments des adversaires de la conception classique, n’est pas, au point de vue psychologique, très satisfaisante. Les fins impersonnelles sont confondues avec les fins altruistes. On confond encore avec celles-ci, ou on y rattache tout au moins le mobile moral — qu’il s’agisse ailleurs de moralité traditionnelle ou vulgaire ou qu’il s’agisse de moralité rationnelle —, alors que ce mobile, sous ses deux formes, est quelque chose de tout à fait autre. La division, en outre, des fins humaines en fins égoïstes et fins altruistes méconnaît cette grande vérité que la plupart de nos actions ne sont pas dirigées vers un but, mais qu’elles sont produites par une sorte de vis a tergo, ou plutôt que les deux modes de détermination se rencontrent simultané ment dans toutes nos actions, le second, dans la mesure où il est possible de les séparer, étant généralement le plus important. Nous négligerons, cependant, ces objections, ainsi que d’autres qu’on y pourrait ajouter, et nous nous en tiendrons à la classification ci-dessus, comme étant plus familière et plus commode que toute autre.

2. Les mobiles désintéressés.

56. L’altruisme dans la famille. — Au premier rang des mobiles altruistes, on place toujours ceux qui se rapportent à la vie de famille.

La famille est un groupement normal dans la plupart des sociétés humaines actuelles. Dans nos pays, par exemple, le cas est exceptionnel des enfants qui, ayant été abandonnés de leurs parents, ou encore ayant perdu ceux-ci et n’ayant point trouvé d’autre famille pour les recueillir, sont élevés par la collectivité. Ceux qui ont grandi au sein de la famille, quand ils s’en séparent, ne le font souvent que pour fonder une famille nouvelle ; du moins ne tardent-ils pas, à l’ordinaire, à se marier. La proportion des célibataires adultes est sans doute assez forte. Mais de ces célibataires, il en est à coup sûr une grande partie qui ne vivent pas indépendants ; et bien des fois l’on ne reste célibataire que pour se dévouer à un frère, à une sœur et à leurs enfants : dans certaines régions et dans certaines classes, le célibat d’une partie des enfants est une sorte de règle qui s’est établie, de préférence à la pratique de la limitation volontaire de la progéniture, pour empêcher le morcellement des fortunes.

On vit donc, communément, dans la famille. Or dans la famille chacun travaille, non point pour soi, mais pour le groupe entier ; et les biens acquis servent à tous, ou sont distribués en raison des besoins de chacun. Bref, la famille bien plutôt que l’individu doit être regardée comme l’unité économique élémentaire, si l’unité économique se définit par des intérêts qui soient effectivement séparés des autres intérêts.

On ne peut point s’en tenir, cependant, à ces observations tout à fait générales. Et tout d’abord il est nécessaire d’indiquer que l’organisation, par suite l’étendue de la famille, non seulement a varié beaucoup dans l’histoire, mais varie beaucoup aujourd’hui encore d’une région à l’autre. Sans aller même chercher ces formes d’organisation domestique qui sont quelque chose d’intermédiaire entre le clan et la famille proprement dite, et que l’on rencontre encore dans certains pays de l’Europe — telle la zadruga serbe —, il est deux types de familles qu’il y a lieu de distinguer, bien qu’il soit impossible, dans l’état actuel de la législation et des mœurs, d’établir une démarcation rigoureuse entre elles.

1° La première sorte de famille est la famille à la romaine, dans laquelle les enfants restent sous l’autorité du père, et n’ont point une économie indépendante, aussi longtemps que ce père vit. On la trouve partout dans des pays comme la Russie, et chez nous-mêmes, il est telles régions où on la rencontrerait encore assez fréquemment.

2° C’est l’autre type de famille, toutefois, qui domine dans les pays civilisés, et qui se généralise de plus en plus, en même temps que les caractères de cette famille moderne vont s’accentuant. Les enfants, dans cette organisation nouvelle de la famille, deviennent indépendants économiquement dès qu’ils se marient. On les voit même, quand les conditions du travail auquel ils se livrent les obligent à s’écarter de leurs parents, ou simplement quand il leur est aisé de le faire, comme il arrive dans les milieux industriels, commencer à vivre pour eux après le service militaire, voire dès qu’ils sont en état de se suffire. Et à partir de ce moment, les enfants n’ont plus aucun intérêt commun avec leurs parents. Même chez les ouvriers agricoles, on sait assez avec quelle difficulté les parents, devenus vieux, obtiennent de leurs enfants quelque secours pour subsister.

Une autre remarque qu’il y a lieu de faire, c’est que lorsqu’on parle, dans les ouvrages d’économique, de la famille comme de l’unité vers la prospérité de laquelle tous les efforts de l’homme, normalement, sont dirigés, on a une tendance à oublier comment cette famille s’est constituée, et à méconnaître la complexité des mobiles qui conduisent notre vie « gamique ». Il y a ici, au vrai, plusieurs moments successifs à distinguer.

1° Il faut, en premier lieu, considérer l’acte par lequel la famille est fondée, c’est-à-dire le mariage. On peut être amené à cet acte par des voies très diverses. Certains commencent par décider de se marier, et choisissent ensuite la personne à qui ils s’uniront. D’autres sont amenés au mariage par la rencontre d’une personne déterminée. De quelque manière que la chose se fasse, les sentiments qui nous y poussent peuvent être très divers, et ils sont ordinairement multiples. Certains peuvent apparaître comme des sentiments altruistes : le désir de ne pas vivre solitaire, le désir d’avoir des enfants, l’amour, quand il implique une affection véritable. Mais ces sentiments mêmes sont-ils réellement altruistes ? Sans doute l’homme qui les aura satisfaits pourra se dévouer à sa femme, à ses enfants ; mais en satisfaisant ces sentiments, n’est-ce pas son propre bonheur qu’il a cherché tout d’abord à assurer ? D’autres fois on se marie parce que l’on a été en quelque sorte suggestionné par la coutume, par l’exemple, par les conseils ou les sollicitations. Mais combien de fois aussi ce sont des sentiments manifestement égoïstes qui déterminent les mariages : ainsi le désir d’avoir une dot, et particulièrement — chez les paysans — celui d’acquérir des terres qui arrondissent celles qu’on possède.

2o Le deuxième moment, dans la vie gamique de l’homme, est celui de la procréation des enfants. Celle-ci, dans la plupart des anciennes sociétés humaines, n’a point été réglée par la volonté : et les choses sont telles, aujourd’hui encore, dans bien des pays. De plus en plus cependant, le contrôle de la volonté s’exerce sur la procréation. Et si la volonté intervient, c’est quelquefois pour consentir à la naissance d’un grand nombre d’enfants ; mais c’est beaucoup plus communément pour consentir seulement à la naissance d’un très petit nombre ; après quoi elle se refuse à la procréation. Or c’est une question de savoir jusqu’à quel point le désir d’avoir des enfants est vraiment un sentiment altruiste. Et quand on se refuse à en avoir, ou à augmenter le nombre de ceux qu’on a, c’est presque toujours pour des motifs égoïstes, parce qu’on a peur des ennuis que les enfants nous causent, parce qu’on ne veut pas diminuer son bien-être, parce qu’on ne veut pas que sa fortune soit morcelée au mariage des enfants, ou quand on mourra.

En bien des façons, on le voit, l’égoïsme intervient dans notre vie gamique. Ce n’est guère que vis-à-vis des enfants déjà nés qu’il ne joue pour ainsi dire plus aucun rôle. Et c’est une chose curieuse que la différence qui existe, si souvent, entre les sentiments des parents avant et après la naissance des enfants.

57. Les autres manifestations de l’altruisme. — Ce n’est pas seulement dans la famille que nous faisons preuve d’altruisme. L’altruisme se manifeste encore dans l’amour, quand celui-ci implique le désir du bonheur de la personne aimée, et dans l’amitié. Puis il y a la charité, qui nous porte à secourir les misères de nos semblables, et la philanthropie, qui est une charité procédant de vues générales, et visant moins à soulager les souffrances, à guérir les maux qu’à en faire disparaître les causes. Et il y a le dévouement à la patrie ou à telle autre collectivité à laquelle on peut appartenir.

À côté des inclinations altruistes proprement dites on peut, comme il a été vu, placer les inclinations impersonnelles. Ce sont l’amour de l’art, l’amour de la science, et ces sentiments qui, nous attachant à des conceptions politiques, sociales, philosophiques, religieuses, nous en font souhaiter la propagation ou la réalisation.

Enfin l’on peut, à la suite des inclinations altruistes et impersonnelles, parler de la moralité. Celle-ci a dans notre être des racines multiples : elle est le produit de dispositions que l’hérédité et l’éducation ont mises ou développées en nous, de croyances qui nous ont été suggérées ou enseignées ; elle procède aussi, plus ou moins selon les individus, des exigences de notre raison. Mais d’où qu’elle vienne, elle agit toujours comme un frein à l’égoïsme.

L’influence de ces sentiments divers sur notre conduite en général, et sur tout ce qui constitue notre vie, est à coup sûr très grande, d’autant plus grande, entre autres choses, que nous serons moins absorbés par la nécessité de pourvoir à notre subsistance et à celle des nôtres. Mais occupons-nous particulièrement de leur influence sur notre vie économique ; voyons de quelles manières cette influence peut s’exercer, et l’importance qu’elle a. C’est de trois manières différentes que les sentiments qu’on a vus peuvent intervenir dans notre vie économique.

1o Certains de ces sentiments peuvent, si nous avons une fortune suffisante pour nous dispenser de gagner notre vie, nous empêcher de nous donner des occupations qui augmentent nos revenus ; ils peuvent nous faire prendre un métier qui ne soit pas pour nous le plus lucratif. Il y a des gens qui se font soldats parce qu’ils voient là un moyen de mieux servir leur patrie ; il y en a qui se font prêtres par zèle religieux ; d’autres renoncent à toute profession lucrative pour cultiver les arts, ou recherchent les situations modestes de l’enseignement pour pouvoir travailler à l’avancement des sciences. On peut constater toutefois que de tels cas, pour ne pas être exceptionnels, sont relativement rares.

2o Certains des sentiments indiqués plus haut peuvent modifier notre manière d’agir dans tels ou tels des actes de notre vie économique. À ses amis, par exemple, on ne demandera pas d’intérêts pour les prêts qu’on leur consentira. Notre moralité nous empêchera, même quand il ne sera pas question d’actes punis par les lois, de profiter de toutes les occasions qui s’offriront à nous de réaliser des gains ; elle nous rendra non seulement probes, mais jusqu’à un certain point peut-être scrupuleux et délicats. Mais cependant les prêts gratuits ne sont pas si nombreux. Et pour ce qui est de la moralité, elle influe sur notre activité économique beaucoup moins qu’on ne pourrait croire. Une certaine honnêteté est une bonne condition pour réussir dans les affaires ; il y a des règles que la morale nous impose et qu’il est en même temps de notre intérêt de suivre : ces règles-là, on les suit, sinon toujours, du moins le plus souvent. Mais on ne va guère au delà en général : car la concurrence universelle fait que, à vouloir agir toujours comme le prescrit cette morale que l’on enseigne communément, on s’exposerait à subir de gros dommages et même à succomber[2].

3o L’amitié, la charité, le patriotisme, l’attachement à une cause politique ou religieuse, etc. nous entraînent à des dépenses. Mais tout d’abord ces dépenses ne représentent, par rapport à celles que nous faisons pour satisfaire nos besoins personnels et ceux des nôtres, que peu de chose. Il n’est guère possible de se servir, pour arriver à une estimation un peu précise du montant auquel elles s’élèvent, des budgets des particuliers. Des chiffres comme celui des sommes qui annuellement sont versées à l’œuvre de la Propagation de la foi ou à telle œuvre similaire ne nous fournissent que des indications fragmentaires. Mais on peut utiliser ici les statistiques des successions. On « donne » sans doute plus, relativement, après sa mort que de son vivant. Peut-être y a-t-il des personnes qui se font scrupule de priver leurs héritiers naturels même d’une petite partie d’un « capital » qui doit, pensent-elles, leur revenir, au lieu que ces mêmes personnes ne craignent pas de disposer, pendant leur vie, des revenus de ce capital. Mais ce sentiment se rencontrera rarement ; et ses effets seront certainement contrebalancés par le fait que des gens qui n’ont pas d’héritiers tout à fait proches peuvent, sans faire aucun tort à personne qui leur soit cher, laisser toute leur fortune à des amis ou à des œuvres. Or nous voyons qu’en France par exemple, en 1904, sur un actif net de plus de 5.244 millions transmis par successions, quelque 202 millions seulement ont été transmis à des individus qui n’étaient point des héritiers légaux, et 4,3 millions environ à des personnes morales. Que si l’on objecte qu’il y a des legs qui sont transmis par personnes interposées, il est aisé de répondre que ces personnes interposées, vraisemblablement, ne peuvent se trouver que parmi ces individus qui ne sont point héritiers légaux, et dont nous venons d’indiquer la part[3].

Au surplus, que l’on soit plus ou moins « généreux » dans ses dépenses, le reste de la vie économique n’en sera pour ainsi dire pas affecté. Celui-là qui donne volontiers quand il y est sollicité n’en cherchera pas moins à acheter le moins cher possible ce qu’il a à acheter, à gagner le plus d’argent possible dans ses affaires ; et parfois peut-être on sera incité à vouloir gagner de l’argent par le désir même qu’on a de pouvoir faire du bien.

3. La diversité des mobiles égoïstes.

58. Énumération de ces mobiles. — Les mobiles égoïstes sont certainement très divers. Indiquons les principaux d’entre eux.

1° Il y a tout d’abord l’instinct de conservation, comme on l’appelle : l’homme, avant tout, est préoccupé de vivre.

2° Une deuxième catégorie de mobiles égoïstes sera constituée par le désir du bien-être, l’ « instinct d’acquisition » dans le sens le plus étroit de l’expression, et l’amour de la propriété. Nous réunissons ces trois mobiles en un même groupe parce que les actes qu’ils produisent sont pareils, tout au moins dans une certaine partie des processus économiques où nous nous engageons. Tous trois nous poussent à acquérir des biens. Mais il y a lieu, cependant, de les distinguer avec soin. Le cas le plus fréquent, semble-t-il, est celui des gens qui cherchent à se procurer des biens pour les plaisirs que ces biens nous donnent, pour les peines qu’ils nous évitent quand on les considère dans ce qu’ils ont de spécifique ; et s’il s’agit de l’argent, on le recherche parce qu’il permet d’acheter toutes sortes de biens. Mais il y a des « convoiteux » dont le bonheur est de faire des gains, qui veulent acquérir pour acquérir. Et il y a — en plus grand nombre sans doute — des avares dont le bonheur est de posséder, de savoir qu’ils ont des biens à eux et rien qu’à eux[4].

3° Il convient de constituer une troisième catégorie avec le goût de l’action, celui de la création et celui du risque. Il y a des gens dont on dit qu’ils ont une grande activité à dépenser : on n’entend pas seulement par là qu’ils acceptent facilement d’avoir beaucoup à travailler ; on veut dire aussi, à l’ordinaire, qu’ils aiment à entreprendre des choses nouvelles, ou difficiles, qu’ils aiment à faire de grandes choses, que volontiers ils se chargent simultanément de tâches multiples. D’autres ont surtout plaisir à bâtir des ouvrages qui dureront, qu’il s’agisse d’ailleurs de maisons à construire, de terres à défricher ou d’œuvres à monter : et ils se désintéressent des affaires qu’ils ont commentées dès qu’elles sont, comme on dit, sur pied. Et il en est qui se plaisent à courir des risques, qui sont joueurs : ils éprouvent à jouer une émotion très vive, qu’ils goûtent beaucoup ; et ils sont entraînés par là à assumer, à faire naître des risques même défavorables, sans qu’on puisse dire cependant qu’ils sont fascinés par l’appât du gain possible.

4° À la suite des mobiles précédents nous placerons l’amour du commandement.

5° La vanité et l’orgueil sont encore des mobiles que l’on peut regarder comme égoïstes. Il existe, au reste, deux variétés pour l’un et pour l’autre de ces mobiles. Il y a des vaniteux qui sont flattés de l’approbation qu’ils reçoivent, de l’admiration qu’ils suscitent. D’autres vaniteux sont affectés plutôt par la comparaison que l’on fait d’eux avec leurs rivaux : ils tiennent avant tout à surpasser les autres. Et une distinction analogue peut être établie parmi les orgueilleux. La seule différence essentielle, en effet, de la vanité et de l’orgueil, c’est que celle-là se fonde sur l’opinion que les autres ont de nous-même, et celui-ci sur notre propre opinion.

6° Nous mentionnerons enfin ici la peur du châtiment et le désir des récompenses. Nous avons rattaché tantôt aux mobiles désintéressés cette influence continue que les coutumes, les croyances de notre milieu exercent sur nous, et qui nous détourne des actes contraires aux règles admises. Quand à la crainte un peu vague que nous inspire la pensée de ces actes vient s’ajouter, comme il arrive d’ordinaire, la crainte de la réprobation publique, ou le désir de la louange, on peut dire que c’est un mobile égoïste qui apparaît. Et le doute sera moins permis encore quand l’objet de notre crainte sera une peine point exclusivement « morale », comme aussi quand l’appât d’une récompense « matérielle », ainsi que l’on dit, nous déterminera à agir.

59. Remarques critiques. — Il y a donc en nous toutes sortes d’inclinations égoïstes. C’est de l’importance relative de chacune d’elles que dépend, en grande partie, notre bonheur. L’avarice, par exemple, est fâcheuse à ceux qui en sont possédés : car si elle leur vaut des joies qui sont vives, ces joies cependant — sans qu’il soit besoin de rien dire des soucis qui les accompagnent souvent — ne paraissent pas compenser les joies d’un autre ordre dont l’avare se prive en s’abstenant d’user de ses richesses. Mais quel rôle ces sentiments que l’on a passés en revue joueront-ils dans notre vie économique ?

Parmi eux, il s’en trouvera — tel l’avarice — pour influer sur l’emploi que nous ferons des richesses acquises. Tel autre — la crainte du châtiment nous détournera de nous enrichir par de certains moyens, et sera par là un auxiliaire de la moralité. Mais on ne voit pas, en somme, que l’action de ces sentiments si divers sur l’homme réel rende celui-ci très différent de l’homo oeconomicus. En particulier ils ne l’empêcheront pas, dans l’ensemble, de chercher à acquérir le plus possible ; ce sera même le contraire. Quelques brèves remarques suffiront à l’établir.

1° Des sentiments indiqués plus haut, il en est que l’on ne peut satisfaire, bien souvent, sans augmenter son avoir ou ses revenus : les situations qui nous donnent de l’autorité sur nos semblables sont assez ordinairement des situations où l’on gagne plus qu’ailleurs.

2° D’autres, parmi ces sentiments, sont tels que l’acquisition est la meilleure façon de les satisfaire. Ainsi dans nos sociétés modernes, plus encore que la puissance politique, que les découvertes scientifiques ou que le talent artistique, la richesse est le but où tendent ceux qui veulent s’élever : car il est plus facile d’y parvenir. Et c’est surtout à tenter de constituer de grandes fortunes que s’emploieront ceux qui ont le goût passionné de l’action et de la création[5].

3° Enfin la richesse, quand elle ne satisfait pas d’une manière directe nos sentiments égoïstes, nous fournit des moyens de les satisfaire : il est plus aisé à l’homme qui est riche de réaliser des ambitions politiques, d’ob tenir certaines distinctions, etc.

4. Le reste de la question.

60. Les actes déraisonnables. — Faisons abstraction des mobiles désintéressés, comme aussi de ces inclinations égoïstes dont nous venons de parler et qui peuvent nous détourner d’agir comme ferait l’homo oeconomicus. Même ainsi, nous l’avons dit, nous verrons les hommes ne pas conformer leur conduite à leur intérêt économique. Ils commettent des actes déraisonnables ; ils sont victimes de l’erreur et de l’ignorance ; ils ne se préoccupent pas assez de chercher ce qui leur serait le plus avantageux.

Quand on parle des actes déraisonnables des hommes, il faut tenir compte, bien entendu, des conditions particulières du bonheur de chacun. L’avare, avons-nous dit, est moins heureux qu’il ne serait s’il n’était point possédé par sa passion ; mais étant possédé par elle, il n’est point déraisonnable de sa part qu’il cherche à la satisfaire — pour autant du moins qu’elle est inguérissable — : à vouloir la combattre, il se condamnerait à être moins heureux, ou plus malheureux encore. L’avare sera déraisonnable s’il se refuse, par exemple, à profiter de telle occasion qui se présente à lui

  1. Consulter, à propos de cette section, Wagner, Grundlegung, §§ 21-53 (trad. fr., t. 1), Schmoller, Grundriss, §§ 11-21 (trad. fr., t. 1), Philippovich, Grundriss, 1er vol., § 34.
  2. Lire à ce sujet le morceau qu’Effertz a écrit sur La dignité humaine (Antagonismes économiques, IIIe partie, chap. 1, iii).
  3. Voir l’Annuaire statistique (1905), p. 250. Dans les autres pays de l’Europe, les choses se passent à peu près comme en France. Ce n’est guère qu’aux États-Unis qu’on voit les particuliers riches faire des dons ou des legs relativement importants à des œuvres d’intérêt général. Certains richards philanthropes ont même, aux États-Unis, érigé leur façon de faire en théorie : voir la brochure de Carnegie, L’évangile de la richesse, Paris, Fischbacher, 1891.
  4. Voir La Fontaine, Le loup et le chasseur (Fables, VIII, 27).
    Il arrive que les « convoiteux » et les avares prennent plaisir d’une manière particulière à acquérir telle ou telle sorte de biens : la passion du paysan pour la terre est bien connue. De tels cas cependant demeurent bien distincts du cas de ceux qui recherchent les biens pour ce qu’on voudrait appeler leur utilité primaire.
  5. Voir Taussig, The love of wealth and the public service (dans les Publications of the American économie association, 3e série, VII, 1, 1906).