Maman Léo/Chapitre 38

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 370-382).


XXXVIII

Avant de combattre


Le lendemain était le grand jour. On ne vit point le colonel à la maison de santé du docteur Samuel ; Valentine resta seule presque toute la journée ; Coyatier ne parut point, maman Léo ne donna pas signe de vie.

Vers onze heures, M. Constant, l’officier de santé, vint faire la visite à la place du docteur et dit :

— Chère demoiselle, votre santé a gagné cent pour cent depuis hier. Voici des nouvelles : le docteur a lâché sa maison ce matin pour s’occuper de vos histoires, parce que ce bon colonel n’a pas autant de force que de bonne volonté. Il est au lit, tout à fait malade.

Comme Valentine ne répondait point, M. Constant ajouta en riant :

— Votre petit voyage d’hier ne vous a pas trop fatiguée. Écoutez, c’est trop drôle, vous vous cachez du docteur et des autres, le docteur et les autres se cachent de nous, et tout le monde sait à quoi s’en tenir. Il n’y a pas de danger qu’on vous trahisse, allez ! ma chère demoiselle, vous êtes bien trop aimée pour cela, et ça me fait plaisir de penser que c’est moi qui vous ai amené cette brave femme, maman Samayoux, dont la présence vous a autant dire ressuscitée.

— Je vous en suis reconnaissante, prononça tout bas Valentine.

— Je n’en sais trop rien, répliqua M. Constant, je n’oserais pas dire comme le colonel : « Drôle de fillette ! » mais il est sûr que vous ne ressemblez pas aux autres demoiselles. Enfin, n’importe ! on vous aime comme ça, et il n’y a pas jusqu’à ce dogue de Roblot qui ne vous lèche les mains comme un caniche. Voici mon ordonnance : plus de remèdes, levez-vous quand vous voudrez, mangez ce que vous voudrez, et quand vous aurez la clef des champs, souvenez-vous un petit peu d’un pauvre apprenti médecin qui s’est mis en quatre de tout son cœur pour vous être agréable.

C’étaient là de ces choses qui entretenaient vaguement l’espoir de Valentine. Les gens qui l’entouraient semblaient réellement ne point jouer au plus fin avec elle.

Mais, d’un autre côté, le danger, qui était sa vie même depuis quelque temps, avait développé en elle une finesse extraordinaire de perception intellectuelle.

Les chasseurs du désert voient et entendent, dit-on, à des distances incroyables ; on avait beau faire la nuit plus profonde autour de Valentine et pousser l’art de tromper jusqu’aux suprêmes limites de la perfection, elle devinait, laissant son va-tout sur table, et prête à choisir entre les mille probabilités contraires la chance unique que son courage, avec l’aide de Dieu, pouvait lui rendre profitable.

Vers trois heures de l’après-midi, Mme la marquise d’Ornans, émue et bien triste, vint lui dire qu’il était temps de se préparer.

La marquise la trouva habillée pour un voyage, bien plus que pour une noce, et demi-couchée sur son canapé, où elle songeait.

Les yeux de la marquise étaient rouges ; toute sa physionomie exprimait un trouble profond.

Comme Valentine lui demandait le motif de son chagrin, elle répondit :

— Depuis six semaines, je n’ai pas dormi une nuit tranquille ; pense donc à tout ce qui nous est arrivé, ma pauvre enfant ! Dieu merci, te voilà bien mieux, tu es calme, ton intelligence est revenue mais sommes-nous donc pour cela au bout de nos peines ?

Valentine baissa les yeux ; il y avait une réponse navrante dans l’amertume de son sourire.

Mais Mme d’Ornans ne pouvait comprendre ce silence ; elle poursuivit :

— Maintenant que tu raisonnes, tu dois te rendre compte de bien des choses : J’ai accepté une lourde responsabilité en consentant à ce mariage. Mon excuse est dans la tendresse sans bornes que j’ai pour toi, chérie ; il fallait que ce malheureux jeune homme fût sauvé, puisque tu serais morte de sa mort ; toute autre considération s’est effacée à mes yeux. Je pensais à vous deux jour et nuit, et je me suis dit : Quand Maurice sera délivré, il quittera la France, elle voudra le suivre, et tout ce qu’elle veut il faut que je le veuille ; mon devoir est à tout le moins de régulariser autant que possible cette situation…

— Ah ! fit-elle en s’interrompant, je sais bien que j’aurai beau faire, tout cela est en dehors des règles et rien de tout cela ne sera sanctionné par le monde ! je sais bien que ce mariage lui-même restera nul aux yeux de la loi, mais j’ai ma conscience, vois-tu ? j’ai ma religion ; j’ai pu renoncer à l’approbation du monde, je n’ai pas voulu désobéir aux commandements de Dieu. Voilà le motif de ma conduite, fillette… À quoi rêves-tu donc, tu ne me réponds plus ?

Valentine lui tendit la main et prononça tout bas :

— Je vous écoute, ma mère, et je vous remercie.

M. Hureau, le vicaire de Saint-Philippe-du-Roule, est un bon prêtre, reprit la marquise comme si elle eût plaidé vis-à-vis d’elle-même, c’est un très bon prêtre, nous le connaissons tous, et il a fallu l’insistance de M. de Saint-Louis pour vaincre ses scrupules, car enfin ce que nous allons faire n’est pas régulier…

Elle essuya ses paupières mouillées.

— Mais il ne s’agit pas de cela, dit-elle d’une voix qui était presque étouffée par les larmes, je n’ai plus que toi sur la terre, pauvre chérie, et cependant, ce n’est pas pour toi que je pleure. Tu as bon cœur, tu vas partager mon chagrin. Depuis le jour de deuil où j’appris que je n’avais plus de fils, je ne me souviens pas d’avoir eu ainsi l’âme navrée. C’est une si vieille amitié que la nôtre ! et il avait pour toi une tendresse si paternelle ! Mon enfant, ah ! mon enfant, il y a en ce moment un saint qui se prépare à monter au ciel ; nous allons perdre l’excellent colonel Bozzo. Il est couché sur son lit d’agonie ; jamais, entends-tu, jamais il ne se relèvera !

La main de Valentine, froide comme glace, serra les bras tremblants de la marquise, mais elle ne prononça pas une parole.

— Sans doute, fit cette dernière, je ne t’accuse pas, ma fille ; tu n’as qu’une pensée ; il n’y a plus de place dans ton cœur pour les peines de ceux qui t’entourent. Mais si tu savais comme celui-là t’aimait ! Si tu savais… c’est lui, c’est lui seul qui a tout fait, c’est à lui que tu devras ton bonheur, si ma prière est exaucée et si tu es heureuse ; c’est chez lui, c’est auprès du pauvre lit où il souffre, où il se meurt, qu’on va dresser l’autel…

— Ah ! interrompit Valentine, dont les yeux étaient toujours baissés, c’est chez le colonel Bozzo que Maurice et moi nous allons être mariés !

Elle ajouta en réprimant un frisson et d’une voix si basse que la marquise eut peine à l’entendre :

— Chez lui ! moi !

— Il ne pense qu’à toi, reprit la bonne dame, tu es sa dernière préoccupation. Notre ami, le vicaire du Roule, me le disait encore tout à l’heure : c’est un saint, il ne tient plus à notre monde que par la miséricorde et l’amour !

— Un saint ! répéta Valentine, dont la voix était morne et sourde.

La marquise la regarda étonnée.

— Comme tu dis cela ! murmura-t-elle. C’est bien vrai que le bonheur et le malheur aussi nous rendent égoïstes. Tu ne songes qu’à toi-même.

La marquise se trompait.

Valentine songeait à ce brillant jeune homme dont elle avait habité la chambre à l’hôtel d’Ornans.

Elle songeait au fils unique de celle qui parlait, et qui donnait le nom de saint au Maître des Habits-Noirs.

Elle songeait au marquis Albert d’Ornans, heureux, riche, souriant à tous les plaisirs de la vie, qui était parti un jour pour son château de la Sologne et qui n’était jamais revenu.

Les paroles se pressaient au-dedans d’elle et voulaient monter vers ses lèvres ; mais dans la lutte mortelle qui était engagée, un mot aurait suffi pour anéantir la chance suprême à laquelle essayait de se rattacher l’obstination de son espoir.

À quoi bon parler, d’ailleurs ? Ne valait-il pas mieux que cette malheureuse femme gardât son ignorance ? Que pouvait-elle contre les assassins de son fils ?

La marquise poursuivit :

— Tu n’as pourtant pas le cœur mauvais, fillette, je le sais, j’en suis sûre ; c’est l’inquiétude qui te rend indifférente à tout. Eh bien ! voyons, il faut te rassurer : c’est lui, la prudence même, c’est le colonel qui a pris toutes les mesures. À moins qu’il ne surgisse un obstacle imprévu, et ce n’est pas possible, puisqu’il prévoit toujours tout, tu peux regarder le lieutenant Maurice comme étant libre déjà. Ah ! il me le répétait encore ce matin, quand j’ai été savoir de ses nouvelles, il me disait de sa pauvre voix, qu’on n’entend presque plus : « Bonne amie, je n’ai rien négligé ; nous avons jeté l’argent par les fenêtres comme s’il se fût agi de l’évasion d’un prince prisonnier d’État ; ce sera ma dernière affaire. »

— Et il souriait, ajouta-t-elle. As-tu jamais vu le sourire d’un juste en face de la mort ?

La respiration de Valentine s’oppressait dans sa poitrine. Elle répéta encore :

— D’un juste !

Puis elle murmura :

— Non, je n’ai jamais vu cela.

— Tu me fais peur, s’écria la marquise presque indignée, et je crois bien que tu vas me refuser… car j’ai quelque chose à te demander, ma fille. Quand le colonel va être mort et que vous serez partis, je serai seule ici-bas… j’avais espéré que tu me laisserais partir avec toi…

Valentine se redressa, et ses yeux, tout à l’heure si mornes, eurent un rayon.

— Partez avant nous, ma mère ! dit-elle vivement, c’est une heureuse, c’est une chère idée que vous avez là ; partez, je vous en prie, nous irons vous rejoindre.

Mme d’Ornans demeura étonnée et presque offensée. Elle ne pouvait pas saisir le vrai sens de cette parole qui jaillissait du cœur même de la jeune fille.

Celle-ci, en effet, voulait tout uniment l’écarter de la bataille prochaine. Cette longue journée de solitude avait abattu la double fièvre de ses espoirs et de ses terreurs.

Elle voyait le danger tel qu’il était et se sentait emprisonnée dans un cercle infranchissable.

En elle l’espérance n’était pas morte tout à fait, parce qu’elle aimait ardemment et que ce n’est pas seulement au point de vue des tendres aspirations qu’il faut dire : Il n’y a point d’amour sans espoir.

L’amour, le grand amour des jeunes années, l’amour qui rêve l’éternité des dévouements et des ivresses, implique tous les espoirs.

L’amour produit la foi, et c’est sa force, comme le rayon apporte la chaleur en même temps que la lumière.

Valentine espérait donc encore, mais c’était en la bonté de Dieu, car à bien regarder l’aventure inouïe qu’elle allait tenter, il n’y avait point de chances favorables à attendre, sinon celles qui naissent en dehors des calculs de la prudence humaine, et que les uns attribuent à la Providence, les autres au hasard.

Cela ne lui faisait pas peur ou du moins cela ne lui enlevait rien de la froide détermination qui permet au condamné de regarder fixement l’appareil du supplice.

Souvenons-nous, en effet, que ce vaillant découragement était le point de départ de toute sa conduite avant même sa dernière entrevue avec Maurice.

Souvenons-nous qu’elle n’avait pas présenté l’entreprise autrement à son fiancé et qu’elle lui avait dit : « Je ne veux plus de suicide, je veux que le crime de notre mort ne se place pas entre nous deux comme une barrière dans l’éternité. »

Mourir épouse, mourir dans un combat ou par le martyre, tel avait été son vœu exprimé.

Plus tard, si l’enthousiasme de sa nature intrépide avait fait naître et grandir en elle la pensée de vaincre, de vivre, de venger ceux dont elle aimait le souvenir, c’était en une heure de transport fiévreux.

Le cri qui s’échappait maintenant de son âme était donc tout miséricordieux ; elle essayait d’arracher Mme la marquise d’Ornans au péril vers lequel, fatalement, elle marchait elle-même. Elle prétendait entrer seule dans cette maison minée et préserver à tout le moins les jours de la pauvre femme qui lui avait servi de mère.

Ce désir s’éveilla en elle si soudainement qu’elle fut sur le point de se trahir. Pour la réduire au silence, il fallut l’idée de Coyatier et la mémoire des mystérieuses promesses de cet homme, dont la perdition profonde avait des lueurs de repentir ou de générosité.

Elle avait cru au Marchef, quand le Marchef était là, devant elle ; maintenant la figure du bandit lui revenait comme une sombre énigme.

Elle voulut lui laisser, pour le cas où son dévouement ne serait pas la suprême raillerie du destin, toute la possibilité d’action que donne un secret fidèlement gardé.

La marquise, certes, ne pouvait deviner tout cela ; elle répéta, étonnée qu’elle était :

— Partir avant vous, ma fille ! et pourquoi ? Suis-je déjà de trop et ne pensez-vous point que j’aie le droit d’assister au moins à votre mariage ?

— Vous avez le droit d’être partout où nous sommes, répondit Valentine, comme la plus respectée, comme la mieux aimée des mères, mais pourquoi partager sans nécessité les hasards d’une évasion ? Maurice peut être poursuivi. Que je l’accompagne, moi, c’est mon devoir…

— Mon enfant, interrompit la marquise avec une certaine noblesse, tu étais trop jeune pour qu’il fût utile ou même convenable de t’initier à nos grands projets ; tu ne t’es jamais doutée de rien, parce que la première qualité d’une femme politique est de savoir garder un secret. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’apprendrais à braver le danger. Ma pauvre fillette, j’occupe un rang bien important parmi ceux qui hâtent de leurs vœux et de leurs efforts la restauration du malheureux fils de Louis XVI. Je ne te reproche point de n’avoir pas su deviner mon caractère aventureux ; j’ai accompli des missions difficiles et trompé bien souvent les plus fins limiers de l’usurpation ; ce que j’ai fait pour un roi, ne puis-je le faire encore pour toi qui es désormais toute ma famille ? Ne discutons plus, c’est une chose entendue, je pars avec vous, et qui sait ? si la police nous inquiète en route, l’habitude que j’ai de ces sortes d’intrigues ne vous sera peut-être pas tout à fait inutile.

Elle baisa Valentine au front et reprit :

— Maintenant, chérie, nous n’avons plus que le temps. Je pense que tu te marieras en noir, comme tu es là ? J’ai assisté dans ma jeunesse à un mariage clandestin, du temps des guerres de la Vendée ; le jeune homme avait son costume de cornette dans l’armée catholique et royale ; la jeune personne portait un simple fourreau de moire noire avec un voile de dentelle à l’espagnole. C’était très bien. De fleurs d’oranger, il n’en fut pas question. Du reste, tu sais que c’est tout uniment une affaire de conscience, comme la cérémonie de l’ondoiement qui précède un baptême forcément retardé ; cela ne vous empêchera pas de vous marier une seconde fois, selon les rites de l’Église, aussitôt que les événements le permettront, et vous en prendrez même l’engagement formel vis-à-vis de M. Hureau, notre bon vicaire, pour la paix de sa conscience… Es-tu prête ?

— Je suis prête, répondit Valentine, qui était pâle, mais résolue.

— Voici ce qui a été réglé, reprit la douairière : Je suis chargée d’aller prendre chez lui notre prêtre officiant ; tous nos amis nous attendront chez le pauvre colonel, et Dieu veuille que nous le retrouvions en vie ! Ne va pas croire que la chose se fera dans le désert ; nous aurons une suffisante assistance… Toi, selon la volonté que tu as manifestée, tu vas monter dans ma voiture (j’ai celle du colonel, où j’ai mis mes gens pourtant, car je n’aime pas à changer de cocher), et tu vas attendre cette brave Mme Samayoux rue Pavée, à la porte de la Force.

Valentine jeta un châle sur ses épaules et noua les rubans de son chapeau.

— Allons ! fit encore la marquise en essayant de prendre un ton dégagé, ces moments de crise me connaissent. Pas d’inquiétude, surtout, cela te ferait du mal. Il n’y aura aucun accroc, on a dépensé ce qu’il faut pour que tout aille sur des roulettes.

L’instant d’après, deux voitures se séparaient au coin de la rue des Batailles : celle du colonel, où était la marquise, remontait vers les Champs-Élysées, par la rue de Chaillot ; l’autre, timbrée à l’écusson d’Ornans, mais ayant cocher et valet de pied à la livrée du colonel, descendait vers le quai pour prendre la route du Marais.

C’était celle-là qui emmenait Valentine.

Quand elle arriva rue Pavée, il y avait un fiacre qui stationnait devant la principale entrée de la prison.

Valentine ordonna au cocher de se mettre à la suite du fiacre, puis elle abaissa les stores de sa voiture et attendit.