LIVRE I

Les bases psychologiques de l’économie.


I. — Les besoins[1]


1. Définition et classification des besoins.


26. Définition des besoins. — L’activité économique des hommes est dirigée principalement[2] vers la satisfaction de leurs besoins ; et elle tend toujours à satisfaire des besoins.

Le mot « besoin » a en général, dans le langage usuel, une signification relativement étroite. Éprouver un besoin, c’est manquer d’avoir une chose, de faire une action, ce manque étant senti comme pénible ou comme dommageable, ou encore étant dommageable sans qu’on le sente comme tel.

L’économique emploie le mot « besoin » dans une acception plus large. Par ce mot, les économistes désignent tous les désirs égoïstes, ou dont l’objet, en quelque façon, intéresse celui qui les éprouve.

27. Distinctions qu’on peut établir parmi eux. — Les besoins — au sens économique du mot — peuvent être divisés de diverses manières.

1° Il y a des besoins positifs et des besoins négatifs. Ceux-là nous font rechercher des plaisirs, ceux-ci nous font éviter des peines. Bien entendu, cette distinction vaut autant que peut valoir la distinction du plaisir et de la peine : et il y a longtemps que Platon a remarqué qu’il était malaisé de dire de certains états affectifs s’ils étaient agréables ou douloureux. On notera, encore, que le besoin positif peut produire une peine en nous, non seulement si le plaisir que nous poursuivons vient à nous échapper, mais aussi si ce plaisir se fait trop attendre ; que dans certains cas — cela dépend des chances plus ou moins grandes que nous avons d’arriver à notre fin, et surtout de notre caractère plus ou moins impatient et inquiet — le besoin positif est douloureux ; et qu’ainsi la satisfaction de ce besoin pourra faire cesser une peine en même temps qu’elle nous procurera un plaisir.

2° Il y a des besoins impérieux, qu’il nous faut satisfaire sous peine de perdre la vie, ou tout au moins de subir de très graves dommages ; et il y en a qu’on peut sans grand inconvénient négliger de satisfaire. Les besoins de la première classe sont dits vitaux ou absolus quand ils expriment des nécessités vitales — on parle encore ici de besoins de conservation ou de besoins d’existence — ; dans un sens un peu plus large on parle de be soins primordiaux. Les autres besoins sont dits relatifs, ou secondaires. On constatera aisément que les besoins primordiaux sont négatifs, et que les autres peuvent être ou négatifs ou positifs.

3° Il y a des besoins urgents et des besoins non urgents. Le qualificatif « urgent », à la vérité, ne s’emploie guère qu’à propos de besoins négatifs, quand il s’agit de faire disparaître une peine présente ou de se préserver d’une peine dont on est menacé pour un moment très prochain ; et cependant il se présente aussi à nous des occasions prochaines de jouissance qui font naître en nous des besoins. De même on n’appelle urgents que ces besoins qui, sans être nécessairement primordiaux, ont cependant une certaine importance.

4° On peut opposer les besoins physiques et les besoins intellectuels et moraux. Mais il est à remarquer que ces deux catégories — si on donne aux mots leurs sens propres — n’embrassent pas tous les besoins. On prendra garde, en outre, de ne pas les identifier, comme il est fait souvent, à certaines autres catégories avec lesquelles elles ne coïncident pas. La catégorie des besoins intellectuels et moraux, par exemple, est plus étroite que celle des besoins de civilisation. Elle est plus étroite aussi que celle des besoins de perfectionnement : car notre perfectionnement n’est pas seule ment lié à la satisfaction de nos besoins intellectuels et moraux ; il y a aussi un perfectionnement physique. La catégorie des besoins physiques, d’autre part, est plus large que celle des besoins de conservation ou d’existence : il y a des besoins physiques dont la satisfaction n’est nullement nécessaire à notre conservation ; la nourriture elle-même ne nous est indispensable que jusqu’à concurrence d’une certaine quantité.

5° La plupart des besoins sont limités, ce qui signifie que la satisfaction de ces besoins peut aller jusqu’à la satiété. Mais il y a aussi des besoins qui sont pratiquement illimités : tel le besoin de luxe.

6° On peut distinguer les besoins en ordinaires et extraordinaires. Ces besoins seront considérés comme ordinaires qui sont liés à la condition humaine, à l’âge, au sexe, etc., ou tout au moins qui se manifestent d’une manière fréquente chez tous les hommes, ou chez les hommes d’une certaine catégorie. La démarcation, au reste, sera forcément quelque peu arbitraire.

7° Il y a des besoins qui sont continus, d’autres qui sont périodiques, d’autres enfin qui sont irréguliers. Cette division ne coïncide pas avec la précédente : un besoin ordinaire peut être senti d’une manière irrégulière ; un besoin extraordinaire peut être, pendant le temps qu’il est senti, continu ou périodique. On remarquera à ce propos qu’il y a continuité, périodicité ou irrégularité des besoins, soit par rapport à la durée entière de la vie, soit par rapport à une période plus ou moins longue. Le besoin de vêtements est senti d’une manière continue pendant toute la vie ; le besoin de nourriture est un besoin périodique dans le même sens ; le besoin de soins médicaux est un besoin irrégulier si l’on considère la vie entière : il est continu ou périodique par rapport au temps pendant lequel nous serons malades.

On notera, enfin, que les besoins peuvent être ordonnés selon leur plus ou moins grande spécificité. Rapportons-les aux biens qui servent à les satisfaire. Il existe, par exemple, un besoin d’aliments. Ce besoin est très indéterminé : car il y a bien des sortes d’aliments. Ou pourra donc parler d’un besoin de viande, d’un besoin de légumes, etc. Ce n’est pas tout : il y a plusieurs sortes de viandes comestibles et de légumes ; on parlera donc d’un besoin de viande de bœuf ou d’un besoin de haricots. Il y aura même des besoins qui nous feront désirer des biens singuliers. Le besoin de pain restera toujours un besoin général : car s’il est des variétés de pains, il arrive un moment ici, quand on procède à une spécification progressive, où l’on ne peut plus distinguer entre les biens qui s’offrent à nous : il est possible de réunir des pains entre lesquels nous ne saurions établir de différence. Mais ailleurs il en va autrement : celui qui aime la peinture distinguera, non seulement entre les tableaux d’une certaine école et ceux d’une autre école, mais entre ceux d’un peintre et ceux d’un autre peintre ; et parmi les tableaux d’un même peintre, chacun suscitera en lui un désir particulier.

28. Classification des besoins. — Comment convient-il de classer les besoins ? Et tout d’abord, quel principe choisira-t-on pour la classification des besoins ? Cette question peut être résolue en plusieurs manières.

1° On peut classer les besoins par rapport aux effets d’ordre objectif qui résultent pour nous du fait d’y donner satisfaction. Nous aurions ainsi, par exemple, un besoin de réparer nos forces, ou notre substance, un besoin de les accroître, etc.

2° On peut classer les besoins d’après la nature du plaisir que nous nous procurons ou de la peine que nous nous épargnons quand nous les satisfaisons. Cette classification ne se confond pas avec la précédente. Du point de vue que nous indiquons maintenant, tous les besoins dits de nourriture, par exemple, constitueront une seule classe : car les plaisirs que nous goûtons à manger ne forment, en tant que tels, qu’une seule famille. C’est l’attrait du plaisir de manger — du moins à l’ordinaire — qui nous fait prendre l’alimentation indispensable ; et cet attrait ne change pas de nature quand, ayant pris le nécessaire, il nous fait prendre un supplément d’alimentation ; il ne change pas de nature, encore, quand il nous fait rechercher, de préférence à de certains mets, des mets qui sont plus fins et plus savoureux sans être plus nutritifs.

3° On peut enfin classer les besoins d’après les biens que ces besoins nous font rechercher.

De ces trois classifications, la première est la moins bonne. Cette classification, en effet, n’ayant de rapport ni aux états psychologiques conscients qui déterminent notre activité psychologique, ni aux choses sur lesquelles cette activité s’exerce ou aux actions qui la constituent, ne saurait être que de peu d’utilité pour l’économique. Et de plus elle serait très difficile à établir.

Entre les deux dernières classifications, il est permis d’hésiter. Celle qui s’attache à la nature du plaisir à obtenir ou de la peine à éviter tient compte davantage de la signification usuelle du mot besoin. L’autre classification, toutefois, a le grand avantage d’être fondée sur des considérations objectives, ce qui la rend plus aisée à établir. En fait, quand on veut classer les besoins, on recourt simultanément, à l’ordinaire, à l’un et à l’autre des différents principes que nous avons indiqués. Si l’on se préoccupe d’établir une classification commode et pratique, les principales catégories que l’on distinguera parmi nos besoins seront, par exemple, les suivantes[3] :

1° l’alimentation — c’est le premier de tous par la somme d’efforts qu’il nous demande pour être satisfait ; et c’est le seul peut-être qui ait toujours été vital dans le sens rigoureux du mot — ;

2° le logement ;

3° l’éclairage ;

4° le chauffage ;

5° l’ameublement ;

6° le vêtement ;

7° la parure — il semble que ce besoin, historiquement, ait précédé presque partout le besoin de vêtement, et que celui-ci ne soit devenu impérieux que parce que de longues suites de générations s’étaient habillées pour se parer — ;

8° la santé — il n’est presque personne, dans les sociétés civilisées, qui ne recoure de temps en temps aux soins des médecins — ;

9° la défense — à l’inverse du précédent, ce besoin a perdu singulièrement de son importance dans l’époque moderne — ;

10° le besoin de services domestiques ;

11° les exercices physiques ;

12° les besoins sensuels — tel le besoin de boissons excitantes — ;

13° le jeu ;

14° les voyages — pour autant que nous y cherchons le plaisir même du déplacement et la variété des spectacles ; car on peut voyager pour ses affaires, pour sa santé, pour son instruction, etc. — ;

15° l’instruction ;

16° les besoins esthétiques ;

17° les besoins moraux et religieux ;

18° le besoin de société — l’homme trouve un plaisir très vif en général, en dehors de toute considération d’utilité, à entretenir des relations avec un certain nombre de ses semblables — ;

19° le luxe — c’est le besoin de s’entourer de choses chères, en tant qu’il procède du désir de se distinguer de ses semblables, de s’élever au-dessus d’eux — ;

20° la richesse — on sait que beaucoup de gens en arrivent à la désirer pour elle-même —.

On remarquera que certains des articles de celle classification chevauchent les uns sur les autres, ou peuvent chevaucher. Les mêmes biens servent de vêtement et de parure. Les besoins esthétiques, le besoin de luxe sont satisfaits simultanément par l’accumulation d’une certaine quantité de biens de parure, et par la façon dont on les choisit, par la possession d’un logement particulièrement vaste et particulièrement beau, etc. Les meubles servent à préparer les aliments, à nous chauffer, etc., ou encore ce sont des biens de luxe. Les services domestiques sont des services complémentaires : les domestiques nous aident à nous nourrir, à nous vêtir, etc., ou ils constituent, eux aussi, une manifestation de notre luxe.

2. Origine et évolution des besoins.

29. L’origine des besoins. — Nos besoins peuvent avoir des sources diverses.

1° Il faut tenir compte, en premier lieu, des exigences générales de la nature humaine : il est des choses qui sont nécessaires à tous les hommes parce qu’ils sont hommes.

2° Nos besoins peuvent avoir encore leur source dans l’hérédité individuelle. Chaque individu est issu d’une certaine famille. La constitution physique et morale qu’il tient de ses ancêtres lui fera manifester de certains goûts, le prédisposera du moins à prendre du goût, si l’occasion lui en est donnée, pour de certaines choses.

3° Enfin c’est un facteur très important que l’éducation — ce mot étant pris ici dans un sens aussi large que possible —. Les conditions de toutes sortes au milieu desquelles nous vivons influent perpétuellement sur nous, modifient et déterminent notre nature.

Deux points, ici, sont à mettre particulièrement en valeur.

1° Le premier est le rôle joué, dans la formation de nos besoins, par l’habitude. Si nous sommes entraînés par les circonstances à accomplir un certain nombre de fois certains actes, à goûter certains plaisirs, un penchant naîtra en nous, généralement, un « besoin » — cette fois dans le sens étroit du mot — qu’autrement nous n’aurions pas senti, ou que nous n’aurions pas senti au même degré. On connaît assez, notamment, la façon dont tant de gens deviennent alcooliques.

2° Le deuxième point a trait à l’influence de l’exemple sur nos besoins. Le besoin n’est point un état purement affectif : il implique une croyance, par exemple la croyance à l’utilité plus ou moins grande d’une chose ; et les croyances se communiquent d’homme à homme. C’est Tarde qui a fait ressortir cette vérité que les besoins, comme tant d’autres faits psychologiques, doivent souvent leur naissance à l’invention individuelle, et sont propagés ensuite par l’imitation[4]. Et peu de vérités sont plus importantes, pour l’économique notamment : les exemples sont nombreux de biens dont aujourd’hui personne ne voudrait se passer — le linge de corps, les mouchoirs, etc. —, et qui ne sont devenus nécessaires que parce que certaines classes de la société en ont, à un moment donné, adopté l’usage — imitant elles-mêmes un individu ou un petit nombre de gens —.

L’imitation, au reste, n’est point quelque chose de simple ; elle ne résulte pas uniquement d’une suggestion qui, d’une manière en quelque sorte mécanique, s’exercerait d’un individu à l’autre. Si on imite les autres, c’est souvent pour ne pas leur paraître inférieur, ou encore pour s’élever au-dessus de ceux de sa condition : et c’est ce qui explique que l’origine des besoins les plus répandus aujourd’hui doive être cherchée si souvent dans des usages primitivement aristocratiques. Et il faut tenir compte également, ici, du désir que nous avons, une fois qu’une coutume, une mode s’est généralisée, ou bien encore lorsque nous sommes convaincus qu’elle va se généraliser, de ne pas nous singulariser. La tyrannie de la mode dans le costume est suffisamment connue ; la seule chose qui pourrait étonner ici, c’est la rapidité avec laquelle cette mode établit son empire uniforme sur tout le monde civilisé, ou sur une grande partie de celui-ci : mais le secret de cette rapidité est sans doute, en même temps que dans le prestige universel dont un petit nombre de fabricants, de tailleurs ou de couturiers jouissent, en même temps aussi que dans l’accord de ces industriels, dans les moyens dont ils disposent pour nous persuader que les modes qu’ils nous offrent seront adoptées par tout le monde, qu’elles vont être ou qu’elles sont « la mode ».

Notons, d’autre part, qu’à côté des coutumes, des modes tout à fait générales, il en est qui sont propres à des classes sociales déterminées. Pendant longtemps même, il n’y en a eu que de telles : ce n’est que depuis peu de temps que l’on voit dans nos pays les mêmes types de vêtements, par exemple, portés par toutes les classes de la population, ou à peu près. Aujourd’hui encore il y a beaucoup d’obligations qui s’imposent, sous le rapport de l’importance relative à donner aux différents articles du budget des dépenses, aux membres de telle et telle classe en tant que tels[5]. Un « bourgeois » se privera de nourriture plus volontiers qu’il ne renoncera à avoir un salon, même si son salon ne lui rend aucun service. Ce n’est pas seulement par vanité : c’est aussi parce que, placé par sa naissance et par son éducation dans une certaine classe, il craint, s’il s’écarte des habitudes de cette classe, d’encourir la réprobation de ceux qu’il est accoutumé à regarder comme ses égaux. Et c’est sans doute dans la considération de ces obligations spéciales — qui sont de tant de conséquence au point de vue économique — qu’il faut chercher le principe véritable de la distinction des classes sociales[6].

Pour terminer, il importe de remarquer, à propos de l’origine des besoins, que les besoins spéciaux ou particuliers sont issus des besoins les plus généraux.

30. L’évolution des besoins. — Quand on considère l’évolution historique de l’humanité, on constate que cette évolution se fait à l’ordinaire, par rapport aux besoins, dans le sens d’une multiplication — ou si l’on préfère d’une diversification — de ceux-ci. Et en même temps les besoins des hommes se raffinent ; ce qui signifie que le développement de certains besoins généraux, comme le besoin esthétique, fait que les hommes attachent de plus en plus d’importance à la manière dont les autres besoins sont satisfaits : on tient de plus en plus à se loger dans des appartements bien décorés, comme on tient de plus en plus à porter des vêtements seyants, etc.

Les causes de cette évolution sont multiples : elle correspond — on s’en convaincra sans peine — au développement de la conscience et de la réflexion dans l’humanité, à la complication toujours croissante de la vie, et surtout au progrès du savoir, progrès qui fait naître sans cesse en nous des désirs nouveaux.

On exprime souvent la proposition historique que nous venons de formuler en disant que les besoins de l’homme deviennent d’âge en âge plus étendus. Cette façon de parler appelle des explications.

1° Dire que les besoins des hommes sont de plus en plus étendus, ce n’est pas nécessairement concevoir que l’on puisse faire la somme de ces besoins. Ce que l’on envisage ici, généralement, c’est le rapport des fins poursuivies avec les efforts, avec les dépenses — nous prenons le mot dans son sens le plus vague — qui sont nécessaires pour atteindre ces fins, les dépenses en question étant arrêtées à une certaine quantité.

On dira qu’un individu voit ses besoins s’accroître si quelque maladie vient à l’assaillir : car il lui faudra se guérir ou se préserver de souffrances dont il n’avait pas à se préoccuper jusque-là ; en ne dépensant pas davantage, il se condamnerait à avoir moins de bien-être. De même un individu aura plus de besoins qu’un autre s’il soutire plus vivement de certains maux, s’il a une nature plus « sensible ».

Quand un individu, maintenant, vient à connaître un plaisir nouveau, quand il arrivera à sentir plus vivement certains plaisirs, ses besoins s’accroîtront, pour autant que le désir peut être une peine quand on ne réussit pas à le satisfaire, ou qu’il n’a pas encore été satisfait.

Écartons même cette considération ; et supposons, par exemple, un individu qui vient à connaître la bicyclette. Si notre individu n’a que 3.000 francs à dépenser par an, peut-être ne voudra-t-il pas acheter une machine qui coûte 300 francs. Mais quel que soit son revenu, il est à coup sûr un revenu par rapport auquel l’achat de la bicyclette représentera pour lui une opération avantageuse, qui accroîtra le bien-être de notre individu. Il est une somme, par conséquent, qu’il est devenu plus avantageux à cet individu de pouvoir dépenser. Et dans ce cas nous dirons que les besoins de notre individu se sont accrus.

Ainsi l’on dit que les besoins des hommes deviennent plus étendus quand une même dépense leur évite moins de souffrance, ou leur procure plus de plaisir. Et dans ce sens, cette multiplication, ce raffinement des besoins dont nous parlions tantôt augmente nos besoins — pour employer l’expression courante — en deux manières à la fois : d’une part, nous souffrons d’un nombre toujours plus grand de choses, et nous souffrons plus vivement ; d’autre part, la variété des plaisirs que nous sommes aptes à goûter devient toujours plus grande, et certains tout au moins de nos plaisirs deviennent toujours plus vifs.

2° Mais il est un autre point de vue où l’on peut se placer pour parler de l’étendue plus ou moins grande des besoins. On peut penser, quand on emploie de pareilles expressions, à l’état du contentement, qui est l’état de l’être dont tous les désirs sont satisfaits, et considérer alors, soit le total des plaisirs que ce contentement implique, soit plutôt encore le total des dé penses qu’il est nécessaire de s’imposer pour parvenir au contentement. Ici donc on prétend faire, d’une certaine manière, la somme des besoins. Et c’est alors une question de savoir — quand on considère dans les be soins les dépenses qui sont requises pour les satisfaire — si cette somme est ou non infinie.

À cette question, les économistes classiques répondaient volontiers par l’affirmative ; mais une réaction s’est produite contre cette conception, et la nécessité est apparue d’établir ici des distinctions.

Les hommes des sociétés primitives étaient ainsi faits, dit-on, et quantité de sauvages d’aujourd’hui sont ainsi faits qu’ils arrivent assez vile à satisfaire toutes les exigences, toutes les aspirations de leur nature. C’est un fait bien connu que dans certaines colonies des nations européennes on ne peut pas obtenir des indigènes, par la promesse d’un salaire, qu’ils s’astreignent à travailler ; ou bien si les indigènes acceptent de travailler, ils ne le font que pendant peu de temps : dès qu’ils ont amassé un peu d’argent, ils s’arrêtent. Et l’on interprète communément ce fait en disant que ce peu d’argent leur suffit pour se procurer tout ce qu’ils désirent. Peut-être toutefois l’interprétation est-elle un peu téméraire. Il n’est pas interdit de penser que nos indigènes ont des désirs encore par delà ceux dont ils s’assurent la réalisation ; mais ces désirs ne sont pas assez forts, et leur paresse est trop grande pour que, au taux où leur travail leur est payé, ils trouvent avantage, ou qu’ils se résolvent à travailler plus qu’ils ne font.

Dans les sociétés civilisées, l’état du contentement ne sera jamais atteint, sauf peut-être par quelques sages. Nos désirs sont trop nombreux, souvent, pour pouvoir être tous satisfaits. D’autre part, certains des désirs des hommes civilisés sont tels de leur nature qu’ils ne sauraient guère comporter une satisfaction complète : le désir de s’enrichir notamment, soit d’ailleurs que ce désir corresponde au besoin de surpasser les autres, soit qu’il nous fasse poursuivre la richesse pour elle-même. Ces désirs sont infinis — pour le moins pratiquement — : à supposer qu’il y ait ici un point où l’homme doive trouver la satiété, ce point se trouve placé au delà de tout ce que nos efforts nous permettent d’atteindre. Et il s’en trouve de tels chez la plupart d’entre nous : celui qui s’arrête dans la poursuite de la richesse, celui-là le fait, communément, parce qu’il y a quelque chose qui lui paraît mériter plus que la richesse d’être poursuivi, ou bien encore parce que ce qu’il pourrait acquérir de richesse par des efforts supplémentaires ne paie point, à ses yeux, ces efforts.

Est-il nécessaire de montrer de combien de conséquence est ce fait de la multiplication et du raffinement croissant des besoins ? À mesure qu’il a plus de besoins — nous adopterons cette expression familière, à cause de sa commodité —, l’homme déploie une activité économique plus intense. Si les peuples du Nord travaillent plus que ceux du Midi, ce n’est pas seulement parce que ceux-ci sont portés à la paresse par l’influence de la chaleur, ou parce que le climat de leur pays leur permet d’occuper agréablement les loisirs qu’ils se donnent : c’est tout d’abord parce que dans les pays froids on a besoin de se nourrir, de se chauffer, de se vêtir davantage. Et l’on a invoqué souvent avec raison, pour expliquer l’activité si grande des Anglais, ce besoin de confort qui, étant plus développé chez eux que partout ailleurs, les oblige à travailler plus et à produire plus que l’on ne fait dans les autres pays.

Mais l’augmentation des besoins conduit-elle à un accroissement du bonheur ? C’est là une question très controversée. Les uns tiennent que cette intensification, cette complication croissante de la vie à laquelle l’augmentation de nos besoins correspond nous fait plus heureux. D’autres au contraire aiment à développer ce thème que moins on a de besoins, plus on est heureux, et ils regrettent que l’humanité s’éloigne de plus en plus de la simplicité des temps primitifs.

Cette question, comme tant d’autres, ne peut être résolue que moyennant des distinctions.

L’augmentation des besoins représente une diminution de bonheur quand elle résulte de ce que nous avons appris à connaître une douleur nouvelle, ou de ce que nous sentons plus vivement les peines déjà connues. Et il en est de même quand cette augmentation résulte de la formation de besoins factices — on appelle ainsi ces besoins dont la satisfaction ne nous cause point de plaisir, mais qu’il nous faut satisfaire sous peine de souffrir —. Comme exemple de besoins factices, on peut citer ceux qui naissent des exigences de l’opinion publique, ou de l’opinion de la classe sociale à laquelle nous appartenons ; et l’on peut citer encore ceux qui ont leur origine dans des plaisirs dont on a senti l’attrait au début, mais que l’accoutumance a émoussés — tels le besoin de boissons alcooliques, de tabac, etc. —.

Passons à ces augmentations de besoins qui résultent de ce qu’on a appris à connaître des plaisirs nouveaux, ou à goûter des plaisirs plus vivement, bref, de ce qu’on a plus de désirs positifs. Ces augmentations de besoins diminueront notre bonheur si nous ne réussissons pas à contenter nos désirs, et que cela nous fasse souffrir, ou encore si le désir pour nous est une souffrance. Il faut donc tenir compte ici de la nature de ces désirs qui sont nés en nous, ou qui sont devenus plus vifs — s’ils sont ou non faciles à contenter — ; il faut tenir compte des facilités plus ou moins grandes que notre situation de fortune, par exemple, nous donne pour les contenter ; il faut tenir compte enfin du caractère plus ou moins philosophe, plus ou moins tranquille et patient de chaque individu.

Si nous imaginons un homme qui soit en mesure de satisfaire les désirs nouveaux ou plus vifs qui lui sont venus, un homme, encore, chez qui le désir, même non satisfait, ne produise aucune souffrance, alors l’augmentation des désirs positifs produira une augmentation de bonheur. Il faut se garder de confondre, comme on fait souvent, le bon heur avec le contentement. Deux êtres parvenus à l’état de contentement peuvent goûter des bonheurs inégaux ; et chez un être qui n’est point parvenu au contentement, l’excédent des plaisirs sur les peines, ou la somme des plaisirs, peut être supérieure à ce qu’est celle même somme chez un autre être qui, lui, est « content »[7].

3. L’importance relative des besoins.

31. — On parle souvent de l’importance relative des besoins. Que faut-il entendre par là ?

Supposons un besoin que nous arrivions à satisfaire complètement. L’importance de ce besoin pourra être la quantité de plaisir que nous nous serons procurée ou la quantité de peine que nous nous serons évitée ; ce pourra être la dépense que la satisfaction complète du besoin nous aura coulé ; ce pourra être enfin l’excédent du plaisir obtenu, ou de la peine évitée, sur la dépense.

Mais comme on l’a vu, il est des besoins par rapport auxquels on ne peut pas atteindre la satiété. Et nous ajouterons que même pour ceux par rapport auxquels la satiété peut être atteinte, les hommes, le plus souvent, sont condamnés à demeurer en deçà de cette satiété. Il n’est donc d’aucun intérêt pratique de considérer les besoins en tant qu’ils seraient satisfaits complètement.

Quand on s’occupe de l’importance des besoins, on suppose, à l’ordinaire, qu’une certaine dépense peut être faite pour la satisfaction de ces besoins, et l’on considère comment cette dépense sera répartie. Le besoin le plus important, dès lors, ce sera soit celui dont la satisfaction, étant donné la répartition qui aura été faite de la dépense, représentera pour notre individu le plus de bien-être, soit ce besoin pour la satisfaction duquel il aura été dépensé le plus — les deux choses ne sont pas pareilles, même si les dépenses ont été bien réglées, parce que des sommes égales dépensées successivement pour la satisfaction d’un besoin nous procurent des quantités de bien-être décroissantes, et que ces quantités décroissent selon une échelle variable — , soit enfin celui pour lequel le rapport du bien-être obtenu à la dépense faite sera le plus grand. Mais c’est à la grandeur de la dépense, le plus souvent, que l’on mesurera l’importance du besoin : car cette grandeur de la dépense, seule, se laisse évaluer facilement.

Qu’est-ce donc qui déterminera l’importance relative — entendue comme on vient de voir — des besoins ?

Il faut distinguer ici deux sortes de facteurs, dont les uns influent sur le coût des biens qui servent à satisfaire les besoins, et les autres sur nos désirs. Quand on parle des causes qui font varier l’importance relative de nos be soins, c’est à la seconde catégorie que l’on pense d’ordinaire. Voici quels sont les principaux facteurs de cette catégorie.

1° Il y a d’abord l’étal général de la civilisation, c’est-à-dire le développement intellectuel et moral des hommes de la société que l’on considère, la direction de leurs pensées et de leur activité, l’avancement de leur savoir, la forme de l’organisation sociale, etc. Nous avons noté, dans le tableau des besoins qui a été donné plus haut, que le besoin de défense, à la satisfaction duquel les hommes primitifs dépensaient une part notable de leur travail, ne tient plus dans nos budgets d’aujourd’hui qu’une place toute petite : combien de gens, même, qui n’ont pas une seule arme chez eux ! Nous dé pensons beaucoup, en revanche, pour des besoins qui jadis étaient in connus : le besoin de voyager semble n’avoir pris naissance que tout récemment ; et l’on peut prévoir que dans peu de temps ce besoin absorbera une part assez forte du budget dans une partie notable de la population de nos pays.

2° La classe sociale à laquelle les individus appartiennent contribue à déterminer leurs goûts : c’est un point qui a été louché déjà.

3° Il faut tenir compte de l’âge, du sexe, de la profession, etc.

4° Le caractère individuel joue lui aussi un grand rôle, et qui grandit davantage d’âge en âge : car l’évolution de l’humanité se fait dans le sens d’une différenciation croissante des individus.

5° Les facteurs ci-dessus influent proprement sur nos goûts. Il faut y ajouter, maintenant, ceux qui influent sur nos « besoins » — dans le sens usuel du mot —. Ainsi, le besoin du chauffage aura plus d’importance dans les pays froids que dans les autres. Telle dépense sera relativement plus importante dans le budget de l’individu chargé d’enfants que dans celui du célibataire ; etc.

Il est particulièrement intéressant de noter que l’importance relative des différents besoins varie avec le revenu. Nous possédons, à ce sujet, des données précises, qui ont été obtenues en étudiant, dans des pays et à des moments déterminés, un certain nombre de budgets-types[8].

Pour la Belgique et la Saxe, vers le milieu du xixe siècle, on a les chiffres suivants[9] :


Dépenses d’une famille
de travailleurs pauvres
de la classe
moyenne
aisée
(en Belgique) (en Saxe) (en Saxe) (en Saxe)
% % % %
Nourriture 
61
95
62
95
55
90
50
85
Vêtement 
15 16 18 18
Logement 
10 12 12 12
Éclairage et chauffage 
5 5 5 5
Mobiliers et outils 
4
Éducation et instruction 
2
5
2
5
3,5
10
5,5
15
Contributions 
1 1 2 3
Santé 
1 1 2 3
Services personnels 
1 1 2,5 3,5

On a encore pour la Belgique, en 1853[10] : Revenu Au-dessous de 600 à 900 à 1.200 à Au-dessus de 600 francs. . . 900 »... 1.200 » . . . 2.000 »... 2.000 » . . . Autre* Nourriture Logement Vêtement et ÊMairase chauffage «rlieifft 71,5 69 67,2 63,3 64,8 8,5 7.9 7,4 6,9 7,4 10,9 13,8 15,2 16,8 17,1 6,6 5,9 5,7 5 :3 4 2,5 3,4 4,5 7,7 6,7 —J

Trente ans environ plus lard, on obtient pour l’Allemagne le tableau suivant en comparant ensemble les budgets : 1° de tisserands du cercle de Zittau, ayant un revenu moyen de 559 marks par famille ; 2° de cigariers du grand-duché de Bade, ayant un revenu moyen de 1.083 marks ; 3° d’ouvriers de fabrique de Mannheim, ayant un revenu de 1.985 marks ; 4°-5°-6° de familles de la classe moyenne, aisées ou riches, ayant respectivement des revenus d’environ 3.000, 5.000 et 48.000 marks[11] :

Pour La nourriture I • il ni 0 10 ’ 71,14 6,55 0 / / 0 61,34 7,27 17,55 7,80 IV V VI 0 i A 0 52,4 19,3 39,9 24 0 i 0 28,8 15 o i « 0 17 11,1 11 3,6 80,3 14,4 4,1 82,4 10,6 4,4 10,8 2,9 58,8 41,8 Le vêtement, le blanchissage, le L’éclairage et le chauffage . . 6,35 92,51 93,96

Voici encore un tableau qu’Engel a tiré de l’étude des budgets belges. La dépense des budgets les plus pauvres, pour chaque article, a été ramenée à 1, de manière à montrer dans quelle proportion les accroissements successifs du revenu servent à accroître la satisfaction accordée aux différents besoins[12] : Revenu* »u-l !es50ui« de 000 fr. de 600 » 900 fr. Nonrritnre animale . . . . Nourriture végétale .... Liqueurs alcooliques. . . . Total pour la nourriture . . . 1,67 1,37 3,10 1.47 2,06 1,42 1,35 1,53 1,52 2,56 2,75 1,97 Logement Totul |>our les besoins physiques. (le 1.200 au-ile*9us .le 900 » 1.200 fr. à S.000 fr. Jeî.OOOfr 3,1 1,57 5,89 1,89 2,81 1,73 1,74 3,24 1,97 6,78 8,50 1,75 4,91 1,98 12,06 2,58 4,37 2,30 2,28 5,36 2,76 20,77 19,10 3,83 6,77 3,08 27,80 4,01 7,05 3,88 2,73 9.83 4.29 17,78 25 5,36

Ces tableaux n’ont pas besoin d’être commentés. En particulier, on n’aura pas manqué d’y remarquer combien l’importance relative du besoin de nourriture décroît à mesure qu’on passe des budgets les plus pauvres aux budgets mieux pourvus.

Signalons encore que, dans les villes, la somme consacrée au loyer varie en sens inverse du revenu. Ce fait ressort du tableau suivant[13] :

Revenu moyen Lover moyen l’.,jdn revi’iiu consacré au loyer 347 mk. 756 » 1.809 » 3 150 » 4.440 » 7.830 » 21.180 » 191.400 » 114 mk. 153 » 363 » 6t5 » 643 » 1.296 » 2.325 » 3 675 » 26,5 20,3 20 19,5 19 16,5 9.2 3,7

  1. Sur la question des besoins, et sur la question des biens, dont nous nous occuperons dans la section suivante, il convient de lire principalement Carl Menger, Grundsütze der Volkswirtschaftslehre, chap. 1 et 2, Marshall, Principles of economics, liv. III, passim (trad. Ir., t. I), Pantaleoni, Principii di economia pura, Ire partie, chap. 2-4), et Wagner, Grundlegung, §§ 22-26 et 109-122 (trad. fr., t. I).
  2. La restriction dont nous indiquons ici la nécessité sera expliquée dans la section V de ce livre.
  3. Voir encore la classification d’Engel dans son travail Die Lebenskosten belgischer Arbeiterfamilien früher und jetzt (Bulletin de l’Institut international de statistique, t. IX, I, pp. 9-10).
  4. Voir la Psychologie économique, liv. I, chap. 2 à 4, et aussi Les lois de l’imitation (Paris, Alcan, 4e éd.), ch. 7.
  5. Il y a des remarques intéressantes sur ce sujet chez Effertz (Les antagonismes économiques, partie II, chap. 3, iii, § 3, A, b).
  6. La psychologie économique des classes a été étudiée par divers auteurs ; citons particulièrement Veblen, The theory of the leisure class, New-York, Macmillan, 1899.
  7. Voir Mill, Utilitarisme, chap. 2, Landry, Principes de morale rationnelle, Paris, Alcan, 1906, liv. II, chap. 1, 2.
  8. Les travaux les plus importants sur la question qui nous occupe sont ceux d’Engel (voir en particulier Die Lebenskosten belgischer Arbeiterfamilien früher und jetzt). On trouvera des bibliographies abondantes et toutes sortes d’indications chez Mayo-Smith, Statistics and économics, liv. I, chap. 2, dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften, t. V, article Konsumtion (Das Konsumtionsbudget der Haushaltung) — l’article est de Bauer —, chez Philippovich, Grundriss der politischen Oekonomie, premier vol., § 137, chez Marshall, Principles, liv. III, chap. 4, note terminale (trad. fr., t. I), et enfin chez Schmoller, Grundriss, § 177 trad. fr., t. 111).
  9. Engel, ouvrage cité, Anlage I, p. 30.
  10. Engel, ouvrage cité, p. 42.
  11. Philippovich, d’après diverses monographies.
  12. Engel, ouvrage cité, p. 41.
  13. Donné par Philippovich, d’après Laspeyres. Les matériaux de cette statistique ont été réunis à Hambourg.