Maman Léo/Chapitre 18

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 170-179).


XVIII

Soirée à « l’Épi-Scié »


Ce même soir, vers onze heures, deux coupés de maîtres qui se suivaient montèrent le boulevard du Temple au milieu de la bruyante cohue qui encombrait les abords des théâtres.

Les deux coupés s’arrêtèrent à l’endroit dit « la Galliotte », non loin des terrains, alors couverts de masures, où s’élève maintenant le Cirque Napoléon.

De chaque coupé, deux hommes descendirent ; ils traversèrent le trottoir, puis la rue Basse, pour aller dans la ruelle connue sous le nom du « Chemin des Amoureux, » qui conduisait à l’estaminet de « l’Épi-Scié. »

Ces quatre hommes, cependant, n’allaient point jouer la poule, car ils passèrent franc devant les rideaux de cotonnade rouge qui masquaient la porte vitrée du café borgne, et continuèrent de suivre la ruelle dans le coude qu’elle faisait sur la gauche.

Tout de suite après le coude, il y avait une porte basse, donnant accès dans une allée plus noire qu’un four. Ce fut dans cette allée que nos quatre compagnons disparurent, en hommes qui connaissent les localités.

Pendant cela, il se faisait joyeux tapage dans la salle basse de l’Épi-Scié, où les habitués étaient nombreux.

La reine Lampion, rouge et rogue, sommeillait à son comptoir, auprès d’un grand verre vide et troublé par l’eau-de-vie sucrée.

Autour du billard à blouses dont le tapis luisant comme une toile cirée avait quelques taches de plus que lors de notre dernière visite, les joueurs étaient en belle humeur.

Cocotte, le radieux gamin de Paris, monté en graine, toujours gagnant, toujours vainqueur et comparable aux ténors les plus célèbres par ses succès auprès des dames, avait fait des blocs superbes ; Piquepuce, son ami, plus grave par l’âge, plus distingué par l’éducation, tenait le dé dans un groupe de causeurs où quelques lionnes, favorites de la mode, buvaient en fumant du caporal comme des duchesses.

Ces demoiselles étaient un peu comme leurs cavaliers, parmi lesquels le paletot fraternisait volontiers avec le bourgeron ; il y avait parmi elles des élégances prétentieuses et fanées et des toilettes franchement sans gêne ; il y avait de la soie et de l’indienne, des chapeaux flambants et des bonnets sales.

Quelques-unes étaient jeunes et jolies, malgré l’effronterie uniforme qui déparait ici tous les visages ; mais la plupart avaient derrière elles tout un long passé de cabrioles, et la série des aventures qui les avaient plongées de chutes en décadences jusqu’à ces ténébreuses profondeurs, était écrite sur leurs fronts en lisibles caractères.

Peut-être y a-t-il dans Paris des caves plus profondes encore, car nous aurions pu reconnaître, dans le groupe présidé par Piquepuce, un brave garçon à la laideur naïve et vaniteuse, coiffant ses cheveux jaunes d’un chapeau gris pelé qui semblait être là en cérémonie, comme un petit bourgeois qu’on introduisait par hasard dans le plus pur salon du faubourg Saint-Germain.

Amédée Similor, entraîné par sa nature frivole et son goût pour les plaisirs, oubliait ainsi ses devoirs de famille. Il avait réussi à se faufiler dans ce grand monde, où il se tenait sur la réserve, choisissant ses paroles avec soin et ne se départant jamais des règles du beau langage.

Les deux rougeaudes de l’établissement Samayoux l’avaient abandonné, sans doute, ou bien il les avait lâchées, car nous le retrouvons lancé dans une nouvelle intrigue d’amour avec une énorme gaillarde qui n’avait qu’un bras et qui portait un emplâtre sur l’œil.

— J’en ai tous les brevets, lui disait-il, depuis ma plus tendre jeunesse : danse des salons, pointe, contre-pointe et caractères, dont M. Piquepuce, par suite de nos relations d’amitié, m’a dit qu’un jeune homme comme moi ne pouvait pas moisir dans la débine, malgré ses talents et ses connaissances, au moyen desquels s’il y a une affaire, je peux m’y distinguer et monter au premier rang pour faire le bonheur de celle qui a su attirer mon regard.

Il scandait ces phrases fleuries avec le respect qu’on met à déclamer de beaux vers.

— Ce qu’il y a, je n’en sais rien, répondit en ce moment Piquepuce à la question d’un paletot tout neuf qui n’avait pas de chemise : l’ordre est venu, je l’ai exécuté. Si c’est cette nuit ou demain qu’il fera jour, on vous le dira, mais la chose sûre, c’est que nous ne couperons pas dans le drap noir cette fois-ci, car le Coyatier n’est pas à sa place.

Chacun tourna les yeux vers le coin où le Marchef s’asseyait d’ordinaire, sombre et seul. Sa table était vide.

— Je vends ma bille quatre francs, s’écria Cocotte, et c’est à moi la main : personne n’en veut ? adjugé !

Il se pencha sur le billard et fit son adversaire au doublé en allant coller sa propre bille sous bande, à égale distance de deux blouses.

La galerie applaudit.

Cocotte prit cette pose du billardier triomphant qui rappelle vaguement l’attitude des chevaliers appuyés sur leur lance.

— Vous ne savez donc pas, dit-il, que le Marchef a été envoyé là-bas, au vert, après l’affaire de la canne à pomme d’ivoire ? C’était monté un peu joliment cette histoire-là, et le camarade qui avait démoli la serrure de Hans Spiegel savait son état. L’imbécile qui paie la loi en ce moment demeurait de l’autre côté de la serrure, et le Marchef se chauffe au soleil maintenant dans les propriétés de la compagnie, pendant que nous avons l’onglée à Paris.

— La loi n’est pas encore payée, répliqua Piquepuce, et je connais quelqu’un qui voudrait bien trouver un bâton pour le jeter dans nos roues.

Il montra du doigt Similor et ajouta :

— Voilà un bon garçon que j’ai embauché pour savoir un peu ce qui se passe chez Mme veuve Samayoux, qui vendrait sa baraque et mettrait par-dessus le marché le feu aux quatre coins de Paris pour sauver le petit lieutenant.

Similor remonta le lambeau qui lui servait de cravate et mouilla son doigt pour lisser ses cheveux.

— Ce n’est pas mon habitude, dit-il, de fréquenter la basse classe, mais par suite de circonstances et pour utiliser dans le malheur des brevets, acquis lorsque je fréquentais une autre catégorie d’artistes, Porte-Saint-Martin, Opéra et autres, j’ai pu abaisser mon orgueil jusqu’à un théâtre en plein vent. Il n’y a pas de sot métier, mais on ne s’affectionne qu’avec les gens de son propre rang, et la veuve Samayoux ne m’étant de rien, je dévoilerai ses mystères avec plaisir.

Certes Échalot était une douce créature, mais s’il avait entendu son Pylade parler ainsi, il y aurait eu une tête cassée, et pour le coup Saladin aurait été orphelin.

Personne ne répondit à Similor, parce qu’un timbre placé derrière le comptoir tinta un coup unique et retentissant.

La reine Lampion, éveillée en sursaut, ouvrit ses yeux sanglants, qui clignotèrent, blessés par le gaz.

Les joueurs de billard arrêtèrent leur partie, et un grand silence régna dans l’estaminet.

Un garçon, la serviette sur le bras, s’était élancé vers l’escalier en colimaçon qui conduisait au cabinet particulier, situé à l’entresol, et connu sous le nom du confessionnal, mais il fut arrêté au passage par Cocotte, qui se tourna vers la dame de comptoir et lui dit :

— À vous, maman Rogome, et plus vite que ça !

On vit alors la reine Lampion quitter le siège où elle semblait rivée depuis le matin jusqu’au soir et gagner l’escalier à vis, qu’elle monta en geignant.

Quand elle était hors de son trône, la reine Lampion perdait cent pour cent. C’était un hideux paquet de graisse rhumatisée, et nous ne saurions mieux la comparer qu’au vieux lion de Léocadie Samayoux.

Elle parvint enfin au haut de l’escalier, et disparut derrière la porte fermée.

— C’est drôle que M. l’Amitié n’a pas passé par l’estaminet comme à son ordinaire, dit Cocotte.

— Ça veut dire qu’il est venu avec des gens qui ne sont pas pressés de se montrer, répliqua Piquepuce en baissant la voix : on va savoir la chose tout de suite, attendons.

Similor était impressionné profondément.

Il murmura :

— Ça fait quelque chose de se trouver sous le même toit que les grands de la terre.

La reine Lampion reparut au haut de l’escalier. L’écarlate de sa joue passait au violet.

Ce fut d’une voix un peu tremblante qu’elle commanda :

— Du punch en haut et en bas, allume, Polyte !

Polyte était le garçon de confiance qui tirait les numéros à la poule.

— Bravo ! cria Similor dont l’enthousiasme n’eut point d’écho. Vive le punch !

Cocotte avait monté trois ou quatre marches de l’escalier à la rencontre de la grosse femme.

— Il y a du tabac ? demanda-t-il.

— Oui, et prends garde d’éternuer ! répliqua la reine Lampion d’un air rogue.

Piquepuce s’approcha pour demander à son tour :

— Combien sont-ils ?

— Ils sont quatre.

— Les connais-tu ?

— Ils ont le voile.

La reine Lampion ajouta tout à haut :

— Quatre verres pour le confessionnal, Polyte !

L’aspect général de l’estaminet avait entièrement changé : hommes et femmes semblaient pris d’une anxiété pareille, et l’on entendait dans les groupes ces mots qui couraient :

— Quatre voiles à la fois ! à quelle diable de besogne va-t-on nous envoyer cette nuit ?

Similor seul avait pris une pose de matamore pour dire à sa voisine :

— Le punch est la boisson que je préfère, bien chaud et pas trop baptisé. Si l’occasion est venue d’affronter les bourgeois ou la force armée, vous pourrez voir le caractère de celui qui se propose de vous fréquenter, et dont rien n’est capable d’étonner son courage ni son amour !

La reine Lampion n’avait pas regagné son comptoir ; elle s’était assise sur la dernière marche de l’escalier pour attendre Polyte, qui lui remit en main le plateau supportant le bol et les quatre verres.

Elle prit le tout et remonta. Quand elle revint pour la seconde fois, on trinquait déjà autour de deux énormes bassins qui flambaient.

Elle fit signe à Polyte. Le garçon vint à elle et lui dit :

— Il n’y a d’étranger que l’oiseau, là-bas, avec son chapeau gris ; c’est M. Piquepuce qui l’a amené.

Similor, en proie à l’exaltation du zèle, levait justement son verre et s’écriait :

— À la santé de mes supérieurs ! pour leur être agréable, je marcherais jusqu’à la mort !

La manchotte de ses rêves lui répondit :

— C’est permis d’être bêtasse, mais pas tant que ça, à moins que vous ne soyez ici de la part du gouvernement.

La reine Lampion, à cet instant, se replongeait tout au fond de son trône avec un grognement voluptueux et tendait son grand verre à Polyte, qui l’emplissait jusqu’au bord.

— On va éteindre et fermer, dit-elle ; tout un chacun aura la bonté de rester jusqu’à ce qu’on lui donne la clef des champs. Il fait jour !

— Vive la ligne ! s’écria Similor, les ténèbres est favorables à la sensibilité, je vas taquiner les dames !

Il en aurait dit plus long, sans le poing de Cocotte qui, d’un seul coup, lui enfonça son chapeau gris jusqu’au menton.

Quand il parvint à se débarrasser de son couvre-chef, bandeau et bâillon à la fois, la scène avait encore changé. Polyte achevait de barrer la devanture, le gaz était éteint partout ; la flamme du punch seule éclairait de ses lueurs livides toutes ces faces de bandits, anxieuses et sombres.