Maman Léo/Chapitre 27

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 254-267).


XXVII

La maison de Remy d’Arx


Le gardien s’arrêta devant la porte, en dehors, et dit fort poliment :

— Les vingt minutes sont mangées, il faudrait penser à s’en aller.

— Déjà ! firent à la fois Valentine et Maurice.

— Votre montre avance, l’homme, répondit la dompteuse, qui avait repris son air déterminé. Encore une petite seconde, s’il vous plaît, on est en train de prêcher le jeune homme pour qu’il se fasse une raison dans son infortune.

Le porte-clefs ayant accordé deux minutes de grâce, la dompteuse reprit tout bas en s’adressant à Valentine :

— Fillette, tu me fais l’effet comme si tu jouais avec le feu de l’enfer. Le diable et ces gens-là, vois-tu, c’est la même chose !

— Maurice n’a pas peur d’eux, murmura Valentine.

— Lui ! mon lieutenant avoir peur ! s’écria maman Léo. S’il les tenait en Algérie, au champ d’honneur, il les avalerait comme de la soupe ! Ce n’est pas pour vous faire reculer que je parle, non, c’est bien la vérité que Fleurette a dite tout à l’heure : « Nous sommes tous ici comme au milieu d’un naufrage. » Quoi donc ! quand la perdition est là tout à l’entour et qu’on ne sait plus à quel saint se vouer, il faut bien donner quelque chose au hasard et même au diable, seulement j’ai mon idée : pendant que le Coyatier travaillera, je n’aurai pas mes mains dans mes poches.

— Prenez garde, bonne Léo, fit Mlle de Villanove, la moindre marque de défiance anéantirait notre dernière chance de salut.

Elle s’était levée, et son geste imposa silence à la dompteuse, qui allait parler encore.

— Sur cette dernière chance, dit-elle, j’ai mis tout mon avenir, tout mon bonheur, tout mon cœur. Mes jours et mes nuits n’ont qu’une seule pensée, je travaille, je prie, et il me semble parfois que je réussirai, moi, pauvre fille, à tromper l’astuce de ces démons… Êtes-vous bien décidé, Maurice ?

— Qu’ai-je à perdre ? demanda le jeune prisonnier en souriant.

— Alors, tenez-vous prêt à toute heure. Il ne s’agit ni de liens brisés ni de barreaux attaqués avec la lime, suivez seulement celui ou celle qui viendra et qui vous dira : Il fait jour.

— Leur mot d’ordre ! balbutia la veuve en pâlissant.

— Je vois que nous n’y allons pas par quatre chemins, dit Maurice avec une sorte de gaieté désespérée.

— Quand on prononcera ce mot à votre oreille, reprit Valentine, je serai là, bien près, et s’il y a péril, je le partagerai.

— Si c’est comme ça que tu le consoles… commença maman Léo.

— Un mot encore, interrompit Valentine ; pour se marier, il faut avoir un nom, et je n’en ai pas. Celui que je porte n’est pas à moi, j’en suis sûre.

— Saquédié ! saquédié ! s’écria la veuve, voilà ce qui me donne la chair de poule, c’est l’idée qu’on va perdre du temps à faire ce mariage, au lieu de filer au grand galop sur n’importe quelle route. Ces noces-là, moi, je les enverrais je sais bien où, et quant à l’histoire d’avoir ou de ne pas avoir un nom, dame ! quand il s’agit de la vie…

Les lèvres de Valentine touchaient en ce moment le front de Maurice.

— Je suis Mlle d’Arx, murmura-t-elle d’une voix si basse qu’on eut peine à l’entendre ; j’ai à venger mon père, j’ai à venger mon frère. Ils me croient folle, ils ont raison peut-être, car j’ai pris, moi, pauvre fille, un fardeau qui écraserait les épaules d’un homme. Ce n’est pas à une fuite que je vais, c’est à une bataille. Mon mari doit le souffle de sa poitrine à mon frère Remy d’Arx, mon mari doit être de moitié dans ma vengeance, et c’est pour cela que je risque sa vie avec la mienne. J’aurai mon nom pour avoir mon mari, et ne craignez pas un trop grand retard : avant une demi-heure, je saurai comment je m’appelle et je pourrai prouver la légitimité de ma vengeance.

Elle s’était redressée si belle et si fière que maman Léo et Maurice la regardaient avec admiration. Il leur semblait à tous deux qu’ils ne l’avaient jamais vue.

Mais tout à coup sa physionomie changea, parce que le gardien reparaissait à la porte.

Elle secoua rondement la main du prisonnier en disant tout bas :

— Bonsoir, cousin, à vous revoir ! je sais bien qui est-ce qui ne fera pas tort aux provisions de la maman ce matin. De vous trouver comme ça dans la peine, ça m’a ôté l’appétit pour toute la journée. Venez, la mère !

Et elle poussa dehors maman Léo tout étourdie, mais sur le seuil elle se retourna.

Sa main toucha sa poitrine et ses lèvres, comme si elle eût envoyé à Maurice tout son cœur dans un dernier baiser.

Le fiacre attendait devant la porte de la prison. D’un regard rapide, Valentine interrogea les deux côtés de la rue et ne vit rien de suspect.

Elle monta la première.

Maman Léo dit au cocher en haussant les épaules :

— Voilà pourtant les gamins d’aujourd’hui !

Elle ajouta tout haut en montant à son tour :

— Que tu mériterais bien une taloche pour te comporter avec l’impolitesse de laisser une dame en arrière !

— Et la taloche vaudrait de l’argent au marché des gifles, pensa le cocher, qui avait déjà mesuré plusieurs fois avec admiration l’envergure de maman Léo.

— Vous avez raison, murmura Valentine, qui tendit la main à sa compagne ; j’ai oublié un instant mon rôle, mais il est bien près de finir, et je ne le reprendrai plus.

Elle abaissa la glace qui fermait le devant de la voiture pour dire au cocher :

— Rue du Mail, no 3, et brûlez le pavé, vous aurez un bon pourboire.

— Alors c’est toi qui commandes la manœuvre ? fit la veuve.

— Oui, répondit Mlle de Villanove.

Ce fut tout. Deux ou trois fois pendant la route, maman Léo essaya de renouer l’entretien, mais Valentine resta silencieuse et absorbée.

Quand la voiture s’arrêta à l’entrée de la rue du Mail, devant la maison no 3, Valentine sembla s’éveiller d’un sommeil.

— Tu connais quelqu’un ici, fillette ? demanda la dompteuse.

Elle s’interrompit pour ajouter :

— Mais qu’as-tu donc ? te voilà plus pâle qu’une morte !

Valentine répondit :

— Je ne suis jamais venue qu’une fois dans cette maison. J’y connaissais quelqu’un… quelqu’un de bien cher !

Elle se leva en même temps pour descendre. Maman Léo demanda encore :

— Faut-il rester ou te suivre ? As-tu besoin de moi ?

— Je suis bien faible, répliqua Valentine, ne m’abandonnez pas.

La veuve sauta la première sur le trottoir et reçut dans ses bras la jeune fille, qui pouvait à peine se soutenir.

Elles entrèrent toutes deux sous la voûte, où le concierge était en train de fendre du bois pour son poêle.

— Demandez-lui, prononça tout bas Valentine, s’il y a quelqu’un chez M. Remy d’Arx.

Ce mot valait toute une longue explication.

— Bon ! bon ! dit la dompteuse, je ne m’étonne plus alors si tu trembles la fièvre, mais tu peux te vanter de m’avoir fait peur !

Elle adressa au concierge la question que Valentine lui avait dictée. Le bonhomme, qui était courbé sur son ouvrage, se releva et les regarda avec mauvaise humeur :

— Là où demeure maintenant M. d’Arx, répondit-il brutalement, il n’y a où mettre personne avec lui.

— Et son domestique ? murmura Valentine, Germain ?…

— Monsieur Germain, rectifia le portier, c’est différent ; son domestique vient de remonter… j’entends le domestique de M. Germain, et je pense bien qu’il doit être levé à cette heure ; j’entends M. Germain. Il lui vient assez de visites, au brave monsieur, depuis l’histoire, mais il n’en est pas plus fier pour ça. Montez au premier et ne sonnez pas trop fort, parce qu’il n’aime pas le bruit.

Valentine et maman Léo montèrent. À leur coup de sonnette discret, un valet de bonne apparence, sans livrée, mais portant le grand deuil, vint ouvrir.

Elles n’eurent même pas besoin de parler. Aussitôt que le valet les eut aperçues, il s’écria :

— Entrez, entrez, ma bonne dame, et vous aussi, jeune homme, vous êtes en retard. Voici plus d’une heure que monsieur vous attend.

— Nous sommes bien ici chez M. Germain ? dit Valentine, qui crut à une méprise.

— Vous êtes chez M. Remy d’Arx, répartit le valet, non sans emphase, mais c’est bien M. Germain qui vous attend.

Valentine et maman Léo entrèrent. Certaines maisons de la rue du Mail sont construites selon un assez grand style, et il y a telle d’entre elles qui ne déparerait point le faubourg Saint-Germain.

Après avoir traversé une salle à manger et un salon hauts d’étage, tous les deux vastes et meublés avec un goût sévère, mais où il régnait je ne sais quel arrière-goût de tristesse et d’abandon, la dompteuse et sa jeune compagne furent introduites dans le cabinet de travail de Remy d’Arx.

Le valet avait dit en les précédant :

M. Germain, c’est la bonne dame et son petit.

Le cabinet était une pièce de la même taille que le salon et dont les deux hautes fenêtres donnaient sur une cour plantée d’arbres. Le bureau, les sièges et la bibliothèque régnante étaient en bois d’ébène, dont le poli austère ressortait sur le sombre velours des tentures.

Il y avait auprès du bureau, dans le fauteuil où sans doute Remy d’Arx avait coutume de s’asseoir autrefois, un homme à cheveux blancs qui portait la grande livrée de deuil.

Cet homme, dont la figure était triste et respectable, repoussa des papiers qu’il était en train de consulter et regarda les nouvelles venues.

Nous nous exprimons ainsi, parce que, paraîtrait-il, le sexe de Valentine n’était pas un mystère pour lui. En effet, il se leva et dit avec une sorte de pieuse émotion :

— Mademoiselle d’Arx, M. Remy, votre frère, mon maître bien-aimé, m’a laissé l’ordre de commander ici jusqu’à votre venue, afin de vous recevoir dans votre maison et de vous mettre en possession de ce qui vous appartient.

Maman Léo ouvrait de grands yeux. Les événements pour elle prenaient une allure féerique.

Son imagination était si violemment frappée que désormais aucune surprise ne pouvait lui arriver exempte d’inquiétude. Elle voyait partout la menace mystérieuse, et il semblait que le souffle des Habits-Noirs empoisonnât l’air même qu’elle respirait.

Elle n’avait rien perdu de sa bravoure, en ce sens qu’elle était prête à affronter n’importe quel danger, mais sa bravoure ne paraissait plus au dehors.

Elle se tenait en arrière de Valentine et regardait avec une sorte de terreur superstitieuse cette chambre où était mort un soldat de la loi que la loi n’avait pas su défendre.

Valentine, au contraire, était calme, en apparence du moins.

Elle répondit au vieux Germain par un simple signe de tête, puis elle marcha droit à un portrait posé sur chevalet entre les deux fenêtres et que le jour frappait à revers.

Elle retourna le chevalet en silence pour mettre le portrait en lumière.

La mélancolique et belle figure de Remy sembla sortir de la toile.

Valentine le contempla longuement pendant que maman Léo et Germain se taisaient tous les deux. On put voir ses mains tremblantes se chercher et se joindre ; sa paupière battit comme pour refouler des larmes.

Elle ne pleura point.

— Pourquoi m’avez-vous appelée Mlle d’Arx ? demanda-t-elle en revenant vers le bureau.

Parmi la douleur profonde qui couvrait les traits de Germain, il y eut comme un sourire.

— Parce que je vous attendais, répondit-il ; il y a bien longtemps que je vous attends, et ce matin encore votre visite m’a été annoncée. Je vous ai reconnue tout de suite ; il m’a semblé voir monsieur Remy à l’âge de quinze ans. Il était le vivant portrait de sa mère, de votre mère aussi, mademoiselle, et je suis sûr qu’avec les habits de votre sexe vous ressembleriez trait pour trait à feu notre bonne dame.

Il avança le propre fauteuil de Remy, et son geste respectueux invita Valentine à s’asseoir.

Valentine prit le siège et dit :

— Faites comme moi, bonne Léo, nous resterons longtemps ici.

Germain, qui tout à l’heure encore était le maître de cette maison, où il remplaçait avec une véritable dignité le jeune magistrat décédé, avait repris, sans affectation ni regret, l’attitude qui convient à un domestique, et il se fût offensé peut-être si Valentine l’eût traité autrement qu’un serviteur.

— Il y a eu, le mois passé, quarante-trois ans, fit-il, que j’entrai dans la maison de M. Mathieu d’Arx. C’était alors un tout jeune homme, il achevait ses études et me demandait parfois conseil. Quand il se maria, il me garda, et la jeune dame, qui était belle comme les anges, m’aima comme son mari m’aimait. Je les servais de mon mieux ; il n’y a rien au monde que je n’eusse fait pour eux. Il y eut une grande joie quand l’enfant vint : monsieur Remy. Après le père et la mère, ce fut moi qui l’embrassai le premier. Ils sont morts maintenant tous, le père, la mère et l’enfant ; vous êtes la seule en vie, mademoiselle d’Arx ; vous êtes la seule aussi qui ne me deviez rien ; mais j’espère que vous me garderez pour l’amour de ceux qui ne sont plus.

Valentine lui tendit sa main, qu’il baisa.

— Merci ! fit-il. Je n’aurais pas été content de rester ici seulement parce que monsieur Remy vous le demande dans son testament.

— Mon frère a fait un testament ? murmura Valentine.

— Il n’a pas pu en écrire bien long, répliqua Germain, et sa pauvre main, qui courait si vite autrefois sur le papier, a eu de la peine à tracer quelques lignes. Je vous les donnerai, ces lignes, elles sont à vous comme tout le reste ; mais il y a un autre testament qui n’est pas écrit ; ce sont toutes les paroles tombées de ses lèvres, et qui, toutes, depuis la première jusqu’à la dernière, étaient prononcées pour vous.

— Saquédié ! fit la dompteuse, qui atteignit son vaste mouchoir, tu te retiens pour ne pas pleurer, fillette, mais moi, j’ai beau faire, ne te fâche pas, ça va partir.

Germain la regarda, étonné de cette familiarité.

— J’ai vu M. Bouffé, une fois, au Gymnase, reprit la dompteuse, qui avait les larmes plein les yeux, dans un rôle de valet fidèle, même qu’on lui donna le prix Montyon au troisième acte, mais il n’était pas de moitié si bien que vous. Dévidez votre rouleau, vénérable Germain, je ne suis pas du grand monde, moi, et la fillette me prend pour ce que je vaux.

D’une main elle s’essuya les yeux, de l’autre elle secoua celle du vieil homme en ajoutant :

— Voilà qui est fini, vous pouvez marcher.

— Monsieur Remy, prononça Germain à voix basse, n’a pas eu la force de m’en dire bien long, mais il m’a parlé d’une bonne dame, montreuse d’animaux, je crois, à qui Mlle d’Arx doit beaucoup de reconnaissance.

— C’est moi, la montreuse, brave homme ; mais la fillette ne me doit rien de rien. Roulez votre bosse, voulez-vous ? car nous ne sommes pas ici pour flâner.

— Il y a, continua Germain, bien des choses que je ne comprends pas. M. Remy m’avait défendu de faire aucune démarche, pour vous joindre, avant un mois écoulé, mais il avait ajouté : « Elle viendra d’elle-même ; je suis sûr qu’elle viendra. »

J’attendais. Ce matin on m’a annoncé un commissionnaire qui demandait Mlle d’Arx.

Je l’ai fait introduire auprès de moi, il m’a dit que vous deviez venir et m’a dépeint le costume sous lequel vous vous présenteriez : Il ne m’a pas dit pourquoi vous portiez ce costume.

Maman Léo et Valentine échangèrent un regard.

— Il avait, continua le vieux valet, un besoin pressant de vous parler. Il est sorti en disant : « Priez Mlle d’Arx de m’attendre, car je reviendrai. »

Valentine demanda :

— Comment était fait ce commissionnaire ?

En quelques paroles, Germain dessina un portrait si frappant de ressemblance qu’on ne le laissa pas achever ; la dompteuse et Valentine prononcèrent en même temps le nom de Coyatier.

— Méfiance ! murmura maman Léo, dont les sourcils étaient froncés.

— Je n’en suis plus à la méfiance, répliqua Valentine avec son sourire triste, mais vaillant ; si vous aviez eu peur, maman, quand vous entriez dans la cage de vos bêtes féroces, vous auriez été perdue.

— C’est vrai, murmura la veuve ; mais c’est chanceux.

— Ce que je désire savoir, reprit la jeune fille, c’est ce qui regarde mon frère ; parlez, Germain, et soyez bref car j’ai peu de temps pour vous entendre.