IV. — L’intérêt de l’individu.

1. L’intérêt de l’individu par rapport à un moment du temps.

49. — Faisons l’hypothèse d’un homme qui serait uniquement préoccupé de ses intérêts, et qui, par-dessus le marché, connaîtrait ces intérêts parfaitement bien, qui du moins, dans la mesure où son savoir lui permettrait de les déterminer, les déterminerait d’une manière parfaitement correcte. Cette hypothèse est celle de l’homo oeconomicus.

L’homo oeconomicus obéit dans toutes ses actions au principe économique. Ce principe a été énoncé de diverses manières. On a dit qu’il nous ordonnait d’acquérir le plus possible de biens, ou encore d’acquérir le plus possible de biens avec le moins possible d’efforts ; on l’a appelé aussi le « principe du moindre effort ». Toutes ces formulations sont inexactes ou incomplètes. Ce que le principe économique veut, c’est la maximisation de notre bonheur ; ce principe demande que nous réglions notre activité économique en telle sorte que l’excédent de nos plaisirs sur nos peines — pour autant bien entendu qu’il dépend de notre activité économique — soit porté à son maximum.

Comment donc arriverons-nous au résultat qui vient d’être dit ?

Nous supposerons, pour commencer, que nous n’avons à considérer qu’un moment du temps ; ou encore, considérant une période, nous envisagerons cette période comme si elle était indivisible, et qu’il fût impossible de distinguer en elle des moments successifs.

Nous savons que ces éléments du bonheur dont l’économique a à s’occuper sont de deux sortes. Il y a d’un côté des éléments positifs : ce sont les biens que nous « consommons ». Et il y a d’un autre côté des cléments négatifs : ce sont les labeurs que nous nous imposons pour obtenir ces biens[1].

1° L’homo oeconomicus emploiera, naturellement, les biens qu’il possède à satisfaire ceux de ses besoins dont la satisfaction représentera pour lui le plus de plaisir, ou correspondra à la plus grande diminution de peine. S’il peut, d’autre part, échanger des biens qu’il possède contre d’autres qui lui seront plus utiles, il ne manquera pas de le faire.

Mais imaginons que notre homme n’ait que de l’argent, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas, normalement, utile par soi-même, qui est seulement un moyen de se procurer des biens directement utiles. Comment emploiera-t-il cet argent ? comment réglera-t-il son budget de dépenses ? Il le réglera en telle manière que par rapport à tous les biens achetés, la dernière petite somme dépensée représente la même utilité. Si par exemple l’utilité marginale de la nourriture achetée, ou de telle sorte de nourriture, peut, rapportée à une somme de 5 francs, être estimée à 10, il faudra que l’utilité marginale soit la même pour les vêtements achetés, les livres, etc.

La justification de cette règle apparaît d’elle-même. Soit un individu qui a 12 francs à dépenser dans la semaine pour ses plaisirs et qui a envie, d’un côté, d’aller au spectacle, de l’autre, de s’acheter des livres. Le spectacle coûte 3 francs ; chaque livre vaut le même prix. Or notre individu estime les utilités successives des représentations où il pourrait aller dans la semaine à 20, 6, 2, 6, et les utilités des livres qu’il pourrait acheter à 10, 6, 3, 2, etc. Dans ces conditions, son intérêt est d’aller au théâtre deux fois, et d’acheter deux livres : ce faisant, il obtiendra une somme d’utilités égale à 20 + 6 + 10 + 6, ou 42. S’il allait trois fois au théâtre et qu’il achetât un livre seulement, la somme serait réduite à 20 + 6 + 2 + 10, ou 38. S’il allait au théâtre une fois, et qu’il achetât trois livres, cette somme serait de 20 + 10 + 6 + 3, ou 39.

Les utilités marginales des biens acquis devront donc être égales. Toutefois, l’application rigoureuse de la règle ne sera pas toujours possible. Il y a des biens, nous le savons, qui ne sont pas indéfiniment divisibles : tel est le cas pour ceux que nous venons de citer en exemple. Et ainsi il pourra arriver que l’utilité marginale d’un bien — qui sera un bien indivisible — sort supérieure à l’utilité marginale d’autres biens — qui seront soit des biens divisibles, soit des biens indivisibles encore, mais moins chers que celui-là — . Quand avons-nous intérêt à acheter un cheval qui coûte 500 francs ? Lorsque, faisant cet achat, l’utilité marginale de ces 500 francs — ou leur utilité moyenne : c’est tout un ici — se trouve être au moins égale à l’utilité marginale que nous obtiendrions en achetant avec cette même somme des aliments, etc. Mais il se peut très bien, si nous nous décidons à acheter le cheval, que l’utilité marginale — ou moyenne — de la somme affectée à cet achat soit de 10, alors que l’utilité marginale — ou moyenne — de la somme employée à l’achat d’un bien indivisible moins cher sera de 8, et que l’utilité marginale de la somme employée à acheter des biens divisibles sera de 7. Car s’il fallait acheter un deuxième cheval, il nous en coûterait 500 francs encore — nous ne pouvons pas acheter une fraction de cheval —, et l’utilité marginale — ou moyenne — obtenue tomberait à 5.

2o Passons au labeur. S’il a à choisir entre plusieurs genres de travaux, et qui soient inégalement rémunérés, l’homo oeconomicus considérera, d’une part les inconvénients de chacun d’eux, d’autre part la rémunération qui y est attachée ; et il choisira entre tous celui pour lequel l’utilité de la rémunération excédera le plus la « disutilité » du labeur. Et peut-être aussi arrivera-t-il qu’il ne veuille d’aucun de ces travaux : car il pourra arriver que pour aucun d’eux la rémunération ne paie le labeur. Le fait aura d’au tant plus de chances de se produire que notre individu sera plus riche : plus nous sommes riches, moins une somme donnée que nous pouvons gagner par notre travail nous est utile. On verra plus tard que cette proposition doit tenir une place dans la théorie du profit de l’entrepreneur.

Pour un genre de travail, maintenant, qui a été choisi, si toutes les heures sont rémunérées au même taux, il y aura une durée de la journée de travail qui sera plus avantageuse que toutes les autres. À mesure que la durée de la journée de travail s’allonge, l’utilité du gain diminue : la disutilité du labeur, au contraire, augmente sans cesse. C’est à cette durée précise au bout de laquelle les deux courbes se rencontrent qu’il convient au travailleur d’arrêter sa journée. L’arrête-t-il avant ? son gain sans doute lui est plus utile que son labeur ne lui coûte ; mais il a la possibilité d’augmenter l’utilité de celui-là d’une quantité supérieure à celle dont il augmenterait la disutilité de celui-ci. Que si, au contraire, il la prolongeait au delà du point que nous avons dit, l’utilité du gain total dépasserait long temps encore la disutilité du labeur total : mais l’excédent de l’utilité sur la disutilité serait diminué.

Il est à remarquer, toutefois, que dans la plupart des professions, le travailleur n’a pas la possibilité de régler à sa guise la journée de travail. Les usages, les nécessités qui résultent de l’organisation de la production l’obligent à s’accommoder d’une durée déterminée. Il s’ensuit une réduction du bien-être général qui certainement n’est pas de peu d’importance[2].


2. L’intérêt de l’individu par rapport à une période[3].


50. La règle. — Par rapport à un moment donné, ou à une période considérée comme un tout indivisible, l’intérêt de l’individu est, d’une part, de chercher à faire aussi grand que possible l’excédent de l’utilité obtenue par le travail sur la disutilité du labeur, et, d’autre part, de faire égales les utilités marginales de chaque sorte de dépense. Quel sera notre intérêt par rapport à la suite de la durée, par rapport à une période que l’on regardera comme divisible ? La solution à donner à cette question nouvelle est tout à fait analogue a la solution qu’a reçue la question précédente. Pour porter notre bien-être à son maximum dans un moment donné, c’est un équilibre des différentes consommations, en quelque sorte, qu’il s’agit de réaliser, et en même temps un équilibre de ces diverses consommations — considérées au point de vue de leur utilité — avec le travail — considéré au point de vue de sa disutilité — . Pour porter notre bien-être à son maximum dans une période de la durée regardée comme divisible, il faut, autant que possible, réaliser l’équilibre des consommations d’une part, du labeur de l’autre entre les fractions qu’on voudra distinguer dans cette période : il faut faire, en d’autres termes, que l'utilité marginale des consommations d’une part, la disutilité marginale du labeur de l'autre demeurent constantes dans toutes ces fractions ; et il faut réaliser en même temps — on conçoit sans peine comment cela se fera — l’équilibre des consommations et du labeur.

51. Quelques applications. — Pour simplifier les choses, laissons de côté le labeur, et occupons-nous seulement de la consommation. Pour la même raison, ne considérons dans les biens que leur utilité principale, négligeant les utilités — ou les disutilités — accessoires : le plaisir anticipal, les conséquences de la jouissance, les souvenirs. Écartons enfin toute incertitude au sujet de la durée de notre vie, de la perception des utilités futures, de la grandeur de ces utilités. Quelques applications de la règle indiquée ci-dessus nous aideront à la faire bien comprendre, et à en montrer la grande importance.

Il est certaines applications de notre règle sur lesquelles l’attention a été attirée il y a quelque temps déjà. Böhm-Bawerk a fait voir que les variations du rapport des besoins aux ressources jouaient un rôle dans la genèse du phénomène de l’intérêt[4]. Il convient, semble-t-il, d’analyser ce rapport, et de parler, d’une part de la variation des besoins, de l’autre de la variation des ressources.

Un individu dont les besoins doivent augmenter a avantage à épargner. Il a, supposons, 10.000 francs de revenu annuel. Si ses charges, pour une raison ou pour une autre, doivent s’accroître pendant l’année qui va venir, dépensant 10.000 francs cette année, et 10.000 francs l’année prochaine, l’utilité des derniers 1.000 francs dépensés sera cette année de 100, par exemple, et l’an prochain de 120. Épargnant, au contraire, 1.000 francs, de façon à dépenser 9.000 francs cette année, et 11.000 francs l’année prochaine, l’utilité des derniers 1.000 francs sera cette année de 110, et l’année prochaine de 110 aussi. Et ainsi, par cette épargne, la somme des utilités obtenues sera diminuée de 100 cette année, pour être augmentée de 110 l’an prochain. L’opération se solde par un bénéfice.

Soit maintenant un individu dont les besoins vont diminuer. Les derniers 1.000 francs représentent pour lui une utilité de 120 cette année, et ne représenteront plus qu’une utilité de 100 l’an prochain. Si cet individu dépensait 11.000 francs cette année, et 9.000 francs l’an prochain, ces utilités marginales s’égaliseraient à 110. Notre individu aurait avantage, par conséquent, à pouvoir toucher par anticipation 1.000 francs de son revenu de l’an prochain. Et si quelqu’un s’offre pour lui en faire l’avance, il trouvera son bénéfice à promettre de payer après un an, en plus des 1.000 francs qu’il devra rembourser, une petite somme dont l’utilité soit inférieure à 10.

La variation des ressources correspond à la variation des besoins ; le cas de l’individu dont les ressources doivent augmenter est pareil à celui de l’individu dont les besoins doivent diminuer, et le cas de l’individu dont les ressources doivent diminuer est pareil à celui de l’individu dont les be soins doivent augmenter. Il est donc inutile d’y insister. Et il est inutile de montrer tout ce qu’on peut tirer de la considération de la variation des besoins, de la variation des ressources, ou si l’on préfère de la variation du rapport des besoins aux ressources. Cette considération sera utilisée plus loin pour l’édification de la théorie de l’intérêt. Et l’on voit, dès à présent, que l’on en peut déduire : la nécessité de l’épargne dans certains cas ; la nécessité de l’amortissement pour ces capitaux dont ou ne peut pas attendre des rendements perpétuels, ou qui donnent dans le commencement des rendements plus forts que ceux qui viendront plus tard ; la condamnation de cette pratique qui consiste à « manger son capital», etc.

Supposons que les besoins d’un individu, d’une année à l’autre, ne doivent pas varier, que ses ressources ne doivent pas varier non plus ; ou supposons, encore, que le rapport des besoins aux ressources doive rester inchangé. Ce que notre individu aura de mieux à faire, dans ce cas-là, ce sera de dépenser chaque année son revenu intégralement. Car ainsi chaque année les derniers 1.000 francs lui procureront la même utilité — une utilité, par exemple, égale à 100 —. Et toute combinaison qui dérangera cet équilibre de la consommation diminuera la somme de son bien-être. On nous sollicite de céder 1.000 francs, nous promettant de nous les rendre dans, un an ? Mais par là on nous retirerait cette année une utilité égale à 100, et l’utilité que nous retrouverions l'an prochain ne serait plus égale qu’à 90, par exemple. Nous ne pouvons donc raisonnablement consentir à ce prêt qu’on nous demande que si l’an prochain on nous donne, en plus des 1.000 francs que nous aurons prêtés, une petite somme qui nous procurera une utilité de 10, ou davantage.

Ainsi, toutes choses égales d’ailleurs, la capitalisation — nous entendons par là la constitution d’un capital — détruit l’équilibre de la consommation, et représente par suite un sacrifice pour le capitaliste. Plus d’ailleurs le capital à constituer est gros, plus on s’éloigne de l’équilibre, et plus, par conséquent, le sacrifice est lourd. Et le sacrifice est d’autant plus lourd, encore, que la pente de la courbe de l’utilité est plus forte dans cette partie qui correspond au capital constitué et à l’accroissement de notre avoir qui résultera plus tard de sa récupération : c’est ce qui explique que la capitalisation soit très difficile à ceux dont les revenus sont petits, impossible à ceux qui n’ont que l’indispensable.

Le fait que nous venons d’indiquer — et qui n’a été mis en lumière que depuis peu d’années[5] — pourrait être appelé le fait du sacrifice capitalistique. Il constitue à coup sûr la plus importante des raisons pour les quelles le capital exige un intérêt.

Une autre application du principe de l’équilibre de la consommation dans la durée est celle qui se rapporte au jeu. On a bien souvent montré certains dangers des jeux de hasard. Ils nous prennent du temps, ils sont mauvais pour la santé et exercent une influence pernicieuse sur le caractère et les mœurs. Très souvent, un prélèvement est opéré sur les mises, ou bien l’adversaire contre qui nous jouons se réserve un plus grand nombre de chances que celles qui nous sont laissées, en sorte que la partie n’est pas égale pour nous. Quand nous jouons contre de certaines maisons, nous avons le désavantage d’être moins riches, ce qui nous empêche de tenir le jeu, lorsque nous perdons, aussi longtemps qu’elles. Et nous avons aussi le désavantage de manquer de sang-froid, ce qui nous empêche de nous arrêter quand nous gagnons. Mais ce n’est pas là tout. Le joueur même dont les gains et les pertes, à la longue, se balanceraient, aurait en réalité subi un dommage, un dommage d’autant plus sérieux que les différences, dans un sens et dans l’autre, auraient été plus fortes ; à moins toutefois que notre joueur n’eût été assez sage pour mettre toujours ses gains de côté et les employer à boucher ses pertes. Car à dépenser tantôt plus que son revenu normal, tantôt moins, on ne se procure pas, comme il a été vu, le même bien-être qu’à dépenser ce revenu régulièrement[6].

3. L’intérêt de l’individu devant le risque[7].

52. Le risque. — Il a été supposé jusqu’ici que ces données sur les quelles nous devons nous appuyer pour déterminer notre intérêt étaient connues parfaitement de nous, ou que du moins dans l’estimation de ces données, fût-elle fausse, aucun élément d’incertitude ne s’introduisait. Nous avons, en d’autres termes, éliminé complètement le risque. Il nous faut maintenant le prendre en considération.

Le risque, dans la vie économique comme dans les autres domaines où notre activité s’exerce, se rencontre partout. Tous les événements futurs sans exception sont incertains. Et tous, par conséquent, comportent un risque. Il y a même des risques qui se rapportent à des faits passés ou présents, et qui existent parce que ces faits ne sont pas encore connus de nous, ou du moins ne sont pas suffisamment connus. Le risque que l’on court à souscrire des actions d’une mine d’or, par exemple, naît avant tout de ce qu’on ne sait pas exactement la richesse de cette mine — il est vrai qu’on peut aussi, d’une certaine façon, rapporter un tel risque à l’avenir, en disant qu’il naît de ce qu’on ne sait pas ce qu’on trouvera d’or dans la mine quand on en entreprendra l’exploitation —.

Les risques peuvent être classés de manières diverses. On peut distinguer d’abord des risques inévitables et des risques évitables. Cette distinction, au reste, peut être entendue en deux façons.

On appelle ordinairement risques évitables ces risques qu’il nous est loisible de courir, ou de ne pas courir. Les risques évitables, dans ce cas, sont tels soit par rapport à un individu, qui peut s’en décharger sur un autre, soit par rapport à tous les hommes. Un cultivateur échappe aux risques que créent les fluctuations du prix des betteraves en vendant sa récolte par avance : il ne fait par là que passer ces risques à un autre. Les risques qui accompagnent les paris, au contraire, n’existent que parce qu’il y a des gens qui veulent bien engager des paris. Les spéculateurs cherchent à réaliser des gains en assumant les risques courus par d’autres, et qui sont évitables dans le sens qu’on vient de voir ; les joueurs sont ceux qui font naître des risques pour les courir.

On peut entendre aussi par risques évitables ceux qui sont tels qu’une étude plus attentive des faits, ou que les progrès de notre savoir peuvent les faire disparaître ; les risques inévitables, alors, seraient ceux qui résultent d’une ignorance invincible et nécessaire.

Il y a des risques généraux, comme ceux qui tiennent à la possibilité d’une crise affectant tout un marché ; et il y a des risques particuliers, qui n’existent que pour une entreprise, ou pour une affaire intéressant une entreprise.

Les risques peuvent être des risques de gains, ou des risques de pertes, ou des risques combinés de gains et de pertes. Ce sont, dans cette classification, les deux dernières catégories qui sont les plus importantes. On connaît ces risques de pertes qui résultent de la possibilité d’incendies détruisant des bâtiments ou des marchandises, ou encore de la possibilité d’inondations, de coups de grêle, d’épizooties. À ces risques on peut rattacher ceux qui naissent de la possibilité d’accidents ou de la possibilité, encore, d’une mort prématurée. Et pour ce qui est des risques combinés de gains et de pertes, il suffira d’indiquer ceux que font courir à tous les producteurs les perpétuelles variations des prix des marchandises, et ceux que font courir aux propriétaires de valeurs mobilières les variations de la cote de la Bourse.

Qu’est-ce donc au juste que le risque ? Tout d’abord, il est nécessaire de bien voir qu’il correspond seulement à une ignorance où nous sommes, qu’il est un aspect et comme une extériorisation de quelque chose de purement subjectif. On a essayé parfois de proposer une conception objective du risque, en se fondant sur la possibilité du calcul des probabilités, sur la « loi des grands nombres ». Mais quelque grand nombre que l’on considère, jamais on ne sera en droit d’affirmer que le rapport des résultats d’un jeu de hasard, par exemple, sera exactement ce qu’indique le calcul des probabilités. Que la réalité se conforme à ce que veut le calcul des probabilités, cela ne sera jamais que probable. Au vrai, les événements sont rigoureusement déterminés par leurs causes : pour quelqu’un qui connaîtrait parfaitement celles-ci, et qui serait en mesure d’effectuer sur elles les calculs nécessaires, le résultat d’un coup de dés à jouer serait aussi sûr que si ce coup avait été joué déjà ; tout comme aussi, si le coup est joué mais que les dés soient restés couverts, il y a risque à parier. Comme l’a dit fort bien Fisher, tout fait sur lequel il y a risque à se prononcer est comme une pièce sur laquelle on aurait joué à pile ou face, et que la nature tiendrait dans sa main fermée.

53. De l’estimation des risques. — Comment convient-il que nous nous comportions devant le risque ? Nous considérons d’abord, à ce sujet, le cas le plus simple, à savoir le cas dans lequel la loi des grands nombres, comme on l’appelle, trouve son application la plus parfaite.

Soit une partie qu’on nous propose. La mise qu’il nous faut avancer est de 5 francs ; notre gain, si nous gagnons, sera de 10 francs, soit le double de la mise ; et les chances de gain et de perte sont égales : l’issue du coup, par exemple, nous sera favorable ou défavorable selon qu’une bille s’arrêtera sur un numéro pair ou sur un numéro impair, le nombre des numéros pairs étant égal à celui de» numéros impairs. Dans un tel cas, il est mathématiquement indifférent de jouer ou de ne pas jouer. Mais économiquement il ne nous est pas avantageux de jouer : car l’utilité que nous nous procurerions en gagnant n’est pas égale à celle dont nous serions privés si nous perdions[8]. Et deux choses feront la partie plus ou moins désavantageuse. C’est d’une part le rapport de la mise à l’enjeu : il vaut mieux risquer 1 pour gagner 2 à chances égales que risquer 2 pour gagner 4 ; il vaut mieux risquer 1 pour gagner 2 à chances égales que risquer 1 pour gagner 100 avec une chance de gain contre 99 chances de pertes[9]. Et c’est, d’autre part, la fortune plus ou moins élevée du joueur : la partie est plus désavantageuse pour celui qui possède moins.

Dans l’hypothèse que nous venons de faire, le risque consistait dans la possibilité simultanée d’un gain et d’une perte. D’autres fois, il s’agira ou de ne pas avoir de gain, ou d’avoir un gain. D’autres fois, encore, il s’agira d’une perte à ne pas subir ou à subir. Mais toujours, pour apprécier le ris que, il faudra se rappeler que le rapport économique de deux quantités d’argent — nous voulons dire leur rapport au point de vue de l’utilité — n’est point pareil au rapport mathématique, que l’utilité d’une somme d’argent est d’autant plus faible que cette somme s’ajoute à une somme plus grande. De ce qui précède, il résulte qu’on a avantage, quand on peut le faire dans certaines conditions, à éliminer le risque. Il ne nous convient pas de risquer 1.000 francs pour gagner 2.000 francs à chances égales. Si nous sommes engagés dans une partie pareille, nous aurons intérêt, pour nous en dégager, à consentir un certain sacrifice. Supposons que les 1.000 francs de la mise, si nous les perdons, représentent une utilité de 120, et que les 1.000 francs à gagner — car le gain réel ne sera que de 1.000 francs — représentent une utilité de 100 : nous aurons intérêt, dans ces conditions, à reprendre notre mise en abandonnant une petite somme, dont l’utilité soit inférieure à (120 — 100) : 2, c’est-à-dire à 10.

On aperçoit sans doute le rapport de ces remarques à celles qui ont été présentées dans l’article précédent. Là nous examinions le cas du joueur qui, jouant une série de parties, réalisait des gains exactement égaux à ses pertes. Ici nous examinons le cas du joueur qui doit jouer une partie, et à qui il peut arriver soit de la gagner, soit de la perdre. Les ras ne sont point pareils. Ils sont analogues cependant. Dans le premier, il s’agît de gains et de pertes successifs. Dans le second, il s’agit de gains et de pertes qui, étant donné l’incertitude où nous nous trouvons, apparais sent comme simultanément possibles : il faut donc mettre ces gains et ces pertes en balance ; et alors intervient, non pas comme tantôt le principe de l’équilibre de la consommation, mais du moins la loi de la décroissance de l’utilité, sur laquelle ce principe repose.

Nous nous sommes occupés jusqu’à présent de risques dans lesquels tout était connu aussi bien que possible : la mise, l’enjeu, les chances de gain et de perte. Mais les choses ne se présentent guère ainsi que dans certains jeux, comme le jeu de la roulette, ou encore dans les loteries. Le plus souvent, les risques ne sont pas déterminés d’une manière aussi rigoureuse. La mise — ou la perte assurée — peut ne pas être fixée à l’avance ; l’enjeu — ou le gain assuré — peut être variable ; les chances de gain et de perte peuvent être imparfaitement connues. Celui qui joue au pari mutuel sur un champ de courses sait ce qu’il risque ; il ne sait pas combien de chances au juste il a de gagner, ni ce qu’il gagnera, si son cheval arrive. Celui qui verse une prime annuelle pour que ses enfants, à sa mort, touchent une certaine somme, sait ce qui reviendra aux siens, mais ignore ce qu’il lui faudra débourser. Celui qui achète à terme une certaine quantité de sucre peut perdre — plus ou moins — comme il peut gagner — plus ou moins —.

Quels rapports y a-t-il entre ces cas nouveaux et les cas plus simples qui ont été examinés tantôt ? Pour bien comprendre la nature de ces rapports, occupons-nous, en premier lieu, des différences qui résultent dé ce que la mise et l’enjeu, maintenant, ne sont pas tous les deux fixés à l’avance. Un spéculateur, par exemple, achète à terme, au prix du jour, une certaine quantité d’une marchandise ? Un commerçant, encore, ache tant une marchandise qu’il lui faudra revendre plus tard, considère les fluctuations qui pourront se produire dans les prix ? Il y a ici un certain nombre de possibilités à envisager : la possibilité d’une baisse d’un franc par unité, d’une baisse de 2 francs, et ainsi de suite, puis la possibilité d’une hausse d’un franc, d’une hausse de 2 francs, etc., enfin la possibilité du maintien du prix actuel ; et a chacune de ces possibilités correspond une certaine probabilité. Mais le fait qu’au lieu de deux possibilités à envisager on en a un plus grand nombre, ce fait introduit simplement une complication dans le problème du risque ; il n’en change nullement l’essence.

Mais voici une différence d’une autre sorte, qui elle, au premier abord, peut paraître essentielle : elle a trait à la détermination des chances qu’a chaque possibilité de se réaliser. Tantôt cette détermination, à ce qu’il semble, se faisait d’une manière rigoureuse : des 36 numéros de la roulette, chacun n’a-t-il pas à chaque coup une chance sur 36 de sortir ? Maintenant, au contraire, la détermination des chances de gain et de perte, des chances pour chaque gain et pour chaque perte, ne peut se faire que très grossièrement : comment dire exactement combien il y a de chances que le prix des 100 kilogrammes de sucre monte d’un franc, combien il y a de chances qu’il monte de 2 francs, etc. ? Ainsi tout à l’heure le risque, sera-t-on tenté de dire, était simple : il résultait de ce qu’une probabilité n’est qu’une probabilité. Et maintenant le risque serait double : car en outre de cette incertitude qui s’attache à la réalisation de toute probabilité, il y a une incertitude nouvelle qui résulte du caractère imparfait de la détermination de la probabilité.

Cette façon de raisonner, toutefois, serait défectueuse : elle implique, en effet, une méconnaissance grave de la signification de la probabilité. Quand on dit qu’un numéro donné, à la roulette, a une chance sur trente-six de sortir, rien ne garantit que même dans la plus longue des séries un numéro sortira exactement une fois sur trente-six. À chaque coup qui se joue, il y a des raisons pour qu’un certain numéro sorte, et point aucun des autres : seulement ces raisons sont telles qu’on peut être assuré par avance que le calcul n’aura jamais prise sur elles.

Il en va de même quand on essaie de déterminer par avance la durée de la vie d’un homme. Se fiant aux tables de mortalité, on risque très fort de se tromper : pourquoi ? parce qu’il y a des raisons particulières qui font que l’homme en question doit vivre plus — ou moins — que l’homme moyen. Il y a des raisons particulières pour cela, exactement comme il y en a pour qu’un numéro donné sorte — ou ne sorte pas — à un coup de la roulette. S’il semble qu’il y ait une différence radicale entre les deux cas, c’est là une illusion, due à ce que pour l’homme qui nous occupe nous concevons la possibilité de reconnaître en lui ces raisons qui le feront vivre plus ou moins longtemps. Mais que notre ignorance puisse être ou non réduite, c’est notre ignorance seule — il faut y revenir — qui crée le risque, et la nature de celui-ci demeure identique à elle-même dans tous les cas.

Des observations qui précèdent, il est aisé de tirer des conclusions au sujet de la manière dont nous devons agir quand nous nous trouverons en face de risques de la sorte qui vient d’être dite. Cette manière d’agir, en principe, sera pareille à celle qu’il convient d’adopter dans les cas où la détermination des probabilités paraît se faire avec une absolue rigueur — dans les cas, pour parler correctement, où cette détermination est faite aisément avec toute la rigueur possible —. Il faut mettre d’un côté les possibilités de gain, de l’autre, les possibilités de perte, en les exprimant en utilité, puis multiplier chaque possibilité par la chance qui y est attachée, en estimant cette chance du mieux que l’on peut, et enfin faire la balance : cette balance nous apprendra si l’opération est avantageuse, ou désavantageuse, et combien elle l’est. Si le risque est de ceux que le calcul démontre favorable, il ne faudra pas hésiter à l’affronter, quelque dur que cela paraisse à de certaines gens inaptes au raisonnement : Pascal l’a affirmé avec force, et il a eu raison[10]. Et si le risque est défavorable, le calcul expliqué ci-dessus indiquera quels sacrifices on peut consentir pour y échapper.

Nous avons dit que nous devions, devant tous les risques, régler notre attitude de la même manière. Il faut cependant faire une réserve. Cette réserve est relative aux risques qu’il s’agit pour nous d’assumer ou de ne pas assumer, et qui nous mettent en présence d’un adversaire ; et elle doit être faite quand cet adversaire peut déterminer les chances avec plus d’exactitude que nous. Dans ce cas, en effet, nous devons nous abstenir de jouer. Sur un champ de courses, au pari mutuel, un individu qui ignorerait la valeur des chevaux — et qui serait obligé, par conséquent, d’attribuer à tous les chevaux partants les mêmes chances — serait désavantagé par rapport à ceux qui ont des informations sur le passé et sur la condition présente de ces chevaux. Et surtout il est très mauvais de jouer contre des gens mieux renseignés que nous quand ces gens sont en mesure d’influer sur l’événement dont dépend l’issue de la partie, alors que nous ne pouvons pas le faire, ou quand ils sont en mesure d’influer sur cet événement plus que nous ne pouvons faire nous-même : c’est ce qui explique — en même temps que d’autres raisons — que le jeu à la Bourse soit funeste, en général, aux petits joueurs.

54. De l’attitude qu’il convient d’adopter devant les risques défavorables. — Soit un individu qui est en présence d’un risque défavorable. Que lui sera-t-il possible de faire pour supprimer l’inconvénient de ce risque, ou tout au moins pour l’atténuer ?

1o Il est possible, tout d’abord, de travailler à faire disparaître les causes d’où pourrait résulter la perte qu’on redoute, ou de mettre des obstacles à leur action. Si nous craignons des incendies, par exemple, nous pouvons remplacer les matières combustibles par des matières incombustibles, et nous pouvons prendre des précautions pour rendre, en cas de nécessité, la lutte contre le feu plus efficace.

Ceci, toutefois, se rapporte à ces choses extérieures auxquelles le risque est attaché, et point à ce qu’il y a dans le risque de spécifique, c’est-à-dire à l’incertitude où nous sommes touchant les événements futurs.

2o Pour ce qui est de l’élément spécifique du risque, on peut agir sur lui en augmentant son savoir. Connaissant les données des problèmes dans leurs particularités, sachant en outre l’influence de chacune de ces particularités, nous serons en mesure de substituer à des prévisions relatives à des généralités des prévisions relatives à des groupes moins vastes, ou à des unités, et ces prévisions seront nécessairement plus sûres. Pour reprendre un exemple donné plus haut, celui qui sur un champ de courses aurait à parier sur les dix chevaux partants d’une course, et qui ne les connaîtrait aucunement, ne pourrait qu’attribuer à chacun une chance sur dix ; tandis que celui qui saurait l’histoire de chaque cheval pourrait faire une estimation plus juste.

3o Écartons cette possibilité d’accroître notre savoir : quelles ressources nous reste-t-il ? Nous pouvons nous décharger du risque sur quelqu’un. Nous pouvons nous en décharger, en premier lieu, sur quelqu’un qui aura les mêmes bases d’appréciation que nous. Mais ceci — si nous laissons de côté certaine hypothèse qui sera examinée sous le no 4 — n’est possible, on le notera, que parce qu’il y a des hommes qui ne déterminent pas correctement leur intérêt, ou encore parce que les hommes ne sont pas tous dans la même situation de fortune. Dans une société composée exclusivement d’homines oeconomici, et se trouvant dans la même situation de fortune, on ne verrait pas, comme il arrive sous nos yeux, des individus ayant sur une compagnie exactement les mêmes informations, prendre les uns des obligations, qui donnent un revenu à peu près sur mais relativement bas, et les autres des actions, qui donnent un revenu plus élevé mais plus aléatoire.

Si nous supposons que tous les individus en présence réalisent le type idéal de l’homo oeconomicus, et soient dans la même situation de fortune, alors nous ne pourrons passer le risque défavorable à d’autres que s’il en est, parmi eux, qui voient ce risque moins défavorable que nous ne le voyons. Et ils pourront le voir moins défavorable soit parce qu’ils seront moins bien renseignés que nous, soit parce qu’ils seront mieux renseignés. Un porteur de titres, qui a de bonnes raisons de croire que ses titres vont baisser, s’empressera de vendre ces titres à d’autres qui n’en savent pas aussi long que lui. Un individu qui veut construire une maison, et qui redoute une hausse sur le prix des matériaux qu’il aura à employer, traitera tout de suite pour la fourniture de ces matériaux avec quelqu’un qui, mieux informé que lui, a confiance que cette hausse ne se produira pas.

4o Il y a un dernier moyen de se débarrasser des risques défavorables : c’est celui qui consiste à les consolider. Ce moyen ne peut pas être employé dans tous les cas. On ne peut l’employer que dans ces cas où la loi des grands nombres trouve à s’appliquer. Il ne saurait être question, par exemple, de consolider les risques que font courir aux producteurs de blé les variations subies, d’année en année, par le prix du blé : car le prix moyen du blé peut, dans la succession des périodes, tendre à descendre ou tendre à monter. Mais on peut consolider les risques qui se rapportent à l’incertitude de la date où chaque individu mourra. Et c’est là ce qui a donné naissance aux assurances.

  1. Voir Effertz, Antagonismes économiques, lre partie, chap. 3, I, § 1.
  2. Voir H. Stanley Jevons, Essays on economies, IV, pp. 180-183.
  3. Voir Landry, L’intérêt du capital. Paris, Giard et Brière, 1904. chap. 2 et 3, passim.
  4. Positive Theorie des Capitales, liv. III, iii, pp. 262-266.
  5. Böhm-Bawerk (Positive Théorie des Capitales, liv. III, v, iii, pp. 441-442) a parlé en d’excellents termes du principe de la « satisfaction harmonique » des besoins, dans un moment donné et dans la succession des moments du temps. Mais il n’a pas tiré de ce principe tout ce qu’il peut fournir de lumière pour l’éclaircissement du problème de l’intérêt (voir notamment le passage cité plus haut, pp. 262-266). Il a parlé de la capitalisation en tant qu’elle aggrave, dans certains cas, le défaut d’équilibre de la consommation ; il n’a pas montré qu’elle pouvait créer le défaut d’équilibre. Cette grande vérité a été exposée et utilisée, pour la première fois à notre connaissance, par Carver, dans son remarquable article The place of abstinence in the theory of interest (Quarterly journal of economics, VIII, oct. 1893).
  6. Cf. Marshall, Principles, liv. III, chap. 6, § 6, note (trad. fr., t. 1), et Appendice, note IX.
    Pour bien apprécier le jeu, il faudrait faire entrer en ligne de compte, encore, les émotions qu’il procure à ceux qui s’y livrent.
  7. Voir Haynes, Risk as an economic factor, Quarterly journal of economics, IX, et surtout Fisher, Capital and income, chap. 16.
  8. Nous négligerons, dans ce paragraphe, le plaisir spécial qu’on peut éprouver à courir des risques.
  9. Vaut-il mieux risquer 1 pour gagner 100 avec 1 chance de gain contre 99 chances de pertes, ou risquer 50 pour gagner 100 à chances égales ? Cela dépendra de la forme qu’affecte la courbe descendante de l’utilité. De tels problèmes, au reste, demandent à être traités mathématiquement ; et nous voulons recourir aux mathématiques le moins possible.
  10. Dans le fameux morceau des Pensées sur le « pari ».