VII. — Méthodes de l’économique[1].

18. Remarque préliminaire. — Quand on veut étudier la méthode — ou mieux les méthodes — de l’économique, on peut se borner à l’étude des méthodes de la science économique. L’histoire, comme on l’a vu, a pour rôle principal, dans l’économique comme ailleurs, de rassembler des matériaux pour l’édification de la science. Or, lorsqu’on étudie les méthodes de la science économique, on est obligé d’examiner où et comment doivent être recueillis les faits sur lesquels cette science reposera : on est donc obligé de s’occuper de la méthode de l’histoire économique. Et pour ce qui est de l’art économique, les procédés qu’il doit employer apparaissent d’eux-mêmes : quand on veut arriver à une certaine fin d’ordre économique, il faut premièrement inventer des moyens pour atteindre cette fin, et deuxièmement demander à la science quels effets on peut espérer de l’emploi de ces moyens.

19. La connaissance des faits. — La science économique est une science expérimentale, ou, comme l’on dit encore, une science du réel. Elle n’est point, comme sont les mathématiques, une science que l’esprit humain puisse construire en dehors de toute expérience. Les notions fondamentales de l’économique, c’est l’expérience qui nous les fournit : seule celle-ci peut nous faire savoir qu’il y a des biens économiques, une activité économique des hommes, une économie.

Celui qui veut s’instruire dans la science économique doit commencer par apprendre des faits. Le premier procédé de la méthode économique, comme de la méthode des autres sciences expérimentales, c’est l’observation.

Les observations économiques peuvent être de différentes sortes.

1° Il y a d’abord ces observations qui portent sur des faits simples isolés. Ainsi l’on notera qu’à telle date, en tel lieu, le taux de l’intérêt s’élevait à tant.

2° Il y a ensuite ces observations qui portent sur des réalités complexes, mais étroitement délimitées, et qui envisagent ces réalités soit dans un moment donné du temps, soit pendant une certaine période. On appelle du nom de monographies les écrits où sont consignés les résultats de pareilles observations. Le procédé de la monographie a été employé beaucoup et recommandé vivement par certains auteurs. Thünen a puisé les matériaux de ses constructions théoriques dans l’étude minutieuse de l’économie de son domaine de Tellow[2]. Le Play, dans ses Ouvriers européens (1855), nous donne une série de monographies relatives à la condition des ouvriers dans les divers pays de l’Europe ; et c’est sur les observations consignées dans ces monographies qu’il a édifié ses théories sociales.

Une collection de monographies, lorsque ces monographies se rapportent à un même sujet, qu’elles constituent par exemple, réunies, une sorte de tableau de l’état d’une classe sociale, d’un groupe professionnel, forme ce qu’on appelle une enquête. L’enquête est un moyen d’investigation dont les États se servent fréquemment depuis le commencement du xixe siècle : des enquêtes fameuses sont les enquêtes officielles anglaises sur le travail des enfants (1863-1867) et sur les associations professionnelles (1807-1860). Mais il est possible aussi aux particuliers de faire des enquêtes — l’exemple de Le Play, que nous venons de citer, le prouve —, sauf à les composer d’un nombre moindre d’observations, ou à recourir, pour interroger les personnes de qui l’on veut avoir des renseignements, au questionnaire écrit[3].

3o Nous arrivons ainsi à ce que l’on appelle généralement l’histoire — le mot étant pris ici dans un sens plus étroit que celui que nous lui avons donné —. Qu’est-ce qui distingue l’ « histoire » de ces recherches dont nous venons de parler ? Dans l’ « histoire », c’est à la succession des faits que l’on s’attache. De plus, l’ « histoire » considère non point des objets très limités — comme une ville ou une corporation —, mais des ensembles plus vastes. Et de là il suit que l’ « histoire », à la différence de la monographie, ne s’applique pas à noter de la manière la plus complète et la plus minutieuse toutes les particularités, tous les petits faits se rapportant au sujet qu’elle étudie. Celui qui écrit une monographie s’astreindra à ne rien omettre, il visera à donner une reproduction en quelque sorte photographique de la réalité. L’ « historien », lui, ne craindra pas de choisir parmi les faits qui s’offrent à lui ; il retiendra seulement ceux qui lui paraîtront importants.

4o La statistique, dont il nous reste à parler, a pour première caractéristique qu’elle ne note que des déterminations quantitatives. Mais ces déterminations quantitatives ne sont pas celles d’un phénomène isolé, d’une réalité plus ou moins étroitement circonscrite, mais toujours singulière : la statistique ne mesure pas, elle dénombre ; les faits qu’elle nous fait connaître sont, peut-on dire, des faits de masse[4].

La statistique existe depuis qu’il y a de grands États : elle est nécessaire en effet, dans les États de dimensions un peu étendues, pour toutes sortes de besoins administratifs. Mais c’est à Quételet qu’appartient l’honneur d’avoir affirmé le premier son importance pour la découverte des lois qui régissent les phénomènes sociaux[5]. Nous essaierons tantôt de voir exactement quelle est l’utilité qu’il y a lieu de reconnaître à la statistique pour la découverte des lois économiques. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pour ainsi dire pas, aujourd’hui, de faits économiques à propos desquels il ne soit dressé des statistiques[6]. Les applications de la statistique, dans l’économique comme ailleurs, se multiplient chaque jour. Et les procédés de la statistique vont se perfectionnant sans cesse, soit qu’il s’agisse de recueillir les données numériques que la statistique rassemble, soit qu’il s’agisse de suppléer par l’interpolation aux lacunes que ces données pré sentent ou de prolonger dans l’avenir, par l’extrapolation, les séries que l’on a dressées, soit enfin que l’on cherche à résumer dans des moyennes les indications de la statistique[7].

20. L’induction. — On a réuni des faits. Il faut maintenant, de ces faits, tirer des lois. C’est par l’induction que l’on passe des faits, qui sont particuliers, aux lois, qui sont générales. L’économique emploiera donc l’induction. Et si, comme il convient, on regarde l’observation des faits plutôt comme un travail préparatoire que comme un moment de l’investigation scientifique, on pourra dire, en un sens, que l’induction est le procédé essentiel de la méthode économique. On sait comment l’induction s’opère, et qu’elle suppose la détermination, par l’un de ces procédés que Mill a si bien exposés dans sa Logique, d’un rapport de causalité entre deux phénomènes. Il y a toutefois, sur les résultats et sur les conditions de l’induction, des illusions où l’on tombe très souvent, et qu’il importe de dissiper.

1° Premièrement, il faut bien se rendre compte que les lois établies inductivement, dans l’économique comme ailleurs, seront toujours des vérités abstraites ; elles ne peuvent être générales, elles ne peuvent être des lois par conséquent, qu’à ce prix. La « méthode inductive », comme toutes les méthodes scientifiques, est une méthode d’analyse : elle isole, pour les unir entre eux par un lien nécessaire, deux phénomènes qui ne sont pas donnés comme isolés, qui sont des aspects ou des parties d’un ensemble infiniment complexe. Les lois obtenues par l’induction, en conséquence, ne fourniront jamais une explication complète de la réalité concrète ; et elles ne permettront jamais de prévoir l’avenir avec certitude : car l’influence de la cause qu’elles considèrent pourra toujours être contrariée par l’influence d’autres causes.

2° La découverte des lois inductives, d’autre part, implique communément une hypothèse du savant. Ce n’est qu’exceptionnellement que le rapprochement fortuit de deux faits ou de deux séries de faits révélera au savant un rapport de causalité qu’il ne soupçonnait pas. À l’ordinaire, il faut pour découvrir de tels rapports les imaginer d’abord hypothétiquement ; c’est l’hypothèse qui suggère l’idée d’établir certains rapprochements, lesquels la vérifieront ou en établiront au contraire la fausseté.

3° L’induction enfin suppose — et c’est là une remarque qui se rattache étroitement aux précédentes — une élaboration préalable des concepts de la science. La loi scientifique unit des abstractions ; mais comment formerons-nous celle-ci ? la chose est loin d’être indifférente. Selon que nous découperons la réalité concrète de telle ou telle manière, nous serons amenés à formuler des lois plus ou moins importantes pour la compréhension des faits et pour la pratique. Et ces concepts que la «connaissance vulgaire », comme on l’appelle, nous fournit ne sont point tels, sous ce rapport, que nous puissions nous en contenter : ils correspondent trop souvent à des apparences extérieures dont l’étude ne présente que fort peu d’intérêt ; sans compter que le contenu n’en est pas rigoureusement délimité, et qu’il peut en être donné, bien des fois, plusieurs définitions simultanées. Mais une détermination meilleure des concepts et des problèmes implique nécessairement des anticipations hypothétiques sur les résultats que la recherche scientifique donnera.

Attachons-nous particulièrement aux conditions dans lesquelles l’économiste se trouve quand il veut faire des inductions, et voyons les facilités que lui donnent, pour induire, les différentes sortes d’observations que nous avons indiquées plus haut.

L’observation des faits simples isolés n’aura une utilité véritable, à cet égard, que lorsqu’elle portera sur des faits tout à fait élémentaires. Mais ces faits se ramènent à un assez petit nombre de types : et par suite les lois qu’on peut découvrir en les étudiant, si l’on ne veut se servir que de l’induction, seront bien peu nombreuses.

Pour ce qui est de l’ « histoire », maintenant, elle ne saurait — pour autant qu’on la sépare de la statistique — fonder des inductions bien sûres. Se nous fournissant pas d’indications numériques précises, elle ne nous permettra que rarement, et d’une manière très imparfaite, de constater ces variations concomitantes d’où l’on conclut à l’existence de rapports de causalité. Et quant aux procédés logiques de la concordance et de la différence, ils ne pourront servir ici que plus rarement encore, en raison de la complexité de ces faits que l’ « histoire » s’applique à décrire : il est bien peu fréquent que deux moments historiques se ressemblent entre eux ou ne diffèrent que par rapport à une particularité.

Il y a plus à attendre, à coup sûr, des observations monographiques et des observations statistiques que de celles dont nous venons de parler. C’est que les observations monographiques et les observations statistiques, nous fournissant des données numériques, permettent de constater des concordances, des différences et des variations concomitantes sur lesquelles il nous sera possible de fonder des inductions. Les monographies offrent ici de l’utilité : l’étude attentive, par exemple, de la comptabilité d’une exploitation agricole peut conduire a des découvertes sur des sujets comme celui du produit net des terres. Mais ce sont surtout les statistiques qui pourront rendre des services, parce qu’elles nous présentent des faits de masse tout disposés en séries, et que ces faits sont des faits très abstraits, matériaux tout préparés pour la généralisation inductive.

Et toutefois l’étude des statistiques elles-mêmes ne conduit qu’à des résultats assez maigres, et souvent incertains. Veut-on rechercher comment se déterminent le taux de l’intérêt, ou les salaires ? veut-on rechercher les causes qui déterminent le change ? On ne trouvera que bien difficilement un phénomène dont les variations soient concomitantes à celles du phénomène considéré. Et comment en serait-il autrement, puisqu’un phénomène économique, à l’ordinaire, est sous la dépendance, non pas d’un autre phénomène seulement, mais d’une multiplicité de phénomènes ? Parfois il est vrai la concomitance des variations existera, pour un court espace de temps. Mais cette concomitance, alors, pourra s’expliquer par l’existence d’une cause commune aux deux phénomènes observés, ou par une simple coïncidence. Ce n’est que dans des cas exceptionnels que l’on pourra parler à coup sûr d’un lien causal. La hausse énorme qui s’est manifestée dans les prix pendant le cours du xvie siècle ne peut trouver son explication que dans la multiplication du numéraire, consécutive de la découverte de l’Amérique. On sera donc autorisé à affirmer une influence de la quantité du numéraire sur les prix, sans d’ailleurs pouvoir dire que toute variation de la quantité du numéraire modifiera les prix, sans pouvoir dire non plus dans quelle mesure telle variation de la quantité du numéraire fera varier les prix, ni si elle les fera varier tous également. Mais rares sont les vérités générales, même aussi peu précises que la précédente, que l’étude des statistiques nous permettra d’énoncer avec certitude, ou avec une probabilité assez forte.

En définitive, les résultats auxquels on peut prétendre arriver, en fait de généralisation scientifique, par l’emploi du seul procédé de l’induction, ces résultats, dans l’économique, ne sauraient être que minces. Et la raison en est tout d’abord, comme il est apparu dans ce qui précède, que les phénomènes économiques présentent un haut degré de complexité. Ils sont plus complexes que les phénomènes dont s’occupent le physicien, le chimiste et le biologiste. Et par-dessus le marché ceux-ci peuvent instituer, pour toutes ou pour presque toutes les questions qui se posent devant eux, des expérimentations : ils peuvent, en introduisant, en faisant disparaître ou en faisant varier les phénomènes antécédents ou concomitants des phénomènes qu’ils étudient, soumettre les hypothèses qu’ils ont conçues à des épreuves décisives. L’économiste, lui, en est réduit presque toujours à attendre que les faits réalisent d’eux-mêmes ces conditions spéciales qui seules permettent de fonder sur eux des inductions.

Mais ce n’est pas tout. Prenons ces lois économiques que l’induction permet de formuler ; supposons, contrairement à ce qui est, que ces lois puissent être tenues pour certaines et pour vraiment universelles. Il resterait encore que ces lois inductives, pour la plupart, n’expliqueraient pas les faits de la manière la plus satisfaisante possible.

Il y a ici une distinction importante à établir entre les lois économiques et les lois du monde physique. On constate que la quinine coupe la fièvre paludéenne : pour rendre compte de ce fait, on devra étudier les phénomènes chimiques ou autres que l’absorption de la quinine provoque chez le fiévreux ; mais au bout de l’analyse progressive dans laquelle on s’engage ainsi, on n’aura jamais que des vérités qu’il faudra accepter parce que l’expérience extérieure nous les impose. L’analyse des faits économiques, au contraire, doit aboutir toujours à des faits de conscience, à des sentiments et à des volitions — ce que faisant, au reste, elle procurera à notre esprit une satisfaction d’un genre spécial, et supérieure —. Mettons donc qu’on ait établi, par l’induction, qu’une frappe plus abondante de numéraire cause une hausse des prix. S’il en est vraiment ainsi, c’est en suite de phénomènes qui se produisent dans la conscience des membres de la collectivité intéressée, ou d’un certain nombre d’entre eux. Il doit être possible, dès lors, de développer tout cet enchaînement de causes et d’effets où ces phénomènes psychologiques prennent place ; et cela étant possible, il est du devoir de l’économique de le faire. Mais l’induction n’y suffira sans doute pas. Et quand même elle pourrait y suffire, l’emploi exclusif de ce mode de raisonnement rendrait à coup sûr la recherche beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile qu’elle ne sera si l’on se sert de la déduction.

21. La déduction. — Qu’est-ce donc que la déduction, et quels services peut-elle rendre dans l’économique ?

La déduction est un mode de raisonnement qui consiste à tirer de propositions connues comme vraies, ou supposées vraies, des propositions nouvelles, sans avoir à s’appuyer sur aucun autre principe que sur ce principe qui interdit à l’esprit humain de se contredire.

La déduction a un rôle — et même plusieurs — à jouer dans toutes les sciences expérimentales. C’est elle par exemple qui nous indique, quand nous avons formé une hypothèse, quelles expériences doivent être instituées, quelles observations doivent pouvoir être faites pour que cette hypothèse puisse être vérifiée. Et la déduction est aussi par elle-même un instrument de découverte ; le rapprochement de lois élémentaires fait jaillir des conclusions, souvent, qui sont des lois nouvelles : que l’on pense à la mécanique, où toute une longue série de théorèmes se déduisent d’un tout petit nombre de vérités d’expérience primitivement posées ; que l’on pense encore à l’optique, et à telles autres parties de la physique.

La science économique se trouve être, de par la nature de son objet, au nombre de ces sciences expérimentales où l’emploi île la déduction est particulièrement fécond. Les faits économiques présentent toujours un aspect quantitatif ; ils résultent d’un jeu de fadeurs et de conditions sur lesquels la mesure peut être pratiquée. D’autre part, comme il a été dit déjà, les phénomènes économiques, s’ils sont extrêmement complexes à l’ordinaire, sont cependant produits par des phénomènes très simples. Ce système formidable qu’est l’économie d’une société exprime les actions et les réactions, les influences de toutes sortes et le conditionnement réciproque de faits en nombre infini, mais qui se ramènent à un petit nombre de types élémentaires : en combinant les vérités — psychologiques, techniques, juridiques — qui se rapportent à ces données générales, en opérant des déductions sur ces prémisses, l’économique ne peut pas manquer de s’étendre très loin.

En définitive, il n’y a guère de question économique où la déduction ne nous aide à pénétrer. Là même où l’induction, à elle seule, ne peut rien nous faire découvrir, la déduction nous fournit des lumières précieuses. Prenons pour exemple la question de l’intérêt. Les causes pour lesquelles on emprunte étant multiples, et aussi les conditions dans lesquelles on prèle, le fait de l’intérêt, d’autre part, étant manifestement une résultante de toutes ces particularités que l’on observe dans les innombrables prêts consentis sur le marché, et d’autres particularités encore, il est bien clair que jamais avec la seule induction on ne pourra établir pourquoi il y a un intérêt du capital. Au lieu que, en combinant d’une certaine façon ces causes et ces conditions dont nous parlions ci-dessus, on pourra montrer comment il se fait que les prêteurs reçoivent des emprunteurs un intérêt.

La déduction nous donne des secours pour toutes les questions. Elle permet, en même temps, de résoudre les problèmes de la science économique complètement, d’expliquer les phénomènes économiques d’une manière tout à fait satisfaisante pour l’esprit. Allant du simple au composé, elle peut mettre dans ses premières prémisses ces données psychologiques qui représentent les moteurs de toute la vie économique ; et les faits auxquels elle nous conduira en partant de ces données nous seront rendus par là parfaitement intelligibles.

Il faut, toutefois, que l’on comprenne bien que la déduction ne saurait être l’unique procédé de la méthode économique. La déduction part toujours de prémisses qu’elle n’a pas établies. Dans les mathématiques, ces prémisses sont les axiomes et les définitions, c’est-à-dire des vérités que l’esprit conçoit sans avoir besoin de recourir à l’expérience. Dans les sciences expérimentales, et par conséquent dans l’économique, ce sont des vérités d’expérience, que l’induction nous a fait connaître.

C’est l’induction qui fournit à la déduction son point de départ, ces propositions élémentaires qu’elle aura à combiner. L’induction servira encore, dans certains problèmes relativement complexes, à suggérer des déductions. Soit un phénomène économique à expliquer : une induction, même imparfaite, qui le rattachera à tel autre phénomène, nous invitera à faire une déduction qui l’explique — de la manière qui a été dite tantôt —, et nous aidera à trouver cette déduction.

Quant à l’observation, elle est, nous l’avons vu, la base de toutes les inductions nécessaires ou utiles ; et c’est elle, d’autre part, qui pose les problèmes de la science économique. Ce sont là des vérités trop évidentes pour qu’il faille y insister. L’observation, ajouterons-nous, nous renseigne sur l’importance des résultats obtenus par la déduction. Nous avons établi déductivement que tel fait tendait à produire telle conséquence : il ne la produira, toutefois, que si aucune cause contraire n’intervient ; mais est-il à attendre que de telles influences se manifestent ? l’observation seule pourra nous instruire là-dessus. Et quand un phénomène naît du concours d’une multiplicité de facteurs, c’est à l’observation de nous faire savoir l’influence plus ou moins grande de chacun de ces facteurs : ainsi dans le cas cité plus haut de l’intérêt du capital.

L’observation, au reste, jouera un rôle d’autant plus considérable, dans la science économique, que les problèmes abordés auront moins de généralité. Quand les problèmes, en effet, seront moins généraux, et par suite plus complexes, il y aura plus à faire pour en noter toutes les données, et il y aura plus à faire aussi pour constater l’importance relative des différents facteurs dont on aura dû étudier l’action.

Au total, le rôle de la déduction dans la science économique sera très considérable. Il sera plus considérable sans doute que celui de l’induction, à laquelle on a coutume de l’opposer. Comment se fait-il dès lors que tant d’économistes, sans la proscrire catégoriquement[8], aient montré du moins à son égard tant de défiance ?

Cette défiance à l’égard de la déduction tient tout d’abord à ce que souvent la déduction, par la façon dont elle opère ses abstractions, donne à celles-ci une apparence arbitraire. La déduction, pour étudier l’action de certains facteurs, pour déterminer ce qui se produira quand telles conditions se rencontreront, suppose que ces facteurs agissent seuls, que ces conditions sont données toutes seules : et de telles suppositions, souvent, seront irréelles.

Mais pour être irréelles, ces suppositions n’en conduisent pas moins ceux qui les étudient à des conclusions vraies. On obtiendra, par cette voie, des vérités qu’on peut appeler partielles : et l’on pourra ensuite se rapprocher progressivement de la réalité concrète en introduisant l’une après l’autre dans l’hypothèse ces données qu’on a tout d’abord écartées. Les spéculations de Thünen sur la rente de situation des terres[9] sont un bon exemple des résultats considérables auxquels on peut arriver en procédant comme il vient d’être dit. Thünen suppose un État isolé, où toutes les terres seraient également fertiles, et au centre duquel se trouverait une ville unique : ces suppositions lui permettent de déterminer l’influence de la situation des terres sur le rendement. Des suppositions différentes permettront de déterminer l’influence de la fertilité. La rente que les propriétaires fonciers perçoivent effectivement sera déterminée à la fois par la situation et par la fertilité de leurs terres, et peut-être par d’autres facteurs encore.

Il arrivera même quelquefois que l’économiste, faisant ses déductions, renoncera par avance et complètement à tenir compte jamais de certaines influences perturbatrices, qu’il posera comme vraies d’une vérité universelle des prémisses qui ne correspondent qu’approximativement à la réalité. Il en sera ainsi, notamment, pour les principes psychologiques de l’économique. On a reproché avec raison à certains économistes classiques de s’être enfermés dans cette hypothèse que l’homme cherchait toujours son intérêt, et le comprenait toujours parfaitement bien. L’hypothèse est par trop simple ; et à s’y tenir rigoureusement, on se condamne, par exemple, à ne donner qu’une explication très incomplète de phénomènes comme celui de l’intérêt. Mais on peut se contenter de cette hypothèse quand on veut étudier la détermination des prix sur le marché : car les corrections qu’il y aurait lieu d’y apporter seraient de peu d’importance.

Nous venons de parler de ces nécessités qui s’imposent à ceux qui manient la déduction, mais qui résultent, plus encore que de la nature propre du raisonnement déductif, de la nature et des conditions générales de la recherche scientifique. Il y a d’autre part, dans l’emploi de la déduction, des dangers de toutes sortes que les économistes déductifs, souvent, n’ont pas su éviter : et les erreurs graves où ils sont tombés par là sont pour beaucoup dans les préventions que certains nourrissent à l’égard de la déduction. Énumérons les principaux de ces dangers.

1o Comme il vient d’être dit tantôt, l’économiste qui se sert de la déduction doit, partant d’hypothèses très simples, compliquer progressivement ces hypothèses de façon à s’approcher toujours davantage de la réalité concrète. Or certains économistes « déductifs », non seulement ont trop négligé de faire cet effort pour se rapprocher de la réalité, et s’en sont tenus systématiquement à des théories par trop simplistes, mais ont manqué à nous prévenir du véritable caractère de leurs spéculations ; et à certains il est arrivé de manquer à le voir. N’a-t-on pas prétendu faire l’économique aussi simple que la mécanique céleste ? De même que dans la mécanique céleste, a-t-on dit, tout découle du principe de la gravitation, de même dans l’économique tout découle de ce principe que l’homme cherche à obtenir le maximum de plaisir avec le minimum de peine, plus exactement à porter à son maximum l’excédent des plaisirs dont il jouira sur les peines qu’il aura à souffrir. Mais l’assimilation est inexacte sur plusieurs points. Pour appliquer la loi de la gravitation aux corps célestes, on n’a qu’à considérer ceux-ci sous le double rapport de leur masse et de leur position : l’activité économique des hommes, au contraire, s’exerce au milieu de conditions multiples et de sortes diverses ; et de plus le principe « hédonistique » ne pourra recevoir d’application que lorsqu’on connaîtra la diversité des plaisirs que chaque homme recherche et des peines qu’il redoute. Mais surtout, le principe de la gravitation peut être regardé avec une approximation très grande comme le seul principe régissant les mouvements des corps célestes, tandis que le principe hédonistique est assez éloigné de gouverner toute notre activité économique.

2o L’économiste déductif peut omettre des faits, des lois d’une grande importance, non plus par une recherche ou une préoccupation excessive de simplification, mais parce que ces faits, ces lois lui auront échappé. On a été jusqu’à ces dernières années sans découvrir le principe de l’« équilibre de la consommation », c’est-à-dire ce principe qui veut que, toutes choses constantes d’ailleurs, la distribution la plus avantageuse de nos dépenses entre les périodes successives de la durée soit la distribution égale ; ou du moins on n’a pas songé à introduire ce principe dans la théorie de l’intérêt du capital, où il doit tenir une place de premier ordre[10].

3o On peut introduire dans ses déductions des prémisses fausses. Böhm-Bawerk par exemple, dans sa théorie de l’intérêt, fait un grand usage de cette proposition que dans toute entreprise on peut, par des allongements successifs du processus productif, accroître le produit toujours davantage, encore que l’augmentation du produit aille en se ralentissant. Cette proposition ne correspond pas à la réalité : le produit augmente indéfiniment si l’on fait des dépenses plus fortes pour l’avoir ; il ne saurait être accru indéfiniment dans son rapport avec les avances consenties[11].

4o Les déductions peuvent être viciées par l’insuffisante netteté des concepts, laquelle fait que l’on passe de prémisses exactes — en un certain sens — à des conclusions qui ne sont plus vraies que partiellement. Que l’on pense ici à des théories comme celle qui explique l’intérêt du capital par l’abstinence. Le capitaliste qui prête ses capitaux s’abstient de consommer ceux-ci ; mais quand on parle d’abstinence, on entend parler, à l’ordinaire, d’un sacrifice. Or, tout renoncement n’est pas un sacrifice, toute abstention n’est pas une abstinence — dans ce sens que nous venons d’indiquer —. Et ainsi c’est tirer une conclusion fausse que de dire que l’intérêt représente toujours pour le capitaliste une rémunération dont il n’aurait pas pu se passer.

5o Les raisonnements déductifs, dans l’économique, sont viciés encore, et très souvent, par des assimilations inexactes qu’on y fait. Deux exemples considérables nous sont donnés par certaines théories de la monnaie et du commerce international. Certains économistes veulent que le numéraire soit une marchandise « comme les autres », qu’elle soit soumise comme les autres marchandises à la « loi de l’offre et de la demande » ; ils tirent de là diverses conséquences, cette conséquence notamment que toute augmentation du numéraire doit entraîner d’une manière en quelque sorte immédiate une hausse uniforme — et proportionnelle à cette augmentation — de tous les prix. Mais ces conséquences, comme nous le verrons, ne correspondent qu’imparfaitement à la réalité, et cela parce que l’assimilation initiale de la monnaie aux biens qu’elle sert à payer n’est point fondée, ou n’est fondée que dans une certaine mesure. Que dirons-nous des raisonnements d’auteurs comme Mill sur le commerce international ? Ces raisonnements impliquent perpétuellement que deux nations se comportent vis-à-vis l’une de l’autre, dans leurs échanges, comme feraient deux individus. Et cela n’est ni immédiatement, ni absolument vrai.

Ces assimilations, au reste, qui ont entraîné les économistes déductifs dans tant d’erreurs, et dans des erreurs si graves, on n’a pu les faire que parce qu’on a oublié que les phénomènes économiques ont toujours une origine psychologique, parce qu’on a négligé de rechercher, en remontant jusqu’à cette origine, comment ils peuvent se produire. La monnaie intervient dans les échanges, comme y interviennent les marchandises : mais peut-être joue-t-elle dans les échanges un rôle tout spécial. On prétend qu’une augmentation du numéraire fait hausser les prix : il faut que l’on nous montre comment cette conséquence sera amenée, quel est l’enchaînement de faits qui y conduira ; il faut que l’on nous dise, puisqu’enfin les prix résultent d’une certaine manière des prétentions et des appréciations des vendeurs et des acheteurs, où et pourquoi les vendeurs et les acheteurs modifieront leurs prétentions et leurs appréciations. On veut que toute importation d’un pays doive et puisse être payée par une exportation égale : qu’on analyse donc un peu la réalité que cette proposition entend exprimer, et que l’on établisse qu’en suite de l’achat de marchandises étrangères par certains habitants d’un pays, certains producteurs de ce pays trouveront leur intérêt à exporter des marchandises pour une valeur égale[12].

6° Les erreurs signalées dans les deux paragraphes précédents peuvent être regardées comme résultant de raisonnements vicieux. Il y a beaucoup d’autres sortes de paralogismes de la déduction. Les traités de logique les indiquent, et l’étude de la littérature économique n’en fournit que trop d’illustrations. Il nous sera permis de ne pas nous y arrêter.

Au total, le maniement de la déduction dans l’économique apparaît comme très périlleux. Mais pour être périlleux, ce mode d’investigation n’en demeure pas moins le plus fécond. Les résultats obtenus par la déduction demandent — l’histoire de l’économique en témoigne — à être perpétuellement complétés et rectifiés. Mais vouloir les rejeter complètement, parce qu’ils ne sont pas parfaitement satisfaisants, et prétendre interdire l’emploi de la déduction, c’est tout simplement vouloir renoncer à constituer une science économique tant soit peu complète, et vraiment explicative des faits.

22. Le raisonnement mathématique. — L’étude du rôle de la déduction dans l’économique nous amène naturellement à parler du secours que cette science peut recevoir de l’emploi du raisonnement mathématique : le raisonnement mathématique, en effet, n’est qu’une des formes de la déduction.

Le traitement mathématique des questions économiques répugne à beaucoup de gens : mais c’est simplement, à l’ordinaire, que ces gens ne sont pas familiarisés avec les notations mathématiques. L’économique mathématique, d’autre part, a une histoire assez longue déjà ; elle a été représentée depuis le temps de Cournot, qui peut en être regardé comme le fondateur, et elle est représentée aujourd’hui encore par un grand nombre d’hommes distingués ou même éminents[13]. Il est donc nécessaire que nous nous occupions d’elle.

Les partisans de l’économique mathématique font valoir, à l’appui de leur conception, un argument qui ne peut pas manquer de faire impression. Les mathématiques, disent-ils, sont les sciences de la quantité. Par tout où l’on se trouvera en présence de phénomènes quantitativement déterminés, il y aura lieu d’appliquer ces sciences. La physique, la chimie font des mathématiques un usage de plus en plus étendu parce que les phénomènes qu’elles étudient, après avoir été regardés longtemps comme purement qualitatifs, apparaissent de plus en plus comme se prêtant à la mesure par tel ou tel côté. Or les phénomènes économiques sont essentiellement mesurables : l’économiste devra donc, plus encore que le physicien ou le chimiste, être en même temps mathématicien.

Ce raisonnement est à coup sûr très spécieux, et la conclusion à laquelle il aboutit contient une grande part de vérité. Quelques remarques cependant sont nécessaires pour indiquer certain danger que présente l’emploi des mathématiques dans l’économique, et pour préciser l’utilité de cet emploi.

1° Les mathématiques inclinent les économistes qui en usent vers cette illusion de croire que la rigueur des démonstrations qu’ils développent est tout ce qui est requis pour arriver à la vérité. Mais ce qui importe le plus, toujours, c’est de bien poser les problèmes, de ne laisser s’introduire dans les hypothèses ni notion confuse, ni donnée fausse, et d’introduire dans ces hypothèses toutes les données qui méritent d’y figurer. Certains économistes[14], étudiant les problèmes de la monnaie à l’aide des mathématiques, ont admis sans discussion les idées reçues sur la monnaie, l’assimilation de la monnaie aux marchandises, etc. ; par là ils se sont condamnés à tomber dans toutes les erreurs de leurs prédécesseurs.

2o On pourra formuler en langage mathématique certaines vérités générales de l’économique, indiquer de cette manière l’influence de tel facteur sur tel autre phénomène. Mais ces formules ne permettront pas, le plus souvent, de calculer les déterminations quantitatives de la réalité concrète. Un monopoleur ne peut pas calculer de combien la vente de son produit s’élèvera s’il abaisse ses prix de tant : il lui faudrait pour cela connaître et l’intensité avec laquelle ce produit est désiré par ceux qui présentement ne peuvent pas l’acheter, et les ressources dont ils disposent ; or ce sont là des choses qu’il ne peut pas connaître exactement.

3o C’est une erreur grave de croire que l’emploi des mathématiques permette, en économique, d’arriver à des vérités qu’on ne pourrait absolument pas atteindre autrement. Cette erreur, Walras entre autres y est tombé. Certaines théories économiques, d’après lui, pourraient être exposées dans le langage ordinaire ; mais la démonstration devrait s’en faire mathématiquement[15]. Une telle affirmation implique la croyance à on ne sait quelle vertu mystérieuse que les mathématiques posséderaient. À la vérité, les mathématiques ne possèdent aucune vertu pareille : car elles n’ont rien de propre qu’un langage spécial qui est particulièrement commode pour raisonner sur les quantités.

Arrêtons-nous un instant sur cette idée, qui est très importante, et faisons-en l’application à l’économique. Celle-ci, dans ses spéculations, est obligée de prendre en considération des phénomènes quantitatifs. Pour raisonner sur ces phénomènes, plusieurs langages sont à sa disposition.

1o Elle peut premièrement se servir du langage courant : c’est le seul dont se servent le plus grand nombre des économistes. S’agit-il, par exemple, de la détermination du prix d’une denrée sur le marché ? On dira qu’un prix s’établit au-dessous duquel le dernier des vendeurs effectifs ne voudrait pas descendre, et au-dessus duquel le dernier des acheteurs effectifs ne voudrait pas monter, la quantité des unités vendues étant égale à celle des unités achetées.

2o On peut, en second lieu, se servir ici d’illustrations arithmétiques : on dressera deux séries imaginaires de chiffres représentant, l’une, les prix au-dessous desquels chacun des vendeurs éventuels ne voudrait pas descendre, l’autre, les prix au-dessus desquels chacun des acheteurs éventuels ne voudrait pas monter ; et on montrera quelle quantité d’unités, ces séries étant données, seront vendues, et à quel prix. Ce procédé d’exposition — ou, si l’on veut, de démonstration — est celui dont se servent certains auteurs de l’école autrichienne, Böhm-Bawerk par exemple.

3o Un troisième mode d’exposition est celui qui recourt, non plus aux séries de chiffres, mais aux courbes. On trace une courbe imaginaire de l’offre, une courbe de la demande : le point où se produit l’intersection des deux courbes indique à la fois la quantité qui se vend et le prix. Ce mode d’exposition est celui dont Marshall se sert d’ordinaire.

4o Enfin on peut, au lieu de se servir de chiffres ou de courbes, poser des formules générales, établir le système d’équations qui correspondra au problème de la détermination du prix, et dont la résolution nous ferait connaître ce prix. Et c’est ce que fait notamment Walras[16].

Il y a donc quatre langages différents dont l’économiste peut se servir quand il a à raisonner sur des données quantitatives. Les trois derniers de ces langages sont des langages mathématiques — encore que souvent on réserve le nom d’économique mathématique pour ces travaux qui emploient les deux derniers, et parfois même pour ceux qui emploient le quatrième —. Mais il est bien certain que, quelque langage que l’on emploie, le fond du raisonnement demeurera toujours le même[17].

Les mathématiques nous permettent de dire d’une certaine manière des choses qui pourraient être dites autrement. Mais y a-t-il avantage à se servir du langage — ou des langages — des mathématiques, ou vaut-il mieux ne pas y recourir ?

Cette question ne saurait être résolue par un oui ou par un non. Il faut, en premier lieu, considérer ici les personnes à qui on s’adresse. L’exposition mathématique rebute beaucoup de gens, ou même leur demeure inintelligible : l’exposition algébrique du moins, et aussi l’exposition géométrique ; car pour ce qui est des illustrations arithmétiques des raisonnements, elles se font comprendre aisément de tous. Il vaudra donc toujours mieux, lorsque cela par ailleurs ne présentera pas d’inconvénient sérieux, éviter de parler le langage de l’algèbre ou de la géométrie.

Mais il faut surtout s’attacher à la nature des questions traitées. Dans beaucoup de questions économiques, l’emploi du langage mathématique peut offrir de grands avantages. Ce langage est plus concis : il permet d’exprimer avec quelques signes ce que le langage courant ne pourrait dire qu’avec des longueurs fâcheuses. Il est plus clair également — et c’est en partie parce qu’il est plus rapide, en partie aussi parce que les signes mathématiques font apparaître mieux les relations quantitatives des réalités qu’ils expriment —. Il permet mieux que le langage courant d’éviter certaines erreurs, ces erreurs principalement qui résultent de la confusion de la pensée. Et il peut enfin suggérer des recherches, des développements dont sans lui on aurait moins facilement l’idée[18].

Toutefois, il arrive aussi que l’emploi du langage mathématique n’offre point ces avantages ; on s’est servi des mathématiques plus d’une fois pour établir péniblement des vérités que l’observation familière, que le raisonnement familier nous faisaient atteindre tout de suite et sans difficulté aucune. Et les excès de l’économique mathématique — excès qui s’expliquent par le parti pris, par une vue point tout à fait exacte de la valeur de cette « méthode mathématique », et quelquefois par un peu de pédantisme — ne sont pas sans avoir contribué à inspirer à beaucoup de gens de l’aversion pour des procédés de recherche qui, souvent, sont utiles.

En nous expliquant sur l’économique mathématique, nous avons dû parler de l’économique géométrique. Cette dernière expression, toutefois, est prise dans deux sens différents, qu’il importe de distinguer.

1o L’économique géométrique, au sens ordinaire de l’expression, est une des branches de l’économique mathématique : car le langage géométrique est une des variétés du langage mathématique. On peut se servir des figures géométriques pour faire apparaître des relations nécessaires entre les phénomènes économiques ; et certains auteurs, Marshall en particulier, se sont servis plus volontiers de ce procédé que de tout autre[19]. Cette figuration géométrique n’est pas toujours facile à mettre dans des livres : car il y a des relations quantitatives des phénomènes économiques qui exigent, pour être représentées, l’emploi de la troisième dimension. Lorsqu’on peut se contenter de deux dimensions, toutefois, la figuration géométrique est précieuse. Elle a le mérite de ne pas exiger du lecteur une connaissance de l’algèbre et du calcul des fonctions qui n’est pas très répandue. Et pour tout le monde, la figuration géométrique a cette supériorité de manifester les relations des phénomènes d’une manière plus frappante : dans la géométrie, pour parler comme Descartes, l’imagination vient au secours de l’entendement.

2o Mais il y a un autre usage des figures géométriques dans l’économique. On peut représenter géométriquement une succession de faits de même nature, considérés sous le rapport de la quantité. On représentera par une ligne, par exemple, les chiffres successifs des exportations d’un pays dans les années comprises entre telle et telle date. Ce mode de figuration fait ressortir les variations de la grandeur considérée beaucoup mieux qu’une série arithmétique. Et quand il s’agira de rechercher les causes des variations notées, la comparaison du tracé en question[20] avec d’autres tracés sera beaucoup plus suggestive que ne sauraient l’être les comparaisons instituées entre des séries arithmétiques ; cela surtout si les variations étudiées sont relativement peu importantes : car les variations de peu d’ampleur peuvent être accusées immédiatement, dans les tracés, par l’adoption d’une échelle appropriée.

Indiquons, entre les deux sortes de figures qui viennent d’être distinguées, une différence importante. Les figures de la première espèce sont des représentations particulières, des illustrations, des schèmes de ce que l’algèbre exprime d’une manière générale : ces schèmes, comme tous les schèmes, ont quelque chose d’arbitraire. Les figures de la deuxième espèce, au contraire, représentent des collections de faits particuliers, destinées à servir de base à des recherches inductives ; et la qualité qu’on y requiert, dans ces conditions, est une exactitude rigoureuse.

23. Conclusion. — Nous avons terminé notre étude des divers procédés qui composent la méthode de l’économique, ou, comme l’on peut dire encore, des diverses méthodes de l’économique. Il y a en effet ici une multiplicité de procédés dont chacun offre ses avantages, ses inconvénients et ses dangers. Ces procédés devront être employés tour à tour par l’économique, ou même simultanément. C’est la nature des questions étudiées qui décidera tout d’abord si l’on recourra de préférence à l’un ou à l’autre, si l’on se servira de l’un plus que de l’autre. Mais c’est aussi — la chose est claire — l’aptitude plus ou moins grande de l’économiste à employer avec succès ou celui-ci, ou celui-là. Dans la science, chacun doit s’efforcer d’utiliser au mieux, pour l’avancement de l’œuvre commune, les facultés qui lui ont été départies. Celui qui est particulièrement apte à découvrir par l’induction des lois nouvelles cherchera à tirer le meilleur parti possible de ce don. Celui qui est apte à enchaîner des déductions rigoureuses, ou à inventer des figures pour rendre mieux apparentes certaines relations des faits, celui-là fera de l’économique déductive, ou spécialement géométrique. Et chacun se gardera de proscrire les procédés différents dont usent les autres savants. L’exclusivisme méthodologique n’a fait que trop de tort, jusqu’à présent, aux progrès de la science économique.

  1. Sur cette question on doit recommander, comme particulièrement judicieuses, les études de Cossa (Introduzione, première partie, chap. 6) et de Wagner (Grundlegung, §§ 65-85 ; trad. fr., t. I ;. L’une et l’autre sont accompagnées d’indications bibliographiques utiles. Voir aussi les bibliographies mises par Schmoller dans son Grundriss, Introduction, III, 4 et 5 (trad. fr.. t. I) et à la fin de l’article Volkswirtschaft du Handwörterbuch der Staatstwissenschaften (Handwörterbuch, t. VII).
  2. Il y a en Allemagne une revue, le Thünen-Archiv, dirigé par Ehrenberg (Iéna, Fischer), qui s’emploie à propager les procédés méthodologiques de Thünen.
  3. Voir Du Maroussem. Les enquêtes, pratique et théorie, Paris, Alcan, 1900.
  4. La recherche statistique ne s’oppose pas proprement à la recherche « historique ». Dans une « histoire », on pourra trouver des statistiques.
  5. Quételet, de Gand a vécu de 1796 à 1874 ; son principal ouvrage est intitulé Sur l’homme et le développement de ses facultés, ou essai de physique sociale (1835).
  6. Voir Mayo-Smith, Statistics and economics, New-York, Macmillan, 1899. Ce livre parcourt tout le domaine de l’économique et donne, pour chaque partie, les plus intéressantes des statistiques que l’on a établies. On y trouvera, à chaque cha pitre, des renseignements bibliographiques abondants.
  7. Il a été écrit beaucoup sur la statistique. Citons, pour la France, La statistique, par F. Faure (Paris, Larose, 1906) et La statistique, par Liesse (Paris, Guillaumin, 1905), deux livres l’un et l’autre élémentaires, puis encore Block, Traite théorique et pratique de statistique (Paris, Guillaumin, 2e éd., 1886) ; pour l’Allemagne, les articles de Rümelin et de Scheel dans le Handbuch de Schönberg, 3e partie, t. II, et Conrad, Grundriss zum Studium der politischen Œkonomie, 4e partie, 1er tome (Iéna, Fischer, 1900) ; pour l’Angleterre, l’excellent ouvrage de Bowley, Elements of statistics (Londres, King, 1901).
  8. Schmoller par exemple reconnaît expressément l’utilité de la déduction (Grundriss, § 46 ; trad. fr., t. I).
  9. Dans le premier volume de son Isolirte Staat (1826).
  10. Voir plus loin, au § 368.
  11. Nous reviendrons là-dessus aux §§ 91-92.
  12. Cf. Nogaro, Le rôle de la monnaie dans le commerce international, Paris, Giard et Brière, 1904, passim.
  13. On trouvera une bibliographie sommaire de l’économique mathématique chez Wagner, Grundlegung, § 68 (tr. fr., t. I) et une bibliographie plus complote, établie par Fisher, à la suite de la trad. anglaise de Cournot parue à Boston en 1897.
    Les plus anciens représentants de l’économique mathématique, si nous ne voulons pas remonter jusqu’à Daniel Bernouilli (De mensura sortis, 1738) sont Cournot (Principes mathématiques de la théorie des richesses, 1838), Dupuit et Gossen. Mais l’économique mathématique n’a commencé à attirer l’attention qu’avec Jevons (Theory of political economy, 1871) et Walras (Éléments d’économie politique pure, 1874-1877). Aujourd’hui les économistes mathématiciens les plus réputés sont, avec Walras, Marshall, Edgeworth, Fisher, Pantaleoni, Pareto.
  14. Walras par exemple.
  15. Éléments d’économie politique pure, p. xiv.
  16. C’est ici l’endroit de mentionner les modèles mécaniques dont Fisher a fait un emploi excellent dans ses Investigations in the theory of value and prices (Transactions of the Connecticut Academy, 1892).
  17. Ceci a été fort bien vu par Wagner (Grundlegung, § 68 ; trad. fr., t. I). Et un grand nombre d’économistes mathématiciens ont reconnu d’une manière soit implicite, soit même explicite, la vraie signification de l’emploi des mathématiques dans l’économique. Cournot, après avoir exposé sous une forme mathématique ses théories économiques (dans les Principes mathématiques de la théorie des richesses), donna plus tard une deuxième exposition de ces mêmes théories en langage courant (dans ses Principes de la théorie des richesses de 1863). Marshall et Pareto rejettent souvent en appendice, ou dans des notes, l’exposé mathématique de leurs théories. Voir, au reste, les déclarations très nettes et très judicieuses de Marshall (Principles, préface de la 1re éd. ; trad. fr., t. I), de Cunynghame (A geometrical political economy, Oxford, 1904, p. 12), etc. Chez Walras lui-même, qui soutient la thèse contraire à la nôtre, nous relevons un aveu intéressant. Il écrit dans ses Éléments d’économie politique pure, p. xix : « ce n’est pas une grande découverte que d’avoir reconnu qu’il y a un gain d’utilité pour la société à retirer du capital d’un emploi où il donne un intérêt inférieur pour le porter vers un emploi où il donne un intérêt supérieur ; mais il me semble que le fait d’avoir démontré mathématiquement une vérité si plausible et même si évidente » — nous soulignons ce mot — « prouve en faveur des définitions et analyses par lesquelles on y arrive ».
  18. Tout ceci a été indiqué excellemment par Cournot. « L’emploi des signes mathématiques, dit Cournot dans ses Principes mathématiques (Préface, pp. viii-ix), est chose naturelle toutes les fois qu’il s’agit de discuter des relations entre des grandeurs ; et lors même qu’ils ne seraient pas rigoureusement nécessaires, s’ils peuvent faciliter l’exposition, la rendre plus concise, mettre sur la voie de développements plus étendus, prévenir les écarts d’une vague argumentation, il serait peu philosophique de les rebuter parce qu’ils ne sont pas également familiers à tous les lecteurs et qu’on s’en est quelquefois servi à faux. »
  19. Il convient de recommander ici le petit livre de Cunynghame, A geometrical political economy où sont réunies, notamment, les expositions géométriques de Marshall.
  20. On dit encore diagramme, graphique, ou courbe.