II. — Les biens.

1. Définition des biens.

32. Les biens en général. — Par le nom de biens il y a lieu de désigner tout ce qui, d’une manière ou de l’autre, contribue à satisfaire nos besoins.

Pour qu’une chose puisse être appelée un bien — le mot « chose » est employé ici dans son sens le plus vague — , trois conditions sont requises.

1° Il faut que la chose en question soit propre à satisfaire, ou qu’elle puisse contribuer à satisfaire l’un au moins de nos besoins : il faut, comme l’on dit communément, qu’elle soit « utile ».

2° Il faut, d’autre part, que l’on ait connaissance de l’ « utilité » de cette chose. Il y a certainement par le monde quantité de substances, quantité de forces qui aujourd’hui ne nous servent de rien, et que l’on trouvera quelque jour le moyen d’utiliser — nous ne parlerons pas de celles qui sont utiles déjà, et auxquelles on découvrira des utilités nouvelles — : ces substances, ces forces, ne deviendront des biens que ce jour-là. Les forces développées par les chutes d’eau dans les montagnes n’étaient point des biens — sauf lorsque ces chutes ajoutaient à la beauté des sites — avant qu’on ne se fût avisé de les capter pour produire de l’électricité.

3° Il faut enfin, pour qu’une chose soit un bien, qu’elle nous soit accessible. Les métaux qui se trouvent en si grande quantité dans les corps célestes — c’est un exemple classique — ne sont pas des biens, parce qu’il nous est impossible d’en prendre possession.

33. Les biens économiques. — L’économique n’a pas à s’occuper de tous les biens. Elle s’intéresse seulement, nous le savons, aux biens échangeables. Nous appellerons donc biens économiques les biens qui peuvent être échangés[1]. Les biens, pour être des biens économiques, doivent remplir plusieurs conditions.

1° Il faut qu’ils puissent être appropriés, ou affectés exclusivement à la jouissance d’un individu. Or il est des biens qui ne sont pas dans ce cas. C’est parfois leur nature même qui en est cause : ainsi il est matériellement impossible à un individu de se réserver la jouissance exclusive de la lumière qui rayonne dans la partie élevée de l’atmosphère. D’autres fois, cela résulte de la loi : il y a dans chaque pays un domaine public qui, pour les nationaux du pays tout au moins, est l’objet d’une jouissance commune.

2° Il faut qu’ils puissent être cédés. Certains biens en effet sont tels de leur nature qu’il est impossible de les céder : nous ne pouvons pas céder notre beauté, notre intelligence, notre instruction ; car le professeur, par exemple, qui travaille à instruire ses élèves ne se défait point par là de son savoir. Et d’autre part, la loi empêche que certains biens soient cédés ; il y a des biens qui, cessibles de leur nature, ne sont point cependant in commercio : qu’il suffise de citer les personnes.

3° Les biens ne sont échangeables, en un certain sens, que s’ils ont une valeur, autrement dit, si la quantité qui en existe ne dépassé pas ce qui est nécessaire pour satisfaire complètement les besoins correspondants. Les arbres, les pierres, l’eau n’ont aucune valeur dans les sociétés primitives, quand la population est peu dense et que le sol n’est pas approprié tout entier : ce ne sont donc pas des biens économiques. On peut remarquer, au reste, que le nombre va toujours diminuant de ces biens qui ne sont pas des biens économiques parce qu’ils sont trop abondants.

À l’expression « biens économiques » on oppose souvent l’expression « biens libres ». Mais cette dernière catégorie ne comprend pas tous les biens qui ne sont pas des biens économiques. Elle comprend seulement les biens dont tout le monde a la jouissance. Les biens libres sont donc ces biens qui ne peuvent pas être appropriés ; et ce sont encore — on parle parfois ici de biens « conditionnellement » libres — ces biens qui en raison de leur abondance n’ont point de valeur[2].

34. Biens et besoins. — La définition que nous venons de donner des biens montre le lien très étroit qui unit l’étude des biens, où nous entrons, à l’étude des besoins. L’idée de bien est corrélative de celle de besoin. Traiter des biens, par conséquent, c’est encore traiter des besoins, mais à un point de vue objectif, et non plus subjectif.

Il faut se garder, toutefois, d’exagérer la portée de cette proposition. Si on rapporte les besoins, comme il convient de faire, non pas tant aux biens qui les satisfont qu’aux plaisirs qu’ils nous font poursuivre ou aux peines qu’il nous font éviter, le tableau des besoins et le tableau des biens ne coïncideront pas.

Un même besoin — si du moins l’on s’attache aux besoins les plus généraux — peut être satisfait par plusieurs biens. Cela n’est pas vrai seulement quand on a affaire à des biens pareils de tous points et pratiquement au moins indiscernables — à des biens fongibles — ; cela peut être vrai encore pour des biens dissemblables : combien, par exemple, de façons de se nourrir !

D’autre part, un même bien peut satisfaire plusieurs besoins. Un bien peut servir à satisfaire soit tel besoin, soit tel autre ; il peut servir, très souvent aussi, à satisfaire tel et tel besoins successivement : que l’on songe aux usages auxquels on peut employer un cheval. Et un bien peut satisfaire simultanément plusieurs besoins : ainsi un costume est à la fois un vêtement et nue parure ; un mobilier artistique nous sert à nous asseoir, à dormir, à manger, et il nous procuré en même temps des jouissances esthétiques. Parler ici d’un « besoin, composite », du besoin d’un mobilier artistique par exemple, ce serait s’exprimer d’une manière qui n’est point correcte.

35. S’il est des biens immatériels[3]. — Des controverses se sont élevées sur la question de l’extension adonner au concept des biens économiques. Ces biens sont-ils tous matériels, ou peut-il au contraire y avoir des biens immatériels ? La première opinion a peut-être pour elle la majorité des auteurs[4]. D’autres cependant la combattent. Et tout d’abord ils veulent que l’on considère comme des biens certains droits et certaines relations, que les créances soient des biens, et encore les servitudes actives, les clientèles commerciales, etc.

La deuxième opinion seule nous parait soutenable. Mais nous n’adopterons pas tous les arguments qui ont été présentés en sa faveur. Wieser, par exemple, la justifie[5] en représentant que ces droits et ces relations dont il fait des biens sont des divisions d’autres biens. Un bien, remarque-t-il, peut être divisé corporellement, c’est-à-dire selon l’espace ; mais il peut être divisé aussi dans le temps, et il peut être divisé idéalement. Une créance, ainsi, c’est une partie d’un bien qui a été divisé selon le temps ; une servitude active, c’est une partie d’un bien que l’on a divisé idéalement. Ces observations, toutefois, ne sont pas toutes justes : il n’est pas exact de dire du créancier qu’il sera le propriétaire d’un bien matériel qu’il a prêté à partir de l’échéance du prêt ; ce qui lui sera rendu, c’est, non pas ce bien matériel lui-même, mais un équivalent. Et d’autre part, l’argumentation de Wieser ne saurait aucunement s’appliquer à des cas comme celui d’une clientèle.

Ce qui doit nous décider à voir des biens dans les créances, dans les clientèles, etc., c’est tout simplement que ces choses ont une valeur et se vendent. Contre cette raison, on peut être assuré par avance qu’aucune raison ne saurait prévaloir. Et de fait il n’a rien pu être avancé de plausible à l’encontre.

On a dit par exemple[6] qu’une clientèle qu’un commerçant achète représentait l’attente d’un enrichissement, de l’acquisition d’une certaine quantité de biens, mais qu’elle n’était point par elle-même une richesse, un bien. Mais il est clair que cet argument, s’il était valable, s’applique rait également à toutes ces choses qui ne sont point utiles par elles-mêmes, mais seulement par ce qu’elles nous permettent de produire ou d’acquérir. L’industriel qui achète des machines achète en elles l’espérance d’un gain qu’il réalisera plus tard ; et cette espérance peut être déçue tout aussi bien que celle du commerçant qui a acheté une clientèle.

On a dit encore que si les créances étaient regardées comme des biens, on arriverait à ce résultat inadmissible qu’une nation deviendrait plus riche quand les prêts — aux particuliers ou à l’État — y seraient plus nombreux. Mais la conséquence ne s’impose nullement. Une créance est un bien pour celui qui la possède ; à ce bien positif correspond nécessaire ment chez le débiteur ce que nous appellerons un bien négatif. Et quand on voudra faire la somme des biens du créancier et de ceux du débiteur, il est trop clair que le bien positif et le bien négatif correspondant se compenseront.

La question des biens immatériels ne se pose pas seulement à propos des droits et des relations : cette question se pose également à propos des services.

On sait ce que la langue française désigne par le mot « service ». Un service, c’est une action qu’un individu accomplit et dont un autre individu retire un avantage quelconque. Le médecin nous fournit un service quand il nous donne une consultation, le chanteur quand il chante un air devant nous ; l’ouvrier fournit un service au patron quand il exécute les travaux, quels qu’ils soient, dont celui-ci le charge, etc. Les services ne consistent pas toujours, au reste, en des actions positives ; un service peut consister aussi bien en une abstention : ainsi un industriel fournira un service à un autre industriel — il semble du moins que l’on peut parler ainsi — s’il s’abstient de certains actes qui feraient du tort à ce dernier, et que le droit lui permet d’accomplir.

Les services sont-ils des biens ? On le nie souvent, mais à tort[7]. Toutefois, pour réfuter cette opinion, il n’est pas besoin de noter[8] que les services de nos semblables, souvent, nous sont indispensables, et que les biens matériels, généralement, ne deviennent utilisables pour nous que moyennant que de certains services nous soient fournis. Nous nous contenterons de faire remarquer que les services ont un prix, que nous payons le médecin pour nous soigner, le chanteur pour chanter, l’ouvrier pour dépenser sa force de travail, et que nous pouvons payer, de même, un industriel pour renoncer à tel exercice de ses droits qui nous serait dommageable.

Les controverses sur la question de la matérialité des biens, en somme, n’ont pu naître que parce qu’on considère souvent les biens d’un point de vue trop objectif. Qu’est-ce, au fond, qu’avoir la propriété d’un « bien matériel » ? c’est avoir de certains droits, c’est avoir tous les droits que l’on peut exercer sur lui, y compris le droit de le détruire. Et sans doute la détention d’un objet matériel est un fait auquel on ne trouve pas d’équivalent dans le cas de la propriété d’une marque de fabrique, par exemple. Mais ce fait n’a ici qu’une importance accessoire. Seul le fait juridique de la propriété et le fait proprement économique de l’échangeabilité comptent ici : et ces faits se retrouvent identiques dans les deux cas considérés.

Ainsi, en définitive, les richesses consistent toujours en des droits. Quand ces droits se rapportent à des objets matériels, et que tous les droits se rapportant à tels ou tels objets — ou du moins les plus importants d’entre eux — sont réunis dans une même main, alors la tendance objectiviste de notre esprit nous les fait incorporer en quelque sorte dans les objets en question ; cette tendance d’ailleurs est grandement favorisée par le fait que pendant très longtemps on n’a guère connu comme propriété que la propriété des choses matérielles. On parlera ainsi de richesses matérielles et de biens matériels. Mais ce n’est là qu’une façon de s’exprimer, et qui risque de dissimuler les réalités essentielles[9].

2. Différentes sortes de biens.

36. Quelques distinctions. — On peut établir, parmi les biens, des distinctions multiples. Indiquons les principales.

1° Il y a des biens naturels et des biens artificiels. Les premiers sont ceux que la nature nous offre, et dont nous n’avons qu’à recueillir l’utilité. Les derniers sont dus au travail de l’homme : ils sont obtenus par l’application du travail humain à des matériaux que la nature a fournis. La distinction des biens naturels et des biens artificiels, en effet, ne s’applique qu’aux biens matériels.

2° Il y a des biens meubles et immeubles. On sait que le Code civil, dans lequel cette distinction tient une grande place, a mis à côté des immeubles « par nature » les immeubles « par destination ». Les animaux, par exemple, qu’un propriétaire emploie pour la culture de sa terre sont des immeubles par destination.

3° Il y a des biens divisibles et des biens indivisibles. Les biens matériels sont toujours physiquement divisibles. L’économique toutefois ne les considère comme divisibles que si, étant divisés, chaque portion présente une utilité semblable à celle du tout, et proportionnelle à la grosseur de cette portion. Coupons un pain de sucre en petits morceaux : la somme des morceaux obtenus aura une utilité semblable, qualitativement et quantitativement, à celle qu’avait le pain. Mais dira-t-on d’une pierre de taille qu’elle est divisible ? Si on la brise en fragments, ceux-ci réunis ne rempliront pas le même office que pouvait remplir cette pierre de taille. Et un cas bien plus net encore sera celui du soulier qu’on voudrait mettre en pièces. Rappelons, au sujet de la divisibilité des biens, ce qui a été indiqué tantôt, à savoir qu’il y a pour les biens d’autres sortes de divisions que la division selon l’espace. Cette remarque d’ailleurs est applicable à la fois aux biens matériels et aux autres.

4° Certains biens sont durables, et d’autres périssables. Pour établir cette distinction, on se place dans l’instant où les biens sont créés : les maisons par exemple sont regardées comme des biens durables, parce qu’elles ne s’écroulent que longtemps après avoir été construites. La démarcation, au reste, entre les deux catégories n’a à l’ordinaire rien de rigoureux. Il n’est pas de bien matériel durable, notamment, qui soit éternel ; il n’est pas de bien matériel périssable qui ne dure quelque temps : tout se ramène à une question de degré.

5° Une distinction très importante est celle des biens d’usage et des biens que la consommation détruit instantanément. Nous appelons biens d’usage les biens qui fournissent leur utilité sans être détruits par là : tels les objets d’art, qui procurent des plaisirs esthétiques à qui les regarde. Pour ce qui est des biens de l’autre catégorie — les aliments par exemple —, on voudrait les appeler biens de consommation : on prendrait ainsi cette expression dans son sens étymologique. Mais l’expression « bien de consommation » est employée communément pour désigner les biens qui nous sont utiles directement ; les « biens de consommation » sont opposés aux « moyens de production ». Et encore que cet emploi de l’expression ne soit pas heureux — car on ne saurait dire, par exemple, qu’on consomme une maison d’habitation —, il faut l’accepter, parce qu’il est usuel, et parce qu’on a avantage à pouvoir opposer la « consommation » à la production, les « consommateurs » aux producteurs.

On se gardera de confondre la division qui vient d’être établie avec la précédente. Les biens d’usage sont toujours durables ; les biens périssables sont toujours instantanément détruits par la consommation ; mais les propositions inverses ne sont pas vraies. Le blé, par exemple, constitue un bien éminemment durable, puisqu’on peut manger et même semer les grains de blé qu’on trouve dans les tombeaux des Pharaons ; et cependant on le détruit quand on s’en sert pour se nourrir, et on le détruit aussi — en ce sens qu’on se condamne à ne plus pouvoir l’utiliser à nouveau — quand on le sème.

Les biens ne peuvent être à la fois durables et périssables ; car il s’agit ici de quelque chose qui dépend de leurs qualités intrinsèques. Mais ils peuvent appartenir à la fois à la catégorie des biens d’usage et à la catégorie opposée : le bois, employé au chauffage, sera détruit par la consommation qui en sera faite ; ce sera un bien d’usage si on l’emploie dans une construction.

On remarquera que les biens d’usage matériels sont à l’ordinaire indivisibles, et les biens que la consommation détruit, au contraire, divisibles : on ne saurait mettre en morceaux un tableau, un meuble, sans leur faire perdre leur utilité ; mais on peut partager des aliments. Les divers processus de la consommation destructive — l’ingestion, la combustion, etc. — impliquent le plus souvent une certaine division des biens, et permettent une division plus poussée : car ces processus représentent l’utilisation de propriétés des corps qui se retrouvent identiques dans toutes les parties, si petites soient-elles, de ceux-ci ; c’est le contraire pour les usages.

Notons enfin que parmi les usages, il en est qui « usent » les biens — ainsi un vêtement se détériore quand on le porte —, et d’autres pas. Mais même dans ce dernier cas, les forces naturelles — l’action des intempéries, etc. — détériorent les biens lentement : le sphinx d’Égypte ne souffre aucun dommage d’être regardé, et néanmoins il ne durera pas éternellement.

6o Il y a des biens qui sont utiles par eux-mêmes. On les appelle souvent biens de consommation ; on les a appelés encore biens directs, ou biens du premier rang[10]. À ces biens s’opposent les biens qui ne sont point utiles par eux-mêmes, mais qui nous servent à nous procurer des biens de la catégorie précédente. Cette deuxième catégorie de biens portera le nom de biens de production, ou de biens indirects, ou de biens instrumentaux. Avec plus de précision encore, on parle de biens du deuxième rang, du troisième rang, et ainsi de suite : les biens du deuxième rang seraient ceux d’où l’on tire immédiatement des biens du premier rang, ou directs, les biens du troisième rang ceux d’où l’on tire des biens du deuxième rang, etc. Mais il est à remarquer que la distinction des biens instrumentaux en biens du deuxième rang, du troisième, etc., ne saurait, bien souvent, être établie rigoureusement. Souvent dans le processus productif, au lieu de voir des biens sortir successivement les uns des autres, on voit des biens se transformer par l’effet d’actions continues qui s’exercent sur eux ; ou si d’autres biens viennent se combiner à ceux-là d’une manière non continue, les choses se passent en telle sorte qu’on ne peut qu’arbitrairement couper le processus productif en étapes.

Il a été remarqué souvent que le même bien pouvait être, selon l’emploi qui en est fait, direct ou indirect : le charbon, par exemple, pourra servir à chauffer des appartements, ou à faire marcher des machines. Un même bien peut être à la fois direct et indirect pour la même personne : une maison, par exemple, servira à la fois pour l’habitation et pour l’exercice d’une industrie. Un bien peut encore être en même temps direct pour une personne et indirect pour une autre : un hôtel que l’on loue est un bien direct pour le locataire, qui en jouit, et un bien indirect pour le propriétaire, qui en tire des revenus ; un train qui transporte à la fois des voyageurs, des biscuits et des machines est un bien du premier rang pour les voyageurs en question, un bien du second rang par rapport à ceux qui consommeront les biscuits, et un bien du troisième rang par rapport aux acheteurs de ces marchandises qu’on produira avec les machines[11].

37. Biens complémentaires et biens substituables. — Parmi les biens, il en est qui offrent des particularités remarquables, dont il est nécessaire de parler. Ce sont les biens dits complémentaires et les biens dits substituables.

1o On appelle biens complémentaires[12] ces biens qui n’ont d’utilité que joints à d’autres. On dit d’un bien qu’il est complémentaire, pour indiquer qu’il n’a pas d’utilité à lui tout seul. On dit mieux qu’il est complémentaire de tel autre bien. Et l’on dit aussi des deux biens en question qu’ils sont complémentaires l’un de l’autre, ou tout simplement qu’ils sont complémentaires.

Les biens complémentaires peuvent appartenir aux catégories les plus diverses. Deux biens matériels peuvent se compléter l’un l’autre : ainsi la voiture n’est d’aucune utilité sans les chevaux qui la traînent, la plume sans l’encre ; un soulier dépareillé ne nous sert absolument de rien. Deux services peuvent se compléter de même. Les services enfin peuvent être complémentaires des biens matériels : il est beaucoup de biens matériels dont nous ne pouvons jouir que moyennant que de certains services nous soient fournis — ainsi une maison demande un personnel qui l’entretienne — ; et la plupart des services, d’autre part, supposent des instruments dont se servent ceux qui nous les fournissent, ou des matériaux que ces personnes travaillent.

Les biens complémentaires peuvent encore être directs ou instrumentaux, etc.

Le concept des biens complémentaires trouve des applications très nombreuses. Et ces applications deviennent quasiment universelles si on l’élargit tant soit peu. À côté, en effet, de ces biens qui n’ont absolument aucune utilité si d’autres biens ne viennent pas s’y joindre, il y a les biens dont l’utilité se trouve réduite à très peu de chose si d’autres biens ne les complètent pas ; et il y a aussi les biens dont l’utilité est accrue par l’adjonction d’autres biens. Étendant ainsi la notion qui nous occupe, on en arrive peu à peu, non seulement à trouver presque à chaque bien des compléments, mais à multiplier indéfiniment les compléments de chaque bien ; on est amené à unir en des groupes solidaires de plus en plus vastes les petits groupes formés tout d’abord. Comme il a été remarqué, si au café on joint la tasse comme son complément, ne faudra-t-il pas y joindre aussi le sucre, la cuiller, puis la table, la maison, etc.[13] ? Mais il est clair que dans cette voie il convient de s’arrêter quelque part.

Quand deux ou plusieurs biens sont complémentaires, il y a, dit-on, entre ces quantités de chacun d’eux qu’il faut réunir, des proportions définies[14]. Ainsi pour compléter un gant, c’est un deuxième gant qui est nécessaire. Mais cette loi ne se vérifie pas toujours, tant s’en faut. Elle ne se vérifie pas, du moins à l’ordinaire, quand il est, non point nécessaire, mais seulement utile de donner un complément à des biens que l’on considère : le café peut être pris sans sucre ; si on y met du sucre, on pourra en mettre une quantité plus ou moins grande. Elle ne se vérifie pas non plus toujours dans le cas où les biens complémentaires ne sont utiles que réunis : sur une superficie donnée de terre que l’on entreprend de cultiver, on peut dépenser plus ou moins de main-d’œuvre. Si l’on veut cependant, dans des cas pareils, parler encore de proportions définies, il faudra entendre qu’il y a une certaine proportion qui est plus avantageuse que les autres, sans s’imposer d’une manière absolue.

2o La notion des biens substituables s’oppose, d’une certaine façon, à celle des biens complémentaires. On appelle biens substituables, en effet, ces biens qui peuvent être remplacés par d’autres.

Un bien peut se substituer à un autre d’une manière plus ou moins complète.

Il y a des biens que l’on peut mettre à la place les uns des autres avec une parfaite indifférence : ce sont les biens fongibles. Il nous est tout à fait égal d’avoir une pièce de vingt francs plutôt qu’une autre, sauf dans le cas exceptionnel où quelqu’une de ces pièces, en raison de telle ou telle particularité, aurait une valeur plus grande. Parmi les blés ou les cafés on distingue des variétés ; et dans chaque variété il peut y avoir plusieurs qualités : dans la classification des blés ou des cafés, cependant, on s’arrêtera à un certain point ; et quand un acheteur aura déterminé la variété qu’il désire, et indiqué la qualité, il n’ira pas plus loin.

D’autres fois, les biens substituables ne se remplaceront pas exactement les uns les autres. Des quantités égales de deux biens peuvent nous procurer des satisfactions identiques comme nature, mais inégales ; dans ce cas, il est vrai, on pourra dire qu’à une certaine quantité du premier bien une certaine autre quantité du deuxième bien correspond parfaitement. Mais parfois aussi on verra des biens nous procurer des satisfactions seulement analogues, des satisfactions qui, pour être parentes, seront cependant qualitativement différentes : on dira alors que ces biens sont des succédanés les uns des autres.

La notion des biens substituables n’a pas moins d’extension que celle des biens complémentaires. Il n’est pas de bien qui n’ait des succédanés. Un légume peut être remplacé dans une certaine mesure par un autre légume ; il peut être remplacé, d’une manière à la vérité moins parfaite encore, par du pain ou de la viande ; on sait même que jusqu’à un certain point on peut remplacer un repas par un somme. Et cela se comprendra sans peine : la loi de substitution des biens, comme on l’appelle, correspond au fait déjà connu de nous que nos besoins peuvent être l’objet d’une classification, dans laquelle les besoins particuliers ou spécifiques apparaissent comme de simples diversifications de besoins généraux, ou plus généraux.

3. L’utilité des biens en général[15].

38. Utilité et valeur d’usage. — Les économistes disent pour la plupart que les biens, en tant qu’ils satisfont nos besoins, nous sont utiles. Mais quand ils parlent ainsi, ils prennent le mot « utile » dans un sens différent de ceux que le langage usuel lui donne[16].

Dans l’usage ordinaire de la langue, le mot « utile » s’oppose souvent à des mots comme « agréable ». Il y a ainsi des meubles qui sont utiles : les lits, les chaises, etc. ; d’autres, au contraire, ne sont pas regardés comme utiles, bien que pour telle ou telle raison — de luxe, par exemple, ou d’esthétique — nous soyons heureux de les posséder ; il y a des connaissances utiles — celles qui nous aident à gagner notre vie —, et d’autres qui ne le sont pas — celles qui servent seulement à « orner » l’esprit, comme on dit —.

Le mot « utile » a encore, dans le langage familier, un autre sens, qui est plus large. Dans ce deuxième sens, on appelle utiles toutes les choses qui nous font du bien, qui nous procurent, à tout considérer, plus de plaisir qu’elles ne nous causent de peine. « Utile », ici, s’oppose à « nuisible ».

C’est le dernier sens qu’on peut regarder comme le sens véritable du mot « utile ». Or on sait qu’il est des biens qui sont nuisibles : l’alcool, par exemple, ou le tabac. Il faut donc renoncer à se servir du mot « utilité » pour désigner la propriété qu’ont les biens de satisfaire nos besoins, le fait que nous les désirons.

Quel mot, quelle expression mettrons-nous à la place du mot « utilité » ? Pareto a créé le mot « ophélimité »[17]. Mais ce mot a le tort d’avoir une racine d’où aucun autre mot n’a été tiré jusqu’ici — c’est sans doute ce qui a empêché qu’on l’adopte —. Et on peut aussi reprocher au mot « ophélimité » d’avoir, par son étymologie, une signification exactement pareille à celle du mot « utilité ». Le mot « désirabilité », que l’on trouve chez Gide, et chez d’autres, a le mérite d’être apparenté à des mots connus ; le choix de sa racine, en outre, le rend plus propre à exprimer l’idée qui nous occupe. Malheureusement, ce mot nous fait penser à ce que nous devons désirer, plutôt qu’à ce que nous désirons effectivement.

Le mieux, en définitive, est de se servir de l’expression « valeur d’usage ». Cette expression a été beaucoup employée par les économistes français. Et s’il est vrai qu’ils ne l’ont pas toujours prise dans le sens que nous voulons lui donner — ils ont souvent, en effet, désigné par elle l’utilité —, il reste que rien ne nous interdit de lui donner ce sens.

39. Les éléments de l’utilité. — La valeur d’usage d’un objet pour un individu correspond au cas que cet individu fait de cet objet ; et cette valeur d’usage peut être quelque chose de différent de l’utilité. Mais sur la différence qui peut exister entre ces deux notions nous nous réservons de revenir[18] : pour l’instant, nous la négligerons, ou plutôt nous reléguerons au second plan la notion de la valeur d’usage pour donner avant tout notre attention à celle de l’utilité.

Qu’est-ce qui compose l’utilité des biens ? Si nous nous attachons, comme il convient, aux biens directs, nous avons ici quatre éléments qu’il faut séparer soigneusement.

1° Le premier élément de l’utilité, dans l’ordre chronologique, c’est ce que nous appellerons l’élément anticipai — cet élément, bien entendu, ne se rencontre que lorsque la perception de l’utilité des biens n’est pas strictement enfermée dans le présent —. La pensée que nous pourrons dans l’avenir nous procurer des plaisirs ou nous éviter des peines nous procure dès le présent du plaisir. On ne voit d’exception à faire que pour certains caractères particulièrement impatients, lesquels souffrent, parfois, de ne /mis voir venir assez vite les plaisirs qui leur sont promis.

Tel est le plaisir anticipal. Il faut se garder, à propos de lui, d’une con fusion où plusieurs auteurs sont tombés[19]. Le plaisir anticipal n’est pas la même chose que l’utilité prospective, c’est-à-dire que l’estimation qu’on fait d’une utilité future. Soit un individu qui songe à faire un voyage, et qui est obligé, pour l’entreprendre, d’attendre un an. Notre individu, plutôt que de mettre de l’argent de côté pour ce voyage, aimera mieux peut-être se procurer tel plaisir immédiat, encore que ce plaisir doive être moindre que ne serait celui du voyage. C’est que le voyage, s’il doit avoir quand on le fera une utilité égale à 1.000, a une utilité prospective qui ne s’élève qu’à 950, par exemple. Mais le plaisir anticipai est une tout autre chose : c’est le plaisir — présent — qu’on goûte à penser par avance à tout ce que l’on verra. Et ce plaisir — ou plutôt la somme des plaisirs anticipaux qu’on goûtera jusqu’au moment de partir — sera égal à 5, à 50, à 200 selon qu’on aura plus ou moins d’imagination. Il y a des gens chez qui il sera à peu près nul. Il s’en trouve aussi qui retirent plus de plaisir de la représentation anticipée de leurs joies futures qu’ils n’en goûteront quand ces joies deviendront présentes.

2° Le deuxième des éléments qui composent l’utilité des biens est représenté par le plaisir que nous nous procurons ou la peine que nous nous évitons dans le moment — ou dans la suite de moments — où nous en jouissons. C’est là, normalement, l’élément principal de l’utilité ; c’est aussi, bien souvent, le seul que les hommes considèrent quand ils ont à apprécier des biens.

3° La jouissance des biens ne nous affecte pas seulement sur l’heure : elle entraîne par la suite des conséquences qui augmenteront ou qui diminueront notre bonheur. Ces conséquences peuvent être beaucoup plus importantes, dans certains cas, que les effets instantanés de la jouissance. Il est à remarquer, cependant, que les hommes souvent ne s’en inquiètent guère.

4° Il y a un autre élément de l’utilité des biens : c’est le plaisir ou la peine que nous donne le souvenir — celui du plaisir anticipal, celui des conséquences de la « consommation », et surtout celui de la « consommation » elle-même —. Cet élément sera un plaisir ou une peine, et il aura plus ou moins d’importance, selon les cas. Il faut tenir compte ici de la vivacité plus ou moins grande du souvenir — laquelle dépend entre autres choses des qualités de la mémoire chez les personnes considérées — ; il faut tenir compte des caractères différents des individus ; il faut tenir compte enfin des circonstances particulières de chaque moment — c’est ainsi que le souvenir des joies passées afflige à l’ordinaire ceux qui sont tombés dans le malheur —[20].

40. La décroissance de l’utilité. — L’utilité des biens, en règle générale, va diminuant de plus en plus à mesure qu’augmente la quantité que nous en possédons. C’est là la loi de la décroissance de l’utilité[21].

La loi de l’utilité décroissante des biens correspond à ce qu’on appelle souvent la loi de satiabilité des besoins. Le plaisir que nous éprouvons — ou le soulagement — est à l’ordinaire de moins en moins intense, relativement, à mesure que nous employons à la satisfaction d’un besoin donné des quantités plus grandes de biens. La consommation d’une certaine quantité d’aliments représente pour nous une nécessité ; une quantité égale que nous consommerons en sus ne nous procurera que peu de plaisir ; et la satiété, si nous voulons consommer davantage encore, finira par arriver. La nature de nos besoins étant telle[22], la loi de l’utilité dé croissante des biens apparaît tout de suite comme évidente : les biens satisfont, en effet, les besoins ; et même si un bien est propre à satisfaire plusieurs besoins, son utilité ira décroissant ; car ce qui est vrai de chaque besoin en particulier est vrai également de plusieurs besoins réunis.

L’utilité d’un bien décroît, relativement à la quantité, à mesure que cette quantité augmente. Un moment vient où cette utilité devient nulle : c’est quand, pour tous les besoins que notre bien peut servir à satisfaire, la satiété a été atteinte. L’utilité d’un bien peut même devenir négative. Elle peut devenir négative parce que ce « bien », s’il nous en est fourni une certaine quantité, nous devient incommode par lui-même : on peut, par exemple, chauffer trop un endroit où nous sommes. Elle peut devenir négative aussi d’une manière en quelque sorte indirecte : ainsi une grande abondance de certains « biens » matériels peut nous embarrasser par la difficulté où nous nous trouvons de les loger.

La loi de la décroissance de l’utilité, nous l’avons dit, n’est pas d’une application universelle[23]. Elle comporte d’abord une exception notable : c’est celle qui a trait aux petites quantités. Très souvent l’utilité d’un bien, lorsqu’on part de quantités infimes pour passer à des quantités de moins en moins petites, commence par s’accroître. Si une maîtresse de maison veut offrir du thé à ses visiteurs, une cuillerée à café de thé ne représentera pour elle aucune utilité ; il faudra qu’elle en possède une certaine quantité pour pouvoir préparer le breuvage. Une quantité trop petite d’un médicament, semblablement, peut n’avoir absolument aucun effet sur l’organisme.

D’autres exceptions ont pu être indiquées. On a cité le cas du collectionneur qui se passionne de plus en plus pour sa collection et qui attache de plus en plus de prix aux objets qui viendront l’enrichir, à mesure que cette collection s’augmente ; on a cité le cas analogue du paysan qui désire plus vivement s’agrandir à mesure que son bien devient plus considérable. On a cité encore le cas, à la vérité très particulier, de l’accapareur, lequel attache de plus en plus de prix à l’obtention des biens qu’il recherche à me sure que, ayant réussi à en réunir une plus grande quantité, il voit s’accroître les chances de réussite de son opération.

Notons enfin que ces biens que nous recherchons par vanité, que l’argent encore, en tant du moins que nous désirons la richesse pour elle même, conservent pour nous la même utilité, ou peu s’en faut, quelque quantité que nous en ayons.

On peut figurer par un graphique la façon dont l’utilité d’un bien varie quand la quantité en augmente. Si l’on représente les quantités successives que l’on acquiert sur l’axe des abscisses, et sur l’axe des ordonnées les utilités de ces quantités successives, on aura soit une ligne en échelons, soit une courbe.

On aura une ligne en échelons, de la forme que l’on voit dans la figure 1, ou d’une forme analogue, si le bien considéré n’existe que par unités indivisibles. Un individu, par exemple, et, qui a une exploitation agricole d’une certaine étendue retirera un grand avantage de la possession d’un cheval ; un deuxième, un troisième Fig. i. cheval lui seront très utiles encore, bien qu’un peu moins déjà ; un quatrième ne lui servirait plus de grand’chose ; un cinquième cheval, enfin, lui causerait plus d’ennui et de dépense qu’il ne lui procurerait d’utilité positive.

On aura une ligne courbe, au contraire, du genre de celle de la figure 2, quand il s’agira de biens indéfiniment divisibles, et pour lesquels les unités choisies sont toutes conventionnelles.

Supposons que l’on arrête à un certain point la ligne — nous la ferons toujours courbe désormais — qui représente la variation de l’utilité — le point en question, au reste, pourra correspondre soit à la quantité du bien considéré que nous possédons effectivement, soit à telle quantité que nous songeons à acquérir —. L’utilité de la dernière unité s’appellera l’utilité élémentaire, ou dernière, ou finale. ou limite, ou encore marginale. Ces diverses appellations ont été proposées. Celle d’utilité marginale, cependant, semble être la meilleure. L’expression « utilité élémentaire » [24] donnerait à croire que tous les éléments qui composent une quantité donnée d’un bien sont également utiles. Et pour ce qui est des expressions « utilité finale » [25], « utilité dernière », et même de l’expression « utilité-limite », que l’on trouve chez les économistes autrichiens, elles sont de nature à créer une confusion : elles font penser, plutôt qu’à ce qu’elles veulent désigner, à l’utilité des biens telle qu’elle s’établit quand on prend en considération les conséquences même les plus lointaines que produit la « consommation » de ces biens[26].

L’utilité marginale étant l’utilité de la dernière unité dans une certaine quantité d’un bien, on appellera utilité totale la somme des utilités des unités qui composent cette quantité.

Nous avons parlé, dans ce qui précède, de l’utilité marginale et de l’utilité totale des biens comme de grandeurs déterminées. Cette façon de présenter les choses, si elle est commode, est inexacte ; et il est très important de le faire remarquer.

Si, voulant mesurer l’utilité d’un bien, on suppose que ce bien soit possédé seul par l’individu que l’on considère, alors sans doute l’utilité en question sera une grandeur déterminée. Cette grandeur d’ailleurs sera infinie, s’il s’agit d’un bien de première nécessité, et que notre individu n’en ait qu’une petite quantité ; et cela, même si l’on rapporte l’utilité à mesurer à une période très courte.

Mais l’hypothèse précédente est irréelle. Il n’est guère d’homme qui n’ait une multiplicité de biens ; et ainsi, quand on veut mesurer l’utilité d’un bien, il faut admettre que d’autres biens sont possédés en même temps par l’individu dont on s’occupe. Or l’utilité d’un bien n’est point indépendante, tant s’en faut, de celle des autres biens qui sont donnés en même temps. C’est tout d’abord à cause de cette loi de substitution dont il a été parlé plus haut, et qui, on l’a vu, établit une solidarité plus ou moins étroite on peut dire entre tous les biens. L’utilité d’une quantité donnée de pain pour un individu dépendra de ce que cet individu aura de viande, etc. ; comme aussi d’autre part, l’utilité d’une quantité donnée de viande dépendra de ce qu’il aura de pain. Et il faut faire intervenir également ici ce qu’on pourrait appeler la loi de complémentarité. Un cheval, par exemple, nous sera moins utile selon que nous aurons ou non un champ à exploiter où ce cheval nous rendrait des services.

Ainsi, quand on voudra mesurer l’utilité d’un bien pour un individu, il faudra toujours supposer à cet individu un certain avoir composé d’une certaine manière.

On remarquera, maintenant, que dans toutes ces considérations nous n’avons jamais envisagé, traitant de l’utilité des biens, que de cette utilité — directe d’ailleurs ou indirecte — qu’ils nous fournissent en tant que nous les consommons. Nous avons fait abstraction de cette utilité que les biens nous procurent si nous les échangeons.

41. La courbe de l’utilité décroissante. — Supposons donc un bien qui ne doive pas être échangé ; donnons-nous comme déterminé par ailleurs l’avoir de l’individu à qui ce bien appartient. La courbe de l’utilité des biens, avons-nous dit, sera à l’ordinaire une courbe descendante. Mais la forme de cette courbe descendante pourra varier en mille manières, et cela pour deux raisons.

1o La forme de la courbe de l’utilité dépend d’abord des goûts de l’individu dont on s’occupe : que l’on imagine, par exemple, les courbes de l’utilité du tabac pour deux hommes dont l’un est un grand fumeur et dont l’autre fume modérément.

2o La courbe de l’utilité dépend encore, et surtout, de la nature des biens.

On peut faire, à propos de ce deuxième point, plusieurs remarques.

1o La courbe de l’utilité présente telle forme ou telle autre selon le nombre des besoins divers que le bien considéré satisfait. Elle tombera moins vite au zéro, toutes choses égales d’ailleurs, si ce bien satisfait plusieurs besoins que s’il n’en satisfait qu’un seul.

2o La courbe de l’utilité descend plus vite pour les biens périssables que pour les biens durables : ceux-là en effet doivent être consommés dans le peu de temps qu’ils subsistent ; et l’on sait qu’il n’est nullement indifférent, par exemple, de manger une certaine quantité de nourriture dans une année ou de la manger en un jour.

3o Pour autant que l’on considère des biens durables, la courbe de l’utilité descendra moins vite, en général, si les biens servent à satisfaire des besoins continus et périodiques que s’ils servent à satisfaire des besoins irréguliers.

4o La courbe de l’utilité des biens de première nécessité a une chute très rapide : il nous faut absolument une certaine quantité de nourriture ; mais aussi la satiété, en fait de nourriture, est atteinte relativement vite. La courbe des autres biens, souvent, est toute différente. Il y a des biens — ceux que nous recherchons pour la satisfaction de notre vanité, par exemple — dont l’utilité, comme on a vu plus haut, se proportionne ou à peu près à la quantité qu’on en a.

5o La courbe de l’utilité, à l’ordinaire, tombe plus vite pour les biens que la consommation détruit instantanément que pour les biens d’usage.

Indiquons enfin — la deuxième, d’ailleurs, des observations précédentes a son fondement dans cette remarque — que la courbe de l’utilité des biens varie selon la manière dont cette utilité est perçue. Il y a des biens dont nous ne pouvons consommer qu’une certaine quantité. La capacité de notre estomac limite la quantité de nourriture que nous pouvons absorber. Il y a beaucoup de biens dont nous ne saurions percevoir l’utilité sans une dépense de forces ou de temps : pour ceux-là, normalement, la courbe de l’utilité descendra plus rapidement que pour ceux qu’il nous suffit par exemple de regarder.

On dira, quand la courbe de l’utilité d’un bien est longtemps à tomber au niveau du zéro, que la consommation de ce bien est élastique. Cette formule, à la vérité, est employée surtout à propos de la consommation globale de tous les acheteurs d’un marché. Mais rien n’empêche qu’on l’emploie aussi à propos d’un individu.

42. Le bénéfice du consommateur.[27] — Quand un individu cherche à acquérir, d’une manière ou de l’autre, un certain bien, il lui est possible, ordinairement, de s’en procurer une certaine quantité moyennant des sacrifices inférieurs à ceux qu’il serait disposé à supporter. Prenons le cas le plus fréquent aujourd’hui, à savoir celui de l’individu qui achète sur le marché ce qu’il désire. Une marchandise, à l’ordinaire, n’a qu’un prix, à un moment donné et dans un endroit donné. Soit donc un individu qui désire un bien d’une certaine sorte ; le prix de l’unité est 5 francs ; notre individu, d’autre part, paierait 35 francs pour avoir une première unité, 15 francs seulement pour en avoir une seconde, 5 fr. 50 pour une troisième, et 2 francs pour une quatrième : dans ces conditions, il est clair qu’il achètera trois unités du bien en question ; et chacune de ces unités aura pour lui une utilité qui dépasse le coût de l’acquisition.

Si l’on suppose un bien qui puisse être l’objet d’une division indéfinie, notre individu s’arrêtera dans ses achats au moment précis où la courbe de l’utilité coupera la ligne du prix ; et alors la dernière quantité infinitésimale aura une utilité égale à son coût.

L’avantage que l’acheteur trouve, pour la plus grande partie de ce qu’il achète, ou même pour tout ce qu’il achète, à payer l’utilité des biens moins cher qu’il ne consentirait à faire à la rigueur, l’excédent, si l’on peut ainsi parler, de l’utilité d’un bien sur ce qu’il coûte, a reçu le nom de rente du consommateur. Cette appellation est critiquable. Il convient, en effet, de réserver le nom de rente pour désigner certain concept que nous définirons plus tard. Mieux vaut parler ici du bénéfice du consommateur[28].

Le consommateur a un bénéfice, dans le sens qui vient d’être indiqué, toutes les fois qu’il achète une certaine quantité d’un bien. Pour qu’il y eût exception à cette règle, il faudrait que la courbe de l’utilité du bien acheté devînt exactement horizontale ; il faudrait encore qu’une unité seulement étant achetée, et cette unité étant indivisible, l’achat se présentât comme une opération indifférente ; ou il faudrait imaginer une courbe montant d’abord, descendant ensuite, et telle que l’achat le plus avantageux fût simplement indifférent. Mais de telles suppositions sont irréelles ou n’ont pratiquement aucune chance de se réaliser. En revanche on peut, étendant le concept du bénéfice du consommateur. L’appliquer au cas de biens que nous obtenons gratuitement, en raison par exemple de leur grande abondance — on sait que ce ne sont plus là des biens économiques —, et que nous paierions s’il en était besoin.

L’estimation du bénéfice du consommateur est on ne peut plus aisée. Que l’on se reporte à la figure. Si l’on représente par la ligne UU’la courbe de l’utilité d’un bien, et si OP est le prix, l’individu que l’on considère achètera une quantité OM telle que la distance de M à la courbe UU’si on la mesure sur une ligne parallèle à OX, soit égale à OP. Le rectangle OMNP représentera alors la somme payée, et le bénéfice du consommateur sera représenté par l’espace compris entre les lignes UN, NP et PX.

On remarquera que dans le cas d’un bien de première nécessité, le bénéfice du consommateur devient égal à tout l’avoir de celui-ci. Pour se procurer, en effet, ce qui est indispensable à la vie, on donnerait, si l’on y était absolument contraint, tout ce que l’on possède.

De quoi dépend le bénéfice du consommateur ? Il dépend, évidemment, de la courbe de l’utilité et du prix. Nous ne discuterons pas longuement ces deux données des problèmes. Bornons-nous à deux observations.

1o Le rapport des besoins des différents individus a ici une importance notable. Soit un individu pour qui l’utilité d’un certain bien est beaucoup plus grande qu’elle n’est pour le commun de ses semblables. Si la production de ce bien n’est pas strictement limitée par des conditions naturelles ou autres, un prix s’établira qui correspondra — d’une certaine façon — à l’intensité du besoin de la plupart : et ainsi notre individu aura un bénéfice de consommateur particulièrement élevé.

2o Plus encore que le rapport des besoins, il y a lieu de considérer ici le rapport des fortunes. Un homme riche peut consacrera la satisfaction d’un besoin déterminé des sommes considérablement supérieures à celles qu’un homme pauvre y peut consacrer de son côté : le bénéfice du consommateur est donc beaucoup plus élevé pour celui-là que pour celui-ci.

Si l’on voulait, toutefois, tirer de la remarque précédente des conclusions touchant les avantages que la richesse confère, il faudrait prendre garde — nous ne voulons mentionner pour l’instant que ce point — que les bénéfices qu’un individu réalise comme consommateur ne peuvent pas s’additionner tels quels. D’un individu qui possède des chevaux, on dit que pour avoir le premier de ces chevaux il aurait payé jusqu’à 10.000 francs. Du même individu, on dira qu’il aurait payé jusqu’à 10.000 francs le premier des tableaux qu’il a. Mais il n’en faut pas conclure qu’il eût consenti à payer 20.000 francs les deux objets réunis. Et ce qui empêche qu’on puisse le faire, c’est précisément que l’appréciation de l’utilité d’un bien varie avec la fortune de celui qui désire ce bien. Notre individu aurait pu payer un cheval 10.000 francs ? c’est parce que ses tableaux lui ont coûté, nous supposerons, 1.000 francs chacun ; il aurait pu payer un tableau 10.000 francs ? c’est parce qu’il a payé 1.000 francs ses chevaux. Mais s’il avait du payer 10.000 francs son premier cheval, il ne lui serait plus resté, pour satisfaire ses autres besoins, qu’une somme moindre que celle dont il s’est trouvé disposer.

4. L’utilité de l’argent.

43. La décroissance de l’utilité de l’argent. — Il a été parlé, dans les paragraphes précédents, de la loi de l’utilité décroissante en tant, qu’elle s’applique aux biens ordinaires. La même loi s’applique aussi à l’argent, lequel, comme on le sait, est un bien d’une espèce tout à fuit parti culière, qui doit son utilité à ce qu’il sert à acquérir tous les autres biens.

Toutefois, appliquée à l’argent, ou comme l’on dit à la richesse, la loi de l’utilité décroissante a un autre fondement que lorsqu’on l’applique à tel ou tel bien spécifique. L’utilité des biens spécifiques décroît, quand la quantité en augmente, parce qu’ainsi le veut la nature même de nos be soins. L’argent, lui, permet de satisfaire tous nos besoins. Pourquoi donc des sommes égales d’argent que nous nous procurerons successivement nous apporteront-elles des quantités de bien-être toujours moindres ? C’est pour cette raison toute simple que lorsque nous avons de l’argent à dépenser, nous l’employons à acquérir ces biens qui doivent nous élue le plus utiles.

La loi de la décroissance de l’utilité, dans son application à la richesse, a été énoncée pour la première fois par Daniel Bernouilli[29]. Celui-ci a eu le tort toutefois de lui donner une formulation trop rigoureuse en disant que l’augmentation de bonheur due à une augmentation de la richesse était, en général, inversement proportionnelle à la richesse déjà possédée ; et c’est un tort d’Effertz d’avoir utilisé sans faire assez de réserves la formule de Bernouilli. À la vérité, la courbe suivant laquelle l’utilité de la richesse décroît varie beaucoup d’un individu à l’autre, et est sans doute pour chaque individu moins régulière que Bernouilli n’a voulu.

44. La richesse et le bonheur. — Mais ce n’est pas assez de dire que la décroissance de l’utilité de la richesse ne se laisse pas exprimer par une formule unique et rigoureuse comme est la formule de Bernouilli. Il y a lieu de se demander si celui-ci a eu raison de croire qu’à une augmentation de la richesse correspondait indéfiniment une augmentation — à la vérité toujours décroissante — du bonheur, ou si à partir d’un certain point, pour la généralité tout au moins des hommes, l’augmentation de la richesse ne diminuait pas le bonheur.

Voyons donc d’un peu près de quelle manière notre fortune influe sur notre condition, au point de vue hédonistique.

Il est certain que la richesse est une chose précieuse, en tant qu’elle nous délivre de certains maux. Celui qui a beaucoup d’argent est assuré de pouvoir se procurer, de pouvoir procurer aux siens, en cas de maladie, tous les secours que l’homme peut recevoir quand il tombe malade. Il est débarrassé de quantité d’incommodités qui causent beaucoup de souffrances aux gens pauvres ou médiocrement fortunés : il peut avoir un logement spacieux, il ne sera pas obligé de circuler à pied par les mauvais temps, etc. Enfin, il n’aura pas ce perpétuel souci de l’avenir, il ne vivra pas dans cette incertitude anxieuse qui est le lot de tant de personnes, et où l’on doit voir une des pires misères de notre époque.

On est en droit de dire, toutefois, que sauf dans quelques cas exceptionnels — il est des maladies ou des infirmités qui peuvent être soulagées moyennant des soins tout particuliers, et extrêmement coûteux —, cette richesse n’est pas si grande qu’il est nécessaire d’avoir pour se préserver des maux indiqués ci-dessus. Et il est en tout cas une richesse qu’il est inutile, sous le rapport que nous considérons ici, de dépasser : les soulagements supplémentaires qu’une richesse supérieure nous permettrait d’obtenir nous coûteraient des tracas qu’il n’est pas avantageux de s’imposer.

Attachons-nous maintenant à ces satisfactions positives que l’on peut acheter avec de l’argent. L’utilité totale qu’elles représenteront pour nous s’accroîtra-t-elle indéfiniment avec la richesse ? Nous croyons qu’à l’ordinaire il n’en sera pas ainsi, et même qu’un moment pourra venir où, la richesse augmentant, le bonheur diminuera.

Pour justifier cette thèse, nous ne dirons pas que la richesse ne permet pas d’acquérir tous les biens — comme aussi elle ne permet pas d’éloigner tous les maux —, que les dispositions « heureuses » du caractère, l’affection des proches, l’amitié, la santé, dans une très grande mesure, ne s’achètent pas, et que ce sont là les sources ou les conditions principales du bonheur : nous étudions, en effet, la seule influence de la richesse, et Faisant varier celle-ci, nous supposons que toutes choses demeurent égales par ailleurs. Nous ne dirons pas non plus que les plaisirs supplémentaires obtenus avec plus d’argent s’amortiront par l’accoutumance, et qu’ainsi cet excès d’argent bientôt servira uniquement à satisfaire des « besoins » dans le sens étroit du mot : car les plaisirs à la recherche desquels on emploiera son augmentation de fortune ne seront pas nécessairement de cette sorte. Et nous ne ferons pas valoir que pour ce qui est des biens d’usage, à l’achat desquels on consacrera sans doute une grande partie de son avoir ou de ses revenus, le plaisir de l’acquisition — plaisir peu durable — est à peu près tout ce qui compte. Cette dernière proposition à coup sûr est très vraie : parmi ceux qui possèdent des œuvres d’art de prix, même si on les suppose vraiment artistes, combien y en a-t-il qui tirent de ces œuvres d’art une somme de jouissances tant soit peu notable, passé les premiers temps qu’elles sont entrées chez eux ! Il nous importe d’être environné de choses qui ne choquent pas notre sens esthétique, et même qui le satisfassent : mais point n’est besoin pour cela que nous possédions des œuvres singulièrement belles. Seulement, il reste que les biens d’usage ne sont pas les seuls que la richesse nous permette d’avoir en abondance, et que pour ces biens eux-mêmes il y a un plaisir de l’acquisition qu’avec plus de richesse nous pouvons nous procurer plus souvent, et plus vif.

La justification de la thèse énoncée plus haut, nous la trouverons tout d’abord dans une rectification de ce qui a été dit, à l’article précédent, touchant la décroissance de l’utilité des biens spécifiques. Nous avons avancé, on se le rappelle, qu’une unité d’un certain bien ayant une certaine utilité, des unités successives qui venaient s’ajouter à celle-là nous étaient de moins en moins utiles ; mais nous avons admis que chaque addition d’une unité nouvelle laissait inchangée l’utilité des unités antérieures. C’est cette dernière proposition qui — par rapport aux biens qui satisfont des besoins positifs — n’est pas conforme à la réalité.

Nous paierions une unité d’un bien, si nous devions l’acquérir seule, jusqu’à 1.000 francs ; mais en fait nous achetons 5 unités, et nous les payons en raison de l’utilité de la dernière, soit 100 francs chacune. Dès lors, la première unité se trouvant faire partie d’un ensemble, l’utilité qu’elle aurait si elle était seule ne nous apparaît plus aussi distinctement. Et l’utilité, il faut le voir, n’est pas, souvent, sans être modifiée par ce qu’elle parait être.

Ce n’est pas tout. L’accroissement du nombre des biens ôte à ceux-ci ou affaiblit en eux tel attrait qu’ils eussent possédé, ou qui eût été plus vif, si on en avait eu un nombre moindre. Un individu, s’il ne devait aller au théâtre qu’une fois dans la saison, paierait pour cela, nous supposons, jusqu’à 50 francs. Il paierait 30 francs pour un deuxième spectacle, et 20 francs pour un troisième. Or, les prix des places qu’il lui convient de prendre étant de 5 francs, notre individu ira au théâtre dix fois. Aura-t-il plus de plaisir, en définitive, que s’il n’y allait que trois fois ? Pas nécessairement. Il est impossible de dire, en effet, que des dix représentations auxquelles il a assisté, l’une lui a donné une utilité égale à 150 francs, une autre une utilité égale à 30 francs, etc. L’utilité de ces représentations — si on néglige les différences dues aux pièces jouées, à l’interprétation, etc. — a été toujours la même. Ce qui ferait payer jusqu’à 50 francs pour une représentation unique, c’est que, assistant à celle seule représentation, on se trouve ne pas avoir goûté de toute une année cette sorte de plaisir qu’on y goûte : et ce plaisir en devient beaucoup plus vif.

On s’étonnera peut-être, dans ces conditions, que les hommes cherchent à se procurer en toujours plus grande abondance toutes les espèces de biens. Si, allant au théâtre trois fois dans la saison, nous devons avoir plus de plaisir au total qu’en y allant dix fois, pourquoi voulons-nous y aller dix fois ? C’est que chaque spectacle de plus que nous voyons nous donne un plaisir supplémentaire. Cela nous apparaît clairement, et nous ne voyons pas que ce plaisir positif que nous nous procurons, affaiblissant les plaisirs similaires, diminue en somme notre bonheur.

En définitive il apparaît, à bien observer les choses, que pour la plupart des biens que l’homme recherche afin de satisfaire des besoins positifs, son intérêt bien compris serait de ne pas s’en procurer plus d’une certaine quantité ; et l’on est fondé à dire que l’accroissement de la fortune, au delà d’un certain point, diminue le bonheur. Cette assertion d’ailleurs sera corroborée par deux remarques qu’il nous reste à faire.

La première remarque est relative à cet affaiblissement de la faculté de désirer qui se produit quand trop facilement l’on peut contenter ses désirs : cet affaiblissement dégrade, en quelque sorte, le ton vital ; et le bonheur résulte, il ne faut pas l’oublier, du ton fondamental de l’âme, d’une certaine tension continue de notre activité psychique beaucoup plus encore que des plaisirs spécifiques que nous nous procurons.

La deuxième remarque est celle de cette oisiveté à laquelle on a tant de peine à s’arracher quand on n’est point contraint de travailler pour vivre. L’oisiveté engendre l’ennui, communément, et par là elle est un nouvel empêchement au bonheur.

Les moralistes ont donc eu raison de placer le summum du bonheur humain dans la « médiocrité ». Tout ce que l’on peut discuter, c’est la détermination précise de cette médiocrité qui nous fait aussi heureux que possible. Là-dessus l’on pourra s’écarter de l’appréciation de tel ou tel d’entre eux. Mais surtout l’on n’oubliera pas qu’une question pareille ne peut pas être résolue par une formule générale, qu’elle comporte seulement des solutions individuelles, et infiniment diverses.

  1. Dans la suite de cet ouvrage, il nous arrivera très souvent d’employer le mot « biens » pour désigner les seuls biens économiques.
  2. Voir Wagner, Grundlegung, §§ 113-114 (trad. fr., t. I).
  3. Consulter Wagner, Grundlegung, §§ 119-121 (trad. fr., t. I), et Philippovich, Grundriss der politischen Œkonomie, 1er vol., § 3, u.
  4. Voir Böhm-Bawerk, Rechte und Verhältnisse, Innsbruck, 1881 ; voir encore Turgeon, Des prétendues richesses immatérielles (Revue d’économie politique, 1889), et Graziani, Istituzioni di economia politica (Turin, Bocca, 1904), liv. I, chap. 1.
  5. Dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften, article Gut, 1, ; (t. IV).
  6. Nous prenons ces quelques arguments chez Graziani.
  7. « Personne ne dirait, assure Supino (Principii di economia politica, Naples, Pierro, 2e éd., 1905, liv. I, chap. 2. p. 36), que la prospérité matérielle d’un pays est diminuée par l’émigration d’un millier de domestiques, de courtisanes, de musiciens, d’acteurs, voire même d’avocats, de professeurs ou de médecins ». Cette assertion emprunte une certaine apparence de vérité à l’équivoque qui est dans le mot « prospérité ». Voir plus loin, au § 38, ce que nous dirons de l’ « utilité » économique.
  8. Cf. Wagner, Grundlegung, § 121 (trad. fr., t. 1).
  9. Irving Fisher, qui a apporté beaucoup de soin à l’élaboration des concepts fondamentaux de l’économique, s’applique à distinguer la « propriété » des « richesses ». Celles-ci, pour lui, sont toujours matérielles. Comme cependant les idées de propriété et de richesse sont, d’après lui, des idées corrélatives, il se croit obligé de faire correspondre des objets matériels — auxquels il pourra donner le nom de richesses — à toutes les sortes de propriétés. Quand un industriel, par exemple, a obtenu d’un de ses concurrents, moyennant un prix, une promesse dont l’accomplissement lui sera profitable, il faudra chercher la richesse dans les moyens matériels qui permettront l’accomplissement de cette promesse, par exemple, dans la personne de celui qui a pris l’engagement en question (Capital and income, New-York, Macmillan, 1906, chap. 2, § 6, pp. 25, 28). On voit à quelles conséquences étranges on peut être entraîné par le parti pris de matérialiser la richesse.
  10. Cf. Menger, Volkswirtschaftslehre. chap. 1, §§ 2 3.
  11. Voir Marshall, Principles, liv. II, chap. 3, § 1, note (trad. fr., t. I).
  12. Consulter sur ces biens Böhm-Bawerk, Positive Theorie des Capitales, liv. III, I, v.
  13. Cf. Pareto, Manuale di economia politica, chap. 4, § 12.
  14. Voir Pantaleoni, Principii di economia pura, première partie, chap. 4, § 5.
  15. Voir, à propos de cet article, les Essays on economics, par H. Stanley Jevons (Londres, Macmillan, 1905), II et III.
  16. Voir Valenti, Principii di scienza economica, § 27, et Fisher, Capital and income, chap. 3, § 2.
  17. Du grec ὠφέλιμος, utile.
  18. Voir aux §§ 60 et 63.
  19. Stanley Jevons, par exemple, Sax, et encore H. Stanley Jevons (voir les Essays on economics, II, notamment pp. 63-64). La confusion a été dénoncée par Böhm-Bawerk (Positive Theorie des Capitales, liv. III, III, pp. 251-3, note).
  20. …Nessun maggior dolore
    Che ricordarsi del tempo felice
    Nella miseria…
    (Dante, Enfer, V, 121-3.)
  21. Voir Wieser, Der natürliche Werth (1889), liv. 1, chap. 2 à 5, Pantaleoni, Principii, première partie, chap. 4, § 3 et passim, H. Stanley Jevons, Essays on economics, III.
  22. Il y a des besoins — nous l’avons noté déjà — par rapport auxquels on ne voit pas que la satiété puisse être atteinte. Mais par rapport à ces besoins aussi le plaisir ira décroissant.
  23. Voir H. Stanley Jevons, Essays, III, pp. 119-122, Ricci, Curve crescenti di ofe limità elementare e di domanda. dans le Giornale degli economisti, août 1904.
  24. Elle est employée par Pareto.
  25. Stanley Jevons parle du « degré final de l’utilité ».
  26. Cette observation est d’Effertz (Antagonismes économiques, première partie, chap. 3, II, § 1, I, b, p. 188, note).
  27. Voir Cunynghame, Geometrical political economy, chap. 6, et Marshall, Principles, liv. III, chap. 6, §§ 1-2 (trad. fr., t. I).
  28. Cunynghame propose l’expression « consumer’s surplus value ».
  29. Spécimen theoriae novae de mensura sortis ; une traduction allemande de cet essai a été publiée par Brentano et Leser, dans leur Sammlung staatswissenschaft — Eicher Schriften (Leipzig, Duncker et Humblot, 1896). Voir encore Buffon, Essai d’arithmétique morale. Laplace, dans sa Théorie analytique des probabilités (1812), distingue entre la « fortune physique » et la « fortune morale ». On trouvera des indications historiques et bibliographiques sur ce point chez Pantaleoni, Prinicipii di economia pura, I, 4, § 3, et chez Effertz, Antagonismes économiques, première partie, chap. 1, I, § 4.