Maman Léo/Chapitre 25

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 231-240).


XXV

La Force


Le père Lheureux s’installa à la place encore chaude du jeune garçon et s’accouda tranquillement sur l’appui de la croisée.

— Voyons voir, dit-il, nous sommes aux premières loges. Paraît qu’il ne s’inquiète pas de sa monnaie, le blanc-bec. Sans la maman qui descend là-bas, j’aurais juré que ce garçonnet-là était un beau brin de minette !

La maman descendait, en effet, et son poids sur le marchepied faisait pencher le fiacre comme un navire qui reçoit un grain dans ses hautes voiles.

Après elle, un homme de large carrure, mais d’aspect tout à fait débonnaire, sortit du fiacre. Il était vêtu de bon drap brun et paraissait mal à l’aise dans son costume tout neuf. Un vaste caban attaché avec des courroies comme une gibecière pendait à son cou.

— Comment ! comment ! pensa le père Lheureux, c’est ce colosse de femme qui a pondu un enfant si mièvre !

À cet instant même, le jeune garçon aborda sa maman, qui fit un pas en arrière et parut le regarder avec une véritable stupéfaction.

Elle se remit pourtant et prit le bras qu’on lui tendait pour passer le seuil de la porte, après avoir parlé tout bas à l’homme porteur du cabas, qui s’éloigna aussitôt à grandes enjambées dans la direction de la rue des Francs-Bourgeois.

Le maître du Rendez-Vous de la Force avait regardé tout cela curieusement.

— Il y a des choses qui n’ont l’air de rien pour les innocents, se dit-il en regagnant son poêle, mais pour un chacun qui voit plus loin que le bout de son nez, c’est différent. Il y a d’abord la pièce de cent sous, à moins que l’enfant ne vienne rechercher la monnaie, mais je parie qu’il ne reviendra pas. Il, c’est elle, bien entendu, j’ai distingué la couleur. Il y a ensuite l’étonnement de la grosse dame, maîtresse d’animaux ou non, quoiqu’elle en possède assez la tournure. L’homme au cabas, nix ! Ça peut être un mystère, mais je n’ai pas deviné le rébus. Quand MM. les employés vont venir à midi prendre le premier noir, je saurai un peu de quoi il retourne. Si c’était encore pour le lieutenant de spahis ! Il y a déjà eu quelqu’un de mis à pied, rapport à cet olibrius-là. Le petit à la casquette me semble louche, et je vas avertir les camarades.

Au guichet de la grand’porte, pendant cela, le colloque suivant s’était établi entre la grosse maman et le concierge. La bonne femme avait demandé le lieutenant Maurice Pagès.

— On n’entre pas, répondit le concierge, un peu moins bourru que les romans et les comédies ne le disent, mais néanmoins très désagréable.

— J’ai le permis de M. Perrin-Champein, riposta Mme veuve Samayoux, reconnue dès longtemps par le lecteur.

Le concierge prit le permis, l’examina, puis le rendit en disant :

— Ce n’est pas l’heure.

Comme inconvénient burlesque, irritant, désespérant, impossible, l’administration française fait l’étonnement de l’univers entier.

Nous n’avons pas le temps de développer ici les actions de grâces qu’elle mérite.

Mais nous déclarons que ces grognards sans chassepot, payés pour entraver les affaires et obstruer les passages, seraient, en dehors de toute cause politique, un motif suffisant de révolution.

Notez bien qu’ils sont presque toujours deux douzaines de diplomates pour ne pas faire l’ouvrage d’un seul innocent.

Si j’étais grand-turc de France, j’en empalerais dix-neuf sur vingt et je boucanerais le reste.

À ce mot-assommoir : « Ce n’est pas l’heure, » maman Léo, beaucoup plus calme que nous et qui d’ailleurs semblait possédée, ce matin, par une bonne humeur triomphante, répondit :

— S’il n’est pas l’heure, on peut l’attendre jusqu’à ce qu’elle sonne. On n’est pas dépourvue de ce qu’il faut pour payer la politesse des employés avec un peu de complaisance par-dessus le marché. Mettez-nous, mon garçon et moi, dans la salle d’attente.

— Il n’y a pas de salle d’attente, répondit le concierge. Repassez à onze heures.

Maman Léo ne se fâcha point encore, seulement ses oreilles rougirent, tandis que la fraîcheur de ses bonnes joues, avivée déjà par le vent du matin, arrivait tout d’un coup à l’écarlate le plus riche.

— Mon geôlier, dit-elle, je sais la considération qu’est exigée par l’autorité compétente, mais n’empêche qu’elle n’a pas le droit de m’embêter d’une course de sapin et plus par le froid aux pieds qu’il fait dans la saison. J’ai des connaissances dans le gouvernement, moi et mon fils, destiné à ses études complètes dans les premiers collèges, en plus que j’ai rencontré un ami à moi en sortant de chez le juge : M. le baron de la Périère, qui m’a dit : « Madame Samayoux, si on vous fait du chagrin là-bas, à la Force, faites passer mon nom au sous-directeur. »

M. le baron de la Périère ? fit le concierge, connais pas.

Le jeune homme, qui n’avait point encore parlé, souleva son bourgeron et prit dans la poche de sa veste une carte qu’il tendit au concierge.

— Que vous connaissiez ou non les personnes qui ont la bonté de nous appuyer, dit-il, cela importe peu ; vous ne pouvez pas refuser de remettre cette carte au directeur de la prison.

— Au directeur ! se récria le concierge, rien que ça !

Mais son regard tomba sur la carte et il lut à demi voix :

— « Le colonel Bozzo-Corona !… » C’est une autre paire de manches ! Il vient dîner ici quelquefois, et quand j’étais garçon de bureau à l’Intérieur, il entrait dans le cabinet du ministre comme chez lui. On a bien raison de dire qu’il ne faut pas juger les personnes par la mine ; asseyez-vous là, près du poêle, ma bonne dame, et le petit jeune homme aussi ; je vas envoyer quelqu’un à la direction et vous aurez réponse dans une minute.

Le concierge sortit emportant la carte du colonel, et maman Léo resta seule avec son prétendu fils.

— Ah ! chérie, s’écria-t-elle, je t’ai cherchée au palais et partout le long du chemin. Je regardais par la portière de la voiture, car j’avais deviné ton idée rapport à ce que tu m’avais dit qu’on avait déjà renvoyé un garçon pour t’avoir introduite dans la prison de Maurice. Va-t-il être content !… et fâché aussi, car tu n’as plus tes cheveux, tes beaux cheveux qu’il aimait tant !

— Mes cheveux repousseront, dit Valentine en souriant.

— C’est égal, faut que tu l’aimes crânement ; car il n’y avait pas dans tout Paris une pareille perruque !… C’est le Marchef qui t’a aidée ?

— Oui… et c’est lui qui m’a donné la carte du colonel.

— Celui-là me fait peur, tu sais, le Marchef, quoiqu’il y a sur son compte des histoires à gagner le prix Montyon.

— Bonne Léo, dit Valentine, mes craintes sont plus grandes encore que les vôtres, car le dévouement de cet homme est inexplicable pour moi, et de plus, je ne comprends pas l’autorité qu’il exerce dans la maison du docteur Samuel. Je vous l’ai déjà dit, et cette pensée se fortifie en moi : Coyatier, dans tout ce qu’il fait pour nous, est soutenu par quelqu’un de plus puissant que lui. Est-ce nous qu’il sert ou bien ce quelqu’un-là ? Et nous-mêmes, ne sommes-nous pas un instrument aveugle entre les mains de celui qui nous dirige lentement mais sûrement vers l’abîme ?

— Si tu crois cela…, commença la dompteuse.

— Je ne crois rien, mais je crains tout, et je marche pourtant, parce que l’immobilité ce serait la mort… la mort pour Maurice !

— Tu as ton idée, cependant ?

— J’ai mon espoir, du moins. J’ai tant pleuré, tant prié, que Dieu aura pitié peut-être.

— Quant à ça, fit la dompteuse, Dieu est bon, c’est connu, mais quand on n’a pas quelque autre petite manivelle à tourner, dame !…

— Que vous a dit le juge ? demanda Valentine brusquement et comme si elle eût voulu rompre l’entretien.

— Un drôle de bonhomme ! répliqua maman Léo, tout chaud, tout bouillant, tout frétillant et qui ne vous laisse pas seulement le temps de parler. Il sait tout, il a tout vu, il est sûr de tout. Il était en train d’écrire et je m’amusais à le regarder avec son nez pointu et ses lunettes bleues. Sa plume grinçait sur le papier comme une scie dans du bois qui a des nœuds ; il déclamait tout bas ce qu’il écrivait. En voilà un qui ne doit pas être gêné pour entortiller le jury ! Il a enfin levé les yeux sur moi et j’ai vu en même temps qu’il était un petit peu louche, derrière ses lunettes. J’ai voulu parler, mais cherche ! il n’y en a que pour lui.

« Vous êtes madame veuve Samayoux, qu’il m’a dit, je sais que vous avez fait la fin de votre mari par accident, ça m’est égal. Vos affaires vont assez bien, et vous ne passez pas pour une méchante femme. J’aurais pu vous interroger, pas besoin ! Il est bien sûr que vous en savez long sur toute cette histoire-là, mais j’en sais plus long que vous, plus long que tout le monde, et vous m’auriez peut-être dit des choses qui auraient dérangé mon instruction. Non pas que je ne sois toujours prêt à accueillir la vérité, c’est mon état, mais enfin vous n’avez pas reçu l’éducation nécessaire pour comprendre ce que je pourrais vous dire de concluant à cet égard : trop parler nuit. Vous voulez un permis pour visiter le lieutenant Pagès, vous êtes parfaitement appuyée, je vais vous donner votre permis. »

Tout ça d’une lampée et sans reprendre haleine. Ah ! quel robinet !

Pendant qu’il cherchait son papier imprimé pour le remplir, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai dit avec ma grosse voix :

— Le lieutenant Pagès est innocent comme l’enfant qui vient de naître. Il y a des brigands dans Paris qui sont associés comme les anciens élèves de Sainte-Barbe ou de la Polytechnique ; si monsieur le juge voulait m’écouter, je lui fournirais de fiers renseignements sur les Habits-Noirs ?

— Vous avez fait cela ! s’écria Valentine avec inquiétude.

— N’aie pas peur, répartit maman Léo, celui-là n’en mange pas ; il est bien trop simple et trop bavard. Il s’est mis à rire d’un air méprisant et m’a dit :

« Les classes peu éclairées ont besoin de croire à quelque chose qui ressemble au diable ; je connais cette bourde des Habits-Noirs comme si je l’avais inventée, et je sais qu’à force de courir après des fantômes, mon infortuné prédécesseur, qui n’était pas un homme sans mérite du reste, avait fini par devenir fou à lier. Est-ce que le lieutenant Pagès était vraiment fort sur le trapèze ? Je suis amateur. Si vous aviez fantaisie de témoigner à décharge, arrangez-vous avec l’avocat, je ne crains pas les contradictions, et nous avons un petit substitut qui vient chercher chez moi jusqu’aux virgules de son réquisitoire. Il ira bien, ce gamin-là ! Voilà votre permis. Quand vous en voudrez d’autres, ne vous gênez pas, et dites au colonel Bozzo que je suis trop heureux de lui être agréable. »

— Toujours cet homme ! murmura Valentine. Sans lui, nous serions arrêtées à chaque pas !

— Et j’ai peine à croire, ajouta la dompteuse, que son idée soit de nous mener sur la bonne route.

La petite minute demandée par le concierge avait duré une grande demi-heure. Il revint enfin, accompagné d’un guichetier. Au lieu de la morgue importante qui semble collée comme un masque sur tous les visages administratifs, depuis le chef de division assis dans son bureau d’acajou jusqu’à l’homme de peine qui se donne le malin plaisir d’arroser les passants en même temps que la rue, le concierge avait arboré un air affable et presque bienveillant.

— Fâché de vous avoir fait attendre, dit-il, mais le peloton des corridors est long à dévider. Vous allez suivre M. Patrat, s’il vous plaît, madame et monsieur, moi je suis M. Ragon, et si vous vous en souveniez, vous pourriez témoigner au besoin que j’y ai mis, vis-à-vis de vous, tout l’empressement de la politesse, sans compter que je serai encore à votre service une autre fois.

— Monsieur Patrat, ajouta-t-il en se tournant vers le porte-clefs, vous allez conduire ces personnes à la cour des Mômes, escalier B, corridor Sainte-Madeleine, porte no 5. On a accordé vingt minutes, vous resterez de faction comme c’est nécessaire, surtout le prévenu ayant déjà été cause de la mise à pied d’un employé, mais vous y mettrez tous les égards, en gênant le moins possible les épanchements de l’amitié.

Le porte-clefs prit les devants, maman Léo et Valentine le suivirent, traversant d’abord la cour dite des Poules, qui était interdite aux détenus, parce qu’aucune barrière ne la séparait de la grande porte.

Après avoir passé sous la voûte du corps de logis principal, où les salons de Caumont étaient transformés en dortoir, le guichetier longea le cloître de la cour Sainte-Marie-l’Égyptienne, passa sous le petit hôtel portant alors le nom de Sainte-Anne, et aborda enfin la cour des Mômes, qui servait de promenade pour les détenus au secret, et en même temps de préau aux enfants après les heures des repas.

Un escalier tournant, étroit et voûté, menait au corridor Sainte-Madeleine, qui faisait partie de l’ancien hôtel de Brienne.

Le porte-clefs ouvrit la porte de la chambre marquée no 5 et laissa le battant entrebâillé après avoir introduit la veuve et son compagnon.

Afin d’exécuter de son mieux les prescriptions à lui transmises par le concierge et qui venaient évidemment de plus haut, au lieu de rester à la porte, il se promena de long en large dans le corridor.

Quand nous aurons décrit la cellule de Maurice Pagès, le lecteur verra que cette tolérance était absolument sans danger.