Maman Léo/Chapitre 39

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 382-390).


XXXIX

Départ pour le bal


Six heures du soir venaient de sonner à l’antique pendule dont le balancier allait et venait en grondant. Il faisait nuit dans la chambre du colonel, éclairée seulement par les lueurs du foyer presque éteint.

Derrière les hautes fenêtres, drapées de rideaux sombres, les arbres du jardin montraient vaguement leur tête blanche de neige.

Au contraire, par la porte entr’ouverte, on voyait une vive clarté dans la chambre voisine, où la comtesse Francesca Corona faisait depuis quelques jours sa demeure, pour être plus à portée de garder les nuits de son aïeul.

Une pimpante soubrette s’agitait, affairée, dans cette dernière pièce, où deux faisceaux de bougies brûlaient à droite et à gauche de la psyché.

Par l’entrebâillement de la porte on pouvait reconnaître le brillant, le pittoresque désordre qui ravage la chambre d’une jolie femme à l’heure décisive de la toilette.

Les meubles gracieux et coquets étaient encombrés par l’étalage des chiffons de toute sorte, colifichets innombrables, pièces nécessaires dans la mesure même de leur superfluité, qui forment, en s’ajustant selon le plus charmant des arts, la panoplie dont se revêt la beauté pour livrer bataille au plaisir.

Il y avait partout de la gaze, du satin, des fleurs, des dentelles ; il y en avait sur les fauteuils, sur le lit, sur les consoles ; l’air était doucement parfumé, car chacun de ces objets mignons a sa bonne odeur comme les roses : les gants, l’éventail, le mouchoir chargé de broderies et jusqu’à ces bijoux de souliers dont l’exiguïté défierait le pied de Cendrillon.

Il s’agissait d’un bal, car le carnet aux contredanses montrait sur la table sa couverture nacrée parmi les écrins ouverts qui éparpillaient en gerbes leurs chatoyantes étincelles.

En s’habituant peu à peu à l’obscurité qui régnait dans l’austère retraite du vieillard, l’œil pouvait mesurer le contraste frappant qui existait entre ces frivoles richesses et la nudité presque complète dont s’entourait le lit sans rideaux, bas sur pieds et rappelant en vérité la couche d’un anachorète.

C’était auprès de cette couche, lit funèbre d’un saint, que Mme la marquise d’Ornans était venue pleurer naguère. Le colonel y était étendu sur le dos, immobile, les bras en croix et cherchant son souffle qui déjà le fuyait.

C’est à peine si on apercevait sa face hâve et dont les tons terreux semblaient absorber la lumière, mais on distinguait très bien, agenouillée au chevet du lit, une jeune femme en déshabillé dont les riches épaules attiraient au contraire toutes les lueurs venant de la chambre voisine.

La jeune femme parlait d’un ton suppliant et baisait tendrement les mains du vieillard en disant :

— Je t’en prie, père, bon père, ne me force pas à te quitter ce soir. Tu sais bien que je n’aime pas le monde ; tu sais bien que j’y suis triste et comme dépaysée. Mme de Tresmes ne doit plus compter sur moi pour son dîner ni pour le bal, puisqu’elle sait que tu es souffrant et que je suis ta garde-malade.

— Entêtée ! fit le malade avec une colère d’enfant.

Il eut une petite quinte de toux creuse et débile, puis il répéta par trois fois :

— Entêtée, entêtée, entêtée !

De guerre lasse, Francesca voulut se lever, mais il la retint.

— Mademoiselle Fanchette, lui dit-il, je n’aime pas les mauvaises raisons, souvenez-vous de cela. Fi ! que c’est mal d’agiter son pauvre papa qui tousse en le contrariant sans cesse !

Soit qu’un peu de force lui revînt, soit qu’il oubliât volontairement ou non de jouer un rôle, sa voix en ce moment n’était pas trop changée.

— Réfléchis, reprit-il en cessant de gronder ; il serait tout à fait impoli de se dégager comme cela à la dernière heure. Et si on allait être treize à table chez Mme de Tresmes à cause de toi !… sans compter que ce cher petit ange de Marie est presque aussi mauvaise langue que sa mère. Ton absence ferait encore jaser.

— Ne parle pas tant, bon père, voulut interrompre la comtesse, tu te fatigues.

— C’est cela ! quand on ne peut répondre à mes arguments, on me fait taire par raison de santé. Allume la veilleuse, je veux te voir quand tu seras habillée et t’admirer, mon cher amour. Qui sait combien de temps je pourrai t’aimer encore sur la terre ? mais je te verrai de là-haut ; j’ai le bonheur de croire à l’immortalité de l’âme, et ceux qui ont bien vécu ne quittent ce triste monde que pour se réfugier dans un autre qui est meilleur.

La comtesse alluma une veilleuse. Aussitôt qu’elle l’eut déposée sur la table de nuit, la figure du moribond sortit de l’ombre défaite et véritablement effrayante à voir.

La comtesse eut beau faire, elle ne put réprimer un douloureux mouvement.

— Tu ne me trouves pas si bonne mine qu’hier ? dit le vieillard avec un accent qu’il n’est point possible de caractériser d’un seul mot.

Nul n’aurait su dire, en effet, s’il y avait là excès de simplesse ou inexplicable moquerie.

— Vous êtes un peu pâle, mon père, répondit Francesca.

— Un peu ?… répéta le colonel, qui eut un rire véritablement sinistre.

Allons, allons, fillette, reprit-il doucement, ne te fais pas d’idées trop noires. Tu ne connais pas le mystère de ma vie, pauvre ange ; tu as peut-être été jusqu’à me soupçonner parfois… Il y a des gens, vois-tu, dont l’héroïsme ressemble à l’infamie. Te souviens-tu de cette histoire américaine que tu me lisais pour m’endormir ; cette histoire d’un pauvre colporteur employé par Washington dans la guerre de l’indépendance, et qui, toute sa vie, se laissa insulter du nom d’espion pour mieux servir la cause de la liberté ?

— Oh ! père, s’écria la comtesse, dont les mains se joignirent, je me suis doutée bien souvent que vous étiez le serviteur, le maître peut-être de quelque grande entreprise politique.

— Assez là-dessus, ma petite Fanchette, interrompit le colonel ; tu me connaîtras mieux quand je ne serai plus là. Pour le moment, il me suffit de te dire que je joue un jeu difficile et dangereux… Vois si j’ai de la confiance en toi, je vais te dire un secret : je ne te renvoie pas aujourd’hui par crainte de mécontenter cette brave Mme de Tresmes ; je te renvoie parce qu’il va se passer ici des choses que tu ne dois pas voir.

— Bon père, dit la comtesse, dont les yeux se mouillèrent, combien je vous remercie ! Ajoutez encore un mot, dites-moi que cette terrible pâleur…

— Eh ! eh ! mignonne, fit le vieillard, qui eut pour un instant son sourire de tous les jours, je ne peux pas t’affirmer que je sois frais comme une rose ; mais enfin, chacun se défend comme il peut n’est-ce pas ? J’ai affaire à des tigres, et voilà près d’un siècle que je les fais danser comme des marionnettes !… Achève de t’habiller, trésor ; je te donne vingt minutes pour passer ta robe et te faire plus belle qu’un astre. Tu reviendras m’embrasser, et cinq minutes après ton départ, je commencerai ma besogne.

Francesca, heureuse, mais toute pensive, déposa un baiser sur son front et courut à sa toilette.

Dès qu’elle eut passé le seuil de sa chambre, la porte située à l’opposé s’entr’ouvrit, et la tête crépue du Marchef montra confusément son profil.

— Pas encore ! dit entre haut et bas le colonel.

La tête du bandit rentra dans l’ombre et la porte se referma.

Il y eut un silence qui fut interrompu seulement par une quinte de toux caverneuse et pleine d’épuisement.

— Je vais décidément soigner ce rhume-là, pensa le vieillard, dont la main tremblante essuya la sueur de son front, mais, en attendant, on peut bien dire qu’il m’aura tiré du pied une fière épine !

Avant même que les vingt minutes fussent écoulées, Francesca rentra éblouissante d’élégance et de beauté.

Le colonel se souleva sur le coude pour la regarder.

— Tu es toute jeune ! murmura-t-il en se parlant à lui-même. Ce n’est pas une chimère, cela : on peut vivre deux fois, et avant de m’en aller, j’accomplirai ce miracle de te faire une autre vie.

La comtesse s’approcha et le baisa tendrement. Elle avait aux lèvres une question qu’elle n’osait pas formuler.

— Tu voudrais bien me demander où commence la vérité, où finit la comédie ? prononça tout bas le colonel ; nous causerons demain, ma fille, va en paix, amuse-toi bien et ne rentre pas avant deux heures du matin. Tu m’entends ? ceci est un ordre.

La comtesse sortit accompagnée par sa femme de chambre, et presque aussitôt après on entendit le bruit de la voiture qui roulait sur le pavé de la cour.

Le colonel frappa ses deux mains l’une contre l’autre.

La porte à laquelle le Marchef s’était montré déjà fut ouverte de nouveau et le colonel lui dit :

— Avance, bonhomme !

Quand le Marchef fut auprès de son lit, le colonel ajouta :

— Il me semble que tu n’es pas ivre, aujourd’hui ?

— Non, répondit Coyatier.

— Quand tu dois travailler, cependant, ton habitude est de boire un coup.

— Oui, répondit encore Coyatier.

— Veux-tu boire ?

— Non.

— À ton aise ! Mets-toi là, tout près de moi, et causons.

Le Marchef s’assit au chevet du lit. Le colonel mit sa tête au bord de l’oreiller. Pendant trois ou quatre minutes, il parla, mais si bas qu’une personne placée au milieu de la chambre n’aurait pu saisir aucune de ses paroles.

Le Marchef écoutait, immobile et froid comme une pierre.

— As-tu compris ? demanda enfin le colonel.

— Oui, répondit Coyatier.

— Pourras-tu suffire à ta besogne ?

— Oui.

— Regarde-moi, ordonna le colonel.

Coyatier obéit. Leurs yeux se choquèrent pendant l’espace d’une seconde, puis Coyatier détourna les siens et répéta comme un homme subjugué :

— Oui ! j’ai dit : oui.

— C’est bien, fit le vieillard, je viens de passer ton examen de conscience et je suis content de toi. Un dernier mot : tu aurais beau avoir tous les trésors du monde, il te resterait une chaîne de fer autour du cou, est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Eh bien, si tu fais ce que j’ai dit, tout ce que je t’ai dit, tu n’auras plus ton carcan, bonhomme ! Non seulement tu seras riche, mais encore tu seras libre.

La poitrine du bandit rendit un grand soupir.

Le colonel lui montra du doigt la chambre de Francesca Corona, qui restait vivement éclairée.

— Va, lui dit-il, et souffle les lumières.

Le Marchef n’était pas ivre, le Marchef n’avait pas bu, et pourtant ce fut en chancelant qu’il traversa la chambre.

Il entra dans celle de la comtesse et repoussa la porte.