Maman Léo/Chapitre 37

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 354-369).


XXXVII

La récompense d’Échalot


Maman Léo parlait avec fièvre, et, comme il arrive dans le trouble mental où elle était, elle parlait pour elle-même bien plus que pour le bon garçon qui l’écoutait de toutes ses oreilles, dévorant chaque mot et se cassant la tête à y chercher un sens.

Maman Léo ne se rendait pas compte, de ce fait, qu’elle sous-entendait nombre d’événements dont Échalot n’avait pas la connaissance. Elle était si pleine de son sujet, qu’il lui semblait impossible de n’être pas comprise.

Nous serons bien forcés de dire aux lecteurs brièvement ce que, dans sa préoccupation, maman Léo jugeait inutile d’expliquer.

Elle revenait de la maison de santé du docteur Samuel, où elle avait reconduit Valentine.

Là elle avait revu encore une fois cette étrange parodie de la famille : les Habits-Noirs entourant le lit de la prétendue folle.

Valentine était rentrée à la brune, sous son costume d’emprunt, sans éveiller aucun soupçon apparent ; nul ne s’était aperçu de sa longue absence, excepté Victoire, la femme de chambre, qui était nécessairement complice.

C’était comme dans les contes de fées où les princesses ont des anneaux qui les rendent invisibles.

Maman Léo ne péchait pas par excès de défiance ni de prudence, elle appartenait à un monde où l’on entre volontiers dans le merveilleux, mais ceci dépassait tellement les bornes du vraisemblable que maman Léo se refusait à y croire.

Au salon, tout en rendant compte de sa mission, elle ne put retenir une parole trahissant le doute qui la tourmentait.

Elle se vit aussitôt entourée de sourires bienveillants et approbateurs.

On échangea des regards d’intelligence et le colonel secoua sa tête blêmie en murmurant :

Mme Samayoux n’est pas de celles qu’on peut tromper.

M. de Saint-Louis ajouta :

— Si Dieu mettait sur mon front la couronne de mes pères, sans écarter systématiquement la noblesse et la bourgeoisie, je m’entourerais de gens du peuple.

Le colonel eut sa toux qui faisait mal ; il avait terriblement baissé depuis la veille : quand il ouvrait la bouche, on était obligé de faire un grand silence pour saisir les mots qui venaient littéralement expirer sur ses lèvres.

Mais il avait gardé toute la sérénité de son regard.

— Ne vous inquiétez pas, bonne dame, dit-il en adressant à la veuve un geste d’amicale protection, nous ne jouerons pas à cache-cache avec vous. J’ai bien de l’âge et c’est lourd à porter. La coquetterie que j’aurais, ce serait d’atteindre mes cent ans, et j’y touche. Pour prix d’une si longue vie, bien modeste à la vérité et bien paisible, mais qui n’est pas sans contenir quelques bonnes actions dont le souvenir embellit mes derniers jours, j’ai l’expérience et j’ai aussi la confiance de mes amis… Venez çà, chère madame, car il me fatigue d’élever la voix.

Maman Léo s’approcha et le colonel poursuivit avec une bonté croissante :

— Ce que nous voulions tous, c’était le salut de ce jeune homme, Maurice Pagès, puisqu’à son existence est attachée celle de Valentine, notre chère enfant. Il fallait le convertir à nos projets de fuite. Je connais si bien le cœur humain ! Nous aurions eu beau supplier notre bien-aimée fillette, elle se serait entêtée dans son refus, tandis que la pensée d’une escapade, d’une petite révolte, traversant cette pauvre chère cervelle ébranlée, a suffi pour la rendre complice de nos efforts. Nous n’avons eu qu’à fermer les yeux, elle s’est cachée de nous pour obtenir votre concours, et elle a travaillé pour nous, c’est-à-dire pour elle.

Maman Léo respirait comme si on l’eût soulagé du poids qui écrasait sa poitrine.

Ceci était manifestement la vérité, car tous les regards attendris confirmaient le dire du colonel, et la marquise elle-même murmura en essuyant une larme :

— Le bon ami a de l’esprit plein le cœur !

Désormais maman Léo était aux trois quarts trompée.

Il ne faut pas que le lecteur s’irrite contre la simplicité de cette vaillante femme, qui était en ce moment l’unique champion d’une cause presque perdue.

Les plus habiles auraient fait comme elle, et peut-être moins bien qu’elle, car le jeu de l’homme qui tenait le principal rôle dans cette comédie atteignait à la perfection.

D’autres n’auraient pas gardé le doute qui tourmentait encore la conscience de maman Léo.

La famille quitta le salon pour rentrer dans la chambre de Valentine ; le cercle de Mme la marquise d’Ornans s’établit selon la coutume autour du foyer, et le colonel alla s’asseoir tout seul auprès du lit.

Pendant que Valentine et lui s’entretenaient tous les deux à voix basse, la marquise se chargea d’annoncer officiellement à maman Léo que le grand jour était fixé au lendemain.

— Mieux que personne, chère madame, lui dit-elle, vous savez que la santé de notre Valentine ne sera pas un obstacle ; son expédition d’aujourd’hui, qui nous remplit de joie, en est la preuve. Voici une heure à peine, j’étais aussi ignorante que vous, et votre surprise ne pourra dépasser la mienne : tout est prêt, le providentiel dévouement de notre ami le colonel Bozzo avait pris ses mesures d’avance ; rien ne lui a coûté, et Dieu savait ce qu’il faisait quand il a mis une grande fortune à la disposition de cet admirable cœur. Ce ne sera pas une évasion comme les autres, il n’y aura aucun danger, aucune violence ; l’argent répandu à pleines mains a su aplanir toutes les difficultés. Seulement, nous avons encore besoin de vous, et M. de la Périère va vous expliquer ce que nous attendons de votre affection pour le jeune Maurice Pagès.

M. de la Périère prit alors la parole. C’était un homme discret et sachant exprimer toutes les nuances du langage ; il fit comprendre à la veuve que toutes les personnes présentes étaient assises sur un degré de l’échelle sociale qui n’admettait point certaines relations, et qu’elle seule, Mme Samayoux, était bien placée pour choisir la cheville ouvrière de toute l’opération : c’est-à-dire l’homme qui, pour un prix fait, consentirait à remplacer Maurice dans sa prison.

Nous verrons tout à l’heure le détail de cette partie de l’entreprise qui était, comme tout le reste, admirablement combinée.

— En un mot comme en mille, s’écria M. de Saint-Louis, quand le baron eut achevé, dès qu’il s’agit d’arriver à l’action, dès qu’on cherche le point laborieux, utile et brave d’une entreprise quelconque, il faut toujours s’adresser au peuple.

Maman Léo n’avait pas encore eu le temps de répondre, lorsque le colonel Bozzo, qui était auprès du lit de Valentine, se leva.

— Voilà donc qui est entendu, ma mignonne chérie, dit-il, nous avons fini avec nos petites ruses, et nous marchons désormais d’accord. Il faut cela, croyez-le bien, si nous tardions d’un jour à jouer notre va-tout, je ne répondrais plus de la partie… Viens me donner le bras, Francesca, je vais céder ma place à cette bonne Mme Samayoux pour que notre Valentine lui donne ses dernières instructions. Tout dépend d’elles deux ; je n’y mets point de solennité intempestive, je dis les choses comme elles sont : la vie du lieutenant Maurice Pagès est désormais entre leurs mains.

Il s’éloigna, presque porté par la comtesse Corona, à laquelle vint s’adjoindre M. de la Périère.

Samuel glissa à l’oreille de M. de Saint-Louis :

— Je déchire mon diplôme si cet homme n’est pas à bout, tout à fait à bout. Il n’y a plus d’huile dans la lampe, chacune des minutes qu’il vit encore est un miracle du diable.

Maman Léo s’assit dans le fauteuil que venait de quitter le colonel, au chevet du lit de Valentine.

— Que faut-il faire ? demanda-t-elle.

— Il faut trouver l’homme, répondit Valentine.

— As-tu confiance ? demanda encore la veuve.

La jeune fille frissonna entre ses draps.

— Je ne sais, murmura-t-elle, je n’aurais jamais cru qu’il fût possible de tant souffrir sans mourir.

Il y eut un silence.

La veuve était retombée tout au fond de ses terreurs.

Valentine reprit :

— Il faut trouver l’homme. Choisis bien. Tu es notre vraie mère et je trouve tout simple que tu meures avec nous.

Maman Léo prit sa main, qui pendait hors du lit, et l’appuya contre ses lèvres.

— C’est vrai, murmura-t-elle, je suis ta mère. J’ai prié Dieu, qui m’a exaucée ; ma tendresse pour toi est la même que ma tendresse pour lui… mais, je t’en prie, parle-moi, explique-moi…

Valentine eut un sourire navré.

— Demain, dit-elle, j’attendrai dans la voiture à la porte de la prison, et puis nous ne nous quitterons plus tous les trois. Voilà tout ce que je sais, le reste est dans la main de Dieu… Va-t’en, trouve l’homme, et à demain !

C’était en sortant de cette entrevue que maman Léo était rentrée dans la baraque. L’homme était trouvé, car la dompteuse avait songé à Échalot tout de suite.

Elle arrivait avec le trouble poignant que les dernières paroles de Valentine avaient fait naître en elle. Elle ne s’occupait point de la question de savoir si Échalot accepterait, elle était tout entière au travail impossible de sa pensée qui cherchait une lueur au milieu de cette profonde nuit.

Elle n’avait pas même l’idée de fournir une explication quelconque, elle allait son chemin, fuyant le trouble de ses souvenirs, s’accrochant à toute espérance qui essayait de naître.

— Oui, oui, reprit-elle sans remarquer le désarroi croissant du pauvre garçon qui l’écoutait ; pour armé, il sera armé, j’en réponds, et si l’on se tape, saquédié ! j’en veux deux ou trois pour ma part.

— Si l’on se tape, répéta Échalot, j’en serai, pas vrai, patronne ?

— Non, tu n’en seras pas, répondit la veuve, tu auras autre chose à faire, mais laisse-moi finir. Elle n’a pas voulu de mon argent, et quoique je te remercie tout de même, ces chiffons-là ne serviront à rien. Ça ne m’aurait pas étonnée, car elle en a plus que moi à présent, de l’argent, mais on n’a pas voulu du sien non plus, et cependant ça a dû coûter bien cher pour marchander tant de monde ! M. de la Périère m’a détaillé tout cela : on les a achetés tous, à moitié s’entend, tu vas voir, depuis le concierge jusqu’au porte-clefs, en passant par ceux qu’on pourrait rencontrer par hasard dans les corridors. Ah ! c’est mené grandement, on n’a pas liardé… mais voilà ce qui te regarde : il faut un homme, un homme qui n’est jamais allé devant la justice, car un repris risquerait trop gros, et des hommes pareils, on n’en trouverait pas à l’estaminet de l’Épi-Scié. Te souviens-tu que tu m’avais dit une fois : « J’irai dans le cachot du lieutenant Pagès et pendant qu’il s’échappera je resterai à sa place ! »

— Oui, je m’en souviens, répondit Échalot.

— Nous avions ri, reprit la veuve, moi la première, quoique j’avais envie de pleurer, nous avions bien ri, car tu ne lui ressembles guère, dis donc ? Eh bien ! on avait eu tort de rire, l’enflé, car c’est comme ça que ça se jouera.

— Vrai, madame Léocadie, s’écria Échalot, je serais assez chanceux pour vous témoigner mes sentiments au milieu des périls !

— Non, répondit la veuve, c’est justement ce qu’on va t’expliquer : tu ne courras aucun danger, puisque tu n’es recherché, comme ils disent en justice, pour aucun autre crime ou délit.

Échalot contenait du mieux qu’il pouvait la tendre exaltation qui lui montait au cerveau.

— Ah ! fit-il avec une chaleur très comique et très éloquente, ne me parlez pas comme ça, patronne, si vous voulez m’exciter mon tempérament. C’est le danger qui m’attire ! Quand il est question de vous être agréable, je grille de braver la mort pour vous.

Les souverains ont une façon particulière d’aimer. Sans comparer Échalot au regrettable prince Albert, qui fit si longtemps le bonheur de notre alliée et voisine la reine Victoria, nous pouvons affirmer du moins que ce bon garçon avait quelques-unes des qualités nécessaires à un prince époux.

Maman Léo le regarda avec bonté.

— J’entr’aperçois l’état critique de ton cœur, bonhomme, dit-elle, et je ne m’en trouve pas offensée de ce que tu as eu l’audace d’un pareil amour. Ne tremble pas comme un jocrisse ; c’est un petit bout de conversation particulière que je mélange instantanément ici à notre grande affaire. Bois un coup pour que la joie ne te flanque pas une indisposition au moment d’avoir besoin de toute ta bonne santé.

Elle remplit elle-même avec une gracieuse condescendance le verre d’Échalot, dont toute la personne était à peindre.

Ses pauvres joues avaient pâli, sous le coup de l’indescriptible émotion qui l’écrasait ; ses jambes tremblaient, ses yeux remplis de larmes exprimaient le doute enfantin de ceux à qui on annonce trop brusquement un bonheur impossible.

Maman Léo trinqua et reprit :

— Il ne faut pas pousser trop loin la modestie, qui est plutôt l’apanage particulier de mon sexe ; j’ai distingué ton talent dans la mécanique destinée aux deux frères siamois factices et dans les poils de vache pour la perruque de feu M. Daniel. D’un autre côté, tu as gagné qu’on t’applique le prix Montyon par ta conduite désintéressée envers le jeune Saladin. Ça m’a disposée en ta faveur. N’ayant pas eu la chance, en tuant mon premier sans préméditation, je m’étais confinée dans le veuvage, dont la liberté ne me gênait pas ; mais on n’a plus vingt-cinq ans, pas vrai ? et c’est fini de rire avec les exercices gymnastiques, pouvant occasionner des accidents funestes après le plaisir.

Elle donna ici un soupir à la mémoire de Jean-Paul Samayoux et continua.

— C’est sûr que ton extérieur m’aurait arrêtée à l’âge de faire florès dans la société ; mais actuellement, je m’en bats l’œil, étant déterminée à mener une existence tranquille, soit en province, soit à l’étranger, si on réchappe à la chose de demain.

— Vous disiez qu’il n’y avait pas de péril ? voulut interrompre Échalot.

— En prison, répondit la veuve ; mais ailleurs…

— Alors, je ne veux pas aller en prison ! s’écria Échalot.

— Tu ne veux pas !

Échalot plia les genoux.

— À la bonne heure ! fit la veuve ; je disais donc que je veux me payer un intérieur légitime avec un mari obéissant et des enfants qu’il élèvera plus tard soigneusement par son caractère casanier dans la baraque.

Elle but. Ce tableau évoqué du bonheur conjugal avait mis le comble au transport d’Échalot. Ses mains étaient jointes dévotement et personne n’aurait pu garder son sérieux en voyant l’auréole que l’extase dessinait autour de son front.

— En foi de quoi, je te permets d’y prétendre, acheva maman Léo en reposant son verre vide sur la table, et de me fréquenter consécutivement pour le bon motif.

Mais au moment où Échalot, retrouvant enfin la parole, voulut entonner le Cantique des Cantiques, elle l’interrompit brusquement.

— C’est bon, l’enflé, dit-elle, tu me chanteras ça une autre fois. Tape dans ma main, la chose est dite. Reparlons d’affaires : c’est donc convenu que tu y vas de ta liberté momentanément pour évader Maurice ?

— C’est convenu, patronne, et il ne manque qu’une chose à ma félicité, c’est de ne pas y risquer mes jours.

— Sois calme et comprends bien ton rôle. Il y a dans tout ça, et tu dois bien le voir, des tas de manivelles que je ne comprends pas, mais celle-là du moins est claire et nette. C’est fondé sur la connaissance qu’on a de la fidélité des domestiques du gouvernement. Les Habits-Noirs sont fins comme des singes et ils connaissent toutes ces farces-là sur le bout du doigt. Quand je t’ai dit qu’ils avaient acheté à moitié les employés de la prison, ça signifie qu’il y a deux, trois, quatre, peut-être une demi-douzaine de ces braves-là qui ont consenti à risquer leur place pour une jolie petite position de rentier ; mais ils n’ont voulu risquer que cela, et il a fallu s’arranger de manière à les laisser, quand la besogne sera faite, dans la situation où j’étais après le désagrément de feu Jean-Paul Samayoux. Saisis-tu ?

— Ah ! je crois bien ! s’écria Échalot ; le contentement me débouche et je crois que je vas avoir de l’esprit maintenant : il faut que tous ceux-là puissent être comme vous, patronne : « C’est un malheur, mais il n’y a pas de notre faute. »

— Juste ! fit la dompteuse, et ce sera drôle tout à fait, il n’y aura pas de fenêtre à escalader, ni de muraille à percer, ni de geôlier à étouffer, il n’y aura qu’à entrer avec le permis de M. Perrin-Champein, le fin finaud, qui n’aura pas vu cette fois plus loin que le bout de son nez pointu. Personne ne nous aidera, c’est vrai, mais personne ne nous gênera, pas même le porte-clefs, qui fera les cent pas dans le corridor et qui gagnera un millier d’écus de rente rien qu’à ne pas regarder par le trou de la serrure pendant que tu prendras les habits du lieutenant et qu’il endossera ta toilette toute neuve.

— Soixante mille francs, murmura Échalot, rien que pour ça !

— Hé ! hé ! fit la veuve, c’est au plus juste prix, et d’autres gagneront la même somme pour moins d’ouvrage encore ; il leur suffira de ne pas dire, en te voyant repasser dans les couloirs : « Tiens, tiens, comme le cavalier de Mme veuve Samayoux a maigri et grandi dans l’espace de dix minutes ! »

Échalot se mit à rire bonnement.

— Un quelqu’un, dit-il, fera sa fortune en ne relevant pas mon chapeau que j’aurai sur les yeux, un autre en ne rabaissant pas les collets de ma lévite… À présent que je ne suis plus jaloux du lieutenant, si vous saviez comme ça me fait plaisir de penser qu’il s’échappera entre mes doublures !

La veuve riait aussi et disait :

— Avec de l’argent, c’est certain, on pourrait arriver comme ça jusque dans la chambre à coucher du gouvernement, l’emballer au fond d’un panier et le vendre à la halle, à moins qu’on aimerait mieux le mettre au mont-de-piété.

Ils trinquèrent encore une fois, puis Échalot reprit :

— Voici donc qui est bon, madame Léocadie, je suis au bloc à la place de notre lieutenant. Quand est-ce que j’aurai de vos nouvelles ?

Maman Léo ne répondit pas tout de suite.

Peu à peu un nuage sombre descendit sur son front.

— Garçon, dit-elle enfin, c’est peut-être bien la dernière fois que je rirai. Je ne peux pas te répondre au juste, vois-tu, parce qu’il y a un fossé à sauter qui est bien profond et bien large. On pourrait rester dedans.

— Et moi, commença Échalot d’un ton de révolte, je serais à l’abri !…

— La paix, l’enflé ! dit la veuve, qui se redressa, le bon Dieu est bon et c’est mon premier mot qui est le vrai : il n’y a pas de danger.

Seulement, ajouta-t-elle en se levant, prends cet argent-là.

Elle lui mit entre les mains tout le paquet de billets de banque.

— Demain, de grand matin, continua-t-elle, tu porteras cela chez la personne qui garde ton petit Saladin, ou bien, si tu n’as pas confiance entière dans cette personne, tu feras un trou quelque part et tu y cacheras le magot.

— Mais… voulut objecter le pauvre diable, qui se prit à trembler, qu’y a-t-il donc, patronne ?

— La paix ! interrompit encore maman Léo ; tu me rendras la chose quand je te la redemanderai ; mais écoute bien, bonhomme, si je ne te la redemande pas avant huit jours d’ici, elle est à toi, je te fais mon héritier.

Elle ferma la bouche d’Échalot, qui voulait répondre, en ajoutant d’un ton brusque et impérieux :

— Tu as entendu ma dernière volonté, ma vieille, et j’espère que tu la respecteras. C’est mon testament… Maintenant, je vas me coucher ; à te revoir, demain matin, et bonne nuit !