Maman Léo/Chapitre 26

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 241-254).


XXVI

Le prisonnier


Il y avait déjà plus de deux semaines que Maurice Pagès avait quitté la Conciergerie pour être transféré à la Force.

On l’avait laissé au secret pendant les trois premiers jours seulement, puis l’instruction ayant atteint, grâce à la haute opinion que M. Perrin-Champein avait de lui-même, sa complète maturité, l’ordre était venu de rendre Maurice à la vie commune des prisons.

Maurice excitait parmi ses compagnons de peine une très grande curiosité, d’autant plus qu’il restait séparé d’eux, habitant toujours le quartier des hommes au secret, et soumis à la plupart des précautions spéciales qu’on prend vis-à-vis de ces derniers pour éviter toute tentative d’évasion.

Parmi les captifs de la Force, l’opinion la plus accréditée était que l’ex-lieutenant avait « buté contre un carq, » c’est-à-dire que, tombé de manière ou d’autre dans un piège habilement tendu, il payait la loi pour quelque malfaiteur de la haute.

La police suivrait moins souvent une fausse piste, la justice commettrait moins d’erreurs si elles pouvaient à leur aise prendre langue au fond des sombres promenoirs où les reclus viennent boire chaque jour quelques gorgées d’air libre.

Il se tient là une bourse d’informations qui trouve parfois le mot des plus difficiles énigmes et résout en se jouant des problèmes inextricables.

Aussi Canler, Peuchet et la plupart de ceux qui ont écrit sur la police secrète autre chose que d’idiotes déclamations appuient-ils sur le rôle du mouton ou prisonnier acheté dans les bureaux.

Les rapports du mouton seraient, à leur sens, la meilleure certitude si ce misérable, damné deux fois par son crime d’abord et ensuite par sa trahison, pouvait inspirer une ombre de confiance.

À la Force, on aurait lu avec passion le travail du malheureux Remy d’Arx, repoussé à l’unanimité par les dédains de l’administration et de la magistrature. Peut-être se trouvait-il à la Force quelqu’un qui aurait pu écrire un nom sur chaque masque d’Habit-Noir désigné dans ce travail.

La Force étant plongée bien plus bas encore que la foire dans les profondeurs de la vie parisienne, on y savait mieux la mythologie du brigandage, on y connaissait de plus près les demi-dieux du meurtre et du vol.

Le nom des Habits-Noirs avait été prononcé plus d’une fois à la Force à propos du lieutenant Maurice Pagès.

Mais l’innocence probable de ce dernier, loin de faire naître la sympathie, le plaçait en dehors de la ligue du mal. On guettait l’heure de son procès avec une malveillante impatience.

C’est fête pour les bandits quand une erreur judiciaire se prépare. Chaque faux pas de la justice est un témoignage à leur décharge.

La cellule de Maurice était située au troisième étage de l’ancien hôtel de Brienne et faisait partie des aménagements pratiqués à la fin du règne de Louis XVI pour transformer la noble demeure en prison. Le plan extérieur de la chambre qu’il occupait aurait présenté une surface convenable, mais l’épaisseur des murs en pierre de taille la rendait tout à fait exiguë.

Elle prenait jour au moyen d’une fenêtre étroite, profonde et défendue par un double système de barreaux en fer forgé sur une cour intérieure ayant fait partie autrefois des jardins de Caumont, et où restaient quelques grands arbres, tristes comme des prisonniers.

On apercevait leur cime de la rue Culture-Sainte-Catherine, et ceux qui ne savaient point dans quelle terre maudite ces vieux troncs étaient plantés songeaient peut-être avec envie à ces heureux voisins, jouissant de feuillées si vertes et de si frais gazons.

Juste en face de la fenêtre, qui ressemblait à une meurtrière élargie, s’élevait le grand mur, bâti récemment pour prévenir le retour des évasions dont nous avons parlé.

Mais il faut ajouter bien vite que ces évasions n’avaient pas eu lieu à l’étage habité par Maurice et qui contenait une douzaine de cellules à l’épreuve, destinées aux criminels de la plus dangereuse catégorie.

Le porte-clés pouvait donc faire les cent pas dans le corridor en toute sécurité. Quand même Maurice aurait eu des ailes au lieu de ses pauvres mains chargées de menottes, il n’y aurait eu pour lui nul espoir de passer à travers les barreaux de sa terrible cage.

Il était assis auprès de sa couchette sur une chaise de paille, seul meuble qui fût dans la cellule, et ses mains liées reposaient sur ses genoux.

Il portait le costume des prisonniers, dont l’aspect suffit à serrer le cœur.

Le jour, qui arrivait plus blanc, après avoir frappé les toits couverts de neige, éclairait à revers sa tête rasée et la pâleur mate de son front.

Nous le vîmes une fois, joyeux jeune homme, soldat rieur, mais tout ému par les espérances qui lui emplissaient l’âme ; nous le vîmes une fois, attendri et gai tout en même temps, faire honneur avec le vaillant appétit de son âge au pauvre mais cordial souper que maman Léo lui offrait avec une si enthousiaste allégresse.

Ce soir-là il apprit que Fleurette l’aimait toujours ; il entendit prononcer pour la première fois le nom de Remy d’Arx ; il pressentit la première atteinte de la fatalité qui pesait déjà sur lui.

C’était à cette soirée que sans cesse il pensait dans la solitude de sa prison.

Sa vie entière était résumée pour lui par ces quelques heures qui lui semblaient radieuses et terribles.

Tout de suite après, la mort d’un inconnu commençait le drame en quelque sorte surnaturel qui l’avait enveloppé comme un suaire de plomb et contre lequel il n’y avait pas de résistance possible.

Son souvenir allait obstinément vers cette cabine de saltimbanque, encombrée d’objets misérables et ridicules, où il mettait, lui, tant de pure, tant d’adorable poésie.

Tout le roman bizarre, mais heureux, de sa jeunesse était là. Est-ce qu’il n’y avait pas le sourire enchanté de Fleurette pour jeter à pleines mains le prestige sur le côté bas et comique de la baraque ?

Maurice revoyait dans un éblouissement l’humble théâtre de ses joies.

C’était là encore, c’était là qu’après la longue absence il avait retrouvé l’espoir et le bonheur.

En ce monde, Maurice n’avait pour l’aimer bien que deux cœurs : Valentine et Léocadie.

Certes, Mlle de Villanove et la dompteuse étaient placées dans des situations fort différentes, mais au temps où Maurice les avait connues, maman Léo était la protectrice et la patronne de celle qu’on nommait maintenant Mlle de Villanove.

Elles étaient en outre réunies par leur tendresse commune pour lui.

En dehors d’elles, Maurice n’avait ni attache ni espoir ; non pas qu’il fût indifférent ou ingrat envers sa propre famille, composée de bonnes gens qui l’avaient bien traité dans son enfance, mais sa famille, représentée surtout par le brave père Pagès, l’avait retranché une première fois déjà deux ans auparavant, comme une branche gourmande.

Maurice, en son cœur, ne blâmait point cela ; il savait bien qu’un homme de médiocre aisance et chargé d’enfants comme l’était son père ne doit jamais jouer avec la sécurité de sa maison.

Pendant sa brillante campagne d’Afrique, on lui avait presque pardonné, mais, depuis son malheur, il n’avait reçu qu’une dépêche brève et froide.

Ce n’était pas, à la vérité, une malédiction ; mais la dépêche se terminait par cette phrase, résumé des sagesses provinciales : « Ceux qui méprisent les conseils de l’expérience et secouent l’autorité paternelle finissent toujours malheureusement. »

À Dieu ne plaise qu’il y ait en nous amertume ou sarcasme au sujet de cette phrase qui est, en somme, l’expression bourgeoise d’une vérité fondamentale !

Mais le vieux La Fontaine nous montre en riant ce que vaut la sagesse venant hors de propos, et mieux vaudrait peut-être la folie.

Je préfère ceux qui, loin d’accepter ainsi l’accomplissement de leur banale prédiction, se redressent incrédules, devant la honte, ceux qui s’écrient, en dépit de toute apparence et même de tout bon sens : « Non ! mon fils n’est pas coupable ! »

C’est la famille, cela, c’est la vraie famille. La famille n’existe qu’à la condition de garder cette foi robuste et ces splendides aveuglements.

Maurice, depuis sa seconde arrestation, n’avait pas passé un seul jour sans attendre la visite de maman Léo.

Celle-là ne regorgeait point de sagesse, mais Maurice savait quel dévouement sans borne était au fond de ce brave cœur.

À mesure que le temps passait, son étonnement de ne la point voir grandissait, et pourtant il ne songeait point à l’accuser d’oubli.

Il n’attendait plus d’autre visite que la sienne, parce que l’employé qui avait ouvert une fois la porte de sa prison à Valentine avait été congédié.

Quand il vit entrer la dompteuse, et d’abord il ne vit qu’elle, sa première parole fut celle-ci :

— Pauvre maman ! je parie que vous avez été malade ?

La veuve vint à lui impétueusement et les bras ouverts ; il ne put répondre à ce geste à cause des liens qui retenaient ses poignets.

La veuve le serra contre son cœur en pleurant et en balbutiant.

— Maurice ! mon chéri de Maurice ! comme te voilà changé ! comme tu as dû souffrir !

Elle avait oublié Valentine, que sa large carrure cachait aux yeux du prisonnier.

— Je ne souffrirai pas bien longtemps désormais, reprit celui-ci ; embrassez-moi encore, maman Léo, et puis nous parlerons d’elle, n’est-ce pas ? j’ai grand besoin de parler d’elle.

— Mais elle est là, dit la bonne femme à voix basse ; elle est avec moi.

Maurice la repoussa d’un mouvement si brusque qu’elle faillit tomber à la renverse, malgré sa vigueur.

— Saquédié ! dit-elle toute contente, tu as encore de la force, mon cadet !

Maurice s’était levé à demi ; ses yeux se fixaient sur Valentine, qui était debout et immobile au milieu de la chambre.

Son premier regard hésita à la reconnaître sous le déguisement qu’elle avait pris.

Quand il la reconnut, deux larmes roulèrent le long de ses joues, et il retomba sur son siège, répétant presque les paroles mêmes de la dompteuse :

— Vous avez coupé vos cheveux ! vos beaux cheveux que j’aimais tant !

Le porte-clefs passait en ce moment devant le seuil.

— Bonjour, cousin, dit Valentine à haute voix ; est-ce vrai qu’on ne vous laisse pas fumer votre cigarette ? Voilà ce qui doit être dur.

Elle s’approcha et baisa Maurice au front.

— Chère ! chère Valentine ! murmura celui-ci. J’aurais été trop heureux. Est-ce que c’était possible d’avoir sur la terre un bonheur pareil !

Le porte-clefs en repassant jeta un regard à l’intérieur de la cellule.

Il vit maman Léo assise sur le pied du grabat, les jambes ballantes, le prisonnier toujours à la même place et le jeune garçon debout auprès de lui.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, dit la dompteuse, et ce n’est pas pour nous amuser que nous sommes ici.

— Laissez-moi parler, maman, interrompit Valentine, je veux tout expliquer moi-même à Maurice.

— Alors, viens t’asseoir auprès de moi, fillette, car tes jambes flageolent.

Valentine avait, en effet, chancelé.

— Non, fit-elle, je veux rester là, je veux m’asseoir sur les genoux de mon mari.

Elle écarta elle-même les mains de Maurice, qui la regardait en extase, et s’assit, plus légère qu’une enfant, à la place qu’elle avait indiquée.

— Malgré tout, pensait la dompteuse, elle a un petit coup de mailloche, c’est bien sûr !

— Nous n’avons pas de temps à perdre, répéta Mlle de Villanove avec une singulière tranquillité ; il faut que tout soit expliqué, que tout soit convenu en quelques minutes, car les choses vont marcher très vite, et nous ne nous reverrons peut-être plus avant le grand jour.

— Quel grand jour ? demanda Maurice, qui avait échangé un regard avec la dompteuse.

Valentine sourit doucement.

— Cela nous retarderait, dit-elle, si vous vous mettiez en tête que je suis folle. Parmi les choses que je vais vous dire, il y en aura qui vous sembleront bizarres, mais j’ai toute ma raison, je vous l’affirme, et je suivrai ma route avec courage parce que je l’ai choisie avec réflexion.

Elle se tenait droite, et il y avait de l’orgueil dans le geste qui appuyait sa main charmante sur l’épaule de son fiancé.

— Vous êtes mon mari, Maurice, reprit-elle, et je suis votre femme par le fait de notre mutuelle volonté. Que nous devions vivre ou mourir, mon vœu est que cette union soit bénie par un prêtre, afin qu’il n’y ait qu’un seul nom sur la tombe où nous dormirons tous deux.

— Mais ce n’est pas tout cela… voulut interrompre la dompteuse.

— Laissez ! ordonna Valentine.

Et Maurice, qui baignait ses yeux dans le regard de la jeune fille, répéta :

— Laissez ! oh ! si fait, c’est bien cela !

Valentine pencha ses lèvres jusque sur le front du prisonnier pour murmurer :

— Nous ne pouvons avoir à nous deux qu’une volonté. Je ne vous redemande pas le poison que je vous ai donné, Maurice, mais j’ai changé d’avis et je ne veux plus m’en servir.

La prunelle du jeune homme exprima une inquiétude.

Mlle de Villanove sourit encore et ajouta :

— J’ai votre promesse, vous ne vous en servirez pas tout seul.

— Cependant… commença Maurice.

On entendait à peine les pas du porte-clefs qui se promenait à l’autre bout du corridor.

Le doigt de Valentine se posa sur la bouche de son fiancé, mais ce ne fut pas elle qui parla, car maman Léo était en colère.

— Saquédié ! s’écria-t-elle, il s’agit de préparer une évasion et je croyais que la petite avait au moins quelques limes et un ciseau à froid pour travailler ces doubles barreaux qui ne paraissent pas faciles à remuer. Est-ce que vous croyez qu’on s’en va de la Force en disant au gouvernement : Pardon excuse, j’ai besoin d’aller à la chapelle pour mon petit conjungo ? J’ai déjà vendu mes rentes, moi, et j’ai un bon garçon, incapable d’inventer la vapeur, mais solide au poste comme le chien de Montargis, qui court la ville pour nous embaucher des hommes. Après quoi, il tentera de se ménager des intelligences ici dans l’intérieur de l’établissement… Mais vous ne m’écoutez pas, dites donc !

Maurice et Valentine se regardaient.

— Il se peut que nous ayons besoin de vos hommes, bonne Léo, dit la jeune fille ; il se peut que nous ayons aussi besoin de votre argent, et pourtant je crois être très riche. Dans une heure, désormais, nous serons fixés à cet égard. Ne m’interrompez plus et laissez-moi expliquer à Maurice ce qu’il a besoin de comprendre, car, dans notre situation, il est des choses que je ne saurais éclairer complètement et qui doivent être laissées à la grâce de Dieu comme le sort des malheureux menacés par un naufrage.

Elle se recueillit un instant. Quand elle parla de nouveau, ses beaux yeux brillaient d’une sérénité angélique.

— Aux yeux de la sagesse humaine, dit-elle, nous sommes si bien perdus que par deux fois nous avons cherché notre refuge dans la mort.

Au-delà de la mort, dans l’éternité à laquelle je crois plus fermement depuis que je souffre, le châtiment de ceux qui s’aimaient ardemment sur la terre et qui l’ont quittée par un crime doit être la séparation. Oh ! ne m’objectez rien, le doute ne m’arrêterait pas ; il suffit que la justice de Dieu puisse exister pour que ma résolution soit inébranlable. Je ne veux pas être séparée de Maurice ; je veux que notre serment juré ici-bas s’accomplisse dans le ciel, et, pour cela, je ne demande pas à mon fiancé de subir le supplice d’infamie, je ne lui demande pas d’attendre l’échafaud, mais je lui dis : « Ami, nous étions déterminés à mourir ; je vous apporte une espérance qui est peut-être chimérique, et je vous supplie, pour l’amour de moi, de ne point faire subir à cette espérance l’examen de raison. Elle est ce qu’elle est, extravagante ou sensée, que vous importe, en définitive, puisqu’hier encore notre dernière ressource était le partage d’une liqueur mortelle ? »

— Ah çà ! ah çà ! murmura la veuve, qui s’agitait sur le pied du lit, je ne rêve pas, car je viens de me pincer jusqu’au sang. Est-ce qu’on parle allemand ou grec ? Je veux être pendue si je comprends un mot de ce que vous nous chantez là, ma bergère !

— Et toi ? fit Valentine en se penchant à l’oreille du prisonnier.

— Moi, je veux tout ce que tu veux, répondit Maurice, mais je ne comprends pas non plus.

Valentine continua, cherchant ses paroles, et avec une sorte de timidité :

— Ne me forcez pas à penser que mon effort ne tend qu’à me tromper moi-même ; je n’ai pas beaucoup d’espoir, c’est vrai, car je suis obligée de m’appuyer sur quelque chose de terrible. Mais dussions-nous succomber, Maurice, ne vaudrait-il pas mieux mourir en combattant ? et ne préférerais-tu pas, toi si brave, le martyre au suicide ?

— Si fait ! répondit vivement le prisonnier dont les yeux brillèrent.

Maman Léo, en même temps, frappa ses deux mains l’une contre l’autre et s’écria :

— C’est l’affaire du Coyatier, alors ? Voilà que je comprends à demi ! Eh bien ! Saquédié ! je n’aime pas plus le martyre que le poison, et à moins qu’on ne me lie les pieds et les pattes, je ne vous laisserai pas vous jeter dans la gueule du loup, c’est moi qui vous le dis !