Maman Léo/Chapitre 19

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 179-189).


XIX

Les conjurés


À l’étage supérieur, autour d’un autre bol de punch, les quatre voiles, comme la reine Lampion les appelait, étaient réunis.

Chacun d’eux avait encore devant soi sur la table le carré de soie noire qui naguère couvrait son visage.

Les verres étaient remplis, mais nul n’y avait encore porté les lèvres.

Ils étaient tous les quatre de notre vieille connaissance et nous les nommerons par rang d’âge ; M. de Saint-Louis, le médecin Samuel, le docteur en droit Portal-Girard et M. Lecoq dans son costume de Toulonnais-l’Amitié.

Le confessionnal était exactement tel que nous le vîmes, le soir où fut réglée la lugubre comédie qui se termina par l’assassinat de Hans Spiegel dans son garni de la rue de l’Oratoire, et par l’arrestation de Maurice Pagès à l’hôtel d’Ornans.

Au moment où nous entrons, nos quatre compagnons avaient dû causer déjà de leurs affaires, car la discussion était fort animée.

La présidence semblait appartenir au prince, mais Portal-Girard tenait le haut bout comme orateur, et M. Lecoq, contre son habitude, affectait une sorte de modération indifférente.

Le docteur Samuel, encore plus calme, se bornait à juger les coups.

La parole était à Lecoq, qui disait en haussant les épaules :

— Que voulez-vous, c’est peut-être de la superstition, mais voilà vingt ans que je regarde ce bonhomme-là dans le blanc des yeux : chaque matin je crois enfin le connaître, et chaque soir je m’aperçois que je ne suis pas seulement au milieu du rouleau.

— Quand les rouleaux sont trop longs, dit sèchement Portal-Girard, il y a moyen : on les coupe.

— Pour couper celui-là, murmura Lecoq, faites bien attention à ce que je vous dis, il faudra de fameux ciseaux.

— Combien de temps lui donnez-vous encore à vivre, Samuel ? demanda le prince dans un but évident de conciliation.

— Je ne sais plus, répliqua le médecin, ces corps où il n’y a pas de sang et dont la chair s’est transformée en parchemin peuvent végéter des mois et des années.

— S’il dure seulement deux semaines, s’écria le docteur en droit, dont le poing fermé frappa la table avec violence, nous sommes tordus, mes camarades ! Cette affaire du petit lieutenant est mauvaise, mal prise, absurdement conduite…

— Ta, ta, ta ! fit Lecoq, ce qui était vraiment dangereux, c’était l’histoire de ce Remy d’Arx. Ne soyons pas injustes non plus, le père a débrouillé cet écheveau-là comme un ange et nous lui devons une belle chandelle.

— Ma parole, fit Portal-Girard, c’est curieux comme il vous tient, ce vieux coquin-là ! toutes ses vessies vous les prenez pour des lanternes ! Remy d’Arx est fini, c’est vrai, mais il reste une queue à cette affaire-là. Notre ami Samuel est un savant praticien qui mérite toute notre confiance, et cependant le Remy d’Arx, après avoir été déclaré mort par notre ami Samuel, a encore vécu deux fois vingt-quatre heures.

— Entendons-nous ! riposta le médecin ; son agonie a duré deux jours, c’est vrai, mais il n’a recouvré ni le mouvement ni la parole.

— Qu’en savez-vous ? êtes-vous resté près de son lit ? la justice n’a rien pu obtenir, voilà tout ce que vous pouvez affirmer. Mais il y avait à son chevet un vieux serviteur…

— Parbleu ! si le bonhomme Germain vous gêne… interrompit Lecoq.

Il n’acheva pas, mais son geste fut suffisamment expressif.

Le docteur en droit fixa sur lui son regard clair et tout brillant d’intelligence.

— Voilà ce que vous appelez débrouiller un écheveau, mon bon, c’est mettre à la place d’un écheveau brouillé, deux, trois, quatre écheveaux. Comptons sur nos doigts, car les pires sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre, et je m’étonne beaucoup, mais beaucoup, que vous ayez besoin de tant d’arguments pour vous rendre à l’évidence :

À la place de l’écheveau qui s’appelait Remy d’Arx, nous avons Valentine de Villanove, ou plutôt Valentine d’Arx, car mieux que personne vous savez qu’elle est véritablement la sœur du mort ; nous avons Maurice Pagès, et il y a cent à parier contre un que ces deux-là connaissent notre secret.

Nous avons, en outre, Mme veuve Samayoux, qui connaîtra notre secret demain si on ne le lui a pas dit aujourd’hui.

Nous avons enfin le vieux Germain, dont vous parlez fort à votre aise et que vous m’engagez à supprimer, s’il me gêne.

Ce n’est pas moi qu’il gêne, mon bon, c’est vous, c’est nous, c’est l’association tout entière. À force de jouer au fin, cet esprit, qui était véritablement fort autrefois, et lucide, et plein de ressources, je n’ai pas l’intention de le rabaisser, en est arrivé à des subtilités enfantines, à des complications séniles. Il s’amuse, ce vieux diable, avec le crime, comme un calculateur hors d’âge se donne encore la migraine à tourmenter les jeux de casse-tête. La ligne droite lui déplaît ; il fait mille tours et mille détours futiles, sous prétexte de cacher la piste de ses pas, sans comprendre que chaque tour et chaque détour produit une piste nouvelle.

Écoutez un apologue : J’avais un oncle qui était voiturier dans le Quercy, un pays terrible pour les essieux.

Mon oncle avait commandé un essieu en acier fondu à la forge de Cahors, et l’essieu dura très longtemps, malgré les roches et les ornières ; mais un beau jour, son valet lui dit : « L’essieu s’en va, il faudrait le changer. »

Mon oncle se fâcha. Un si bon essieu ! qui avait résisté à tant de cahots ! Je crois même que mon oncle renvoya son valet.

Mais un beau jour, l’essieu, qui avait trop servi, se rompit et mon oncle eut les reins brisés.

Vous pouvez me renvoyer si vous voulez, comme le valet de mon oncle, mais je vous dis que votre colonel, fût-il en acier fondu, a servi de trop et qu’il est temps de le remplacer.

— Par qui ? demanda Lecoq.

Il regarda tour à tour ses trois compagnons, qui détournèrent les yeux.

— Si c’est par moi, reprit-il avec la rondeur effrontée qu’il affectait en certaines occasions, je veux bien ; si c’est par l’un de vous, je demande le temps de la réflexion.

Le premier qui releva les yeux sur lui fut Portal-Girard.

— L’Amitié, dit-il, mon brave, réfléchis d’abord sur ceci : tu n’es pas en force contre nous.

— Ah ! ah ! fit Lecoq, vous m’avez donc appelé à donner mon avis quand vous étiez décidés d’avance ?

— Pour ce qui me regarde, oui, répliqua Portal-Girard ; tu vois que je te parle franchement. Pour ce qui regarde nos amis, interroge-les et ils te répondront.

— À vous, sire, dit Lecoq sans rien perdre de sa bonne humeur ironique, je serai heureux de connaître à fond l’opinion de votre majesté.

— Il y a du bon dans ce qu’a dit Portal-Girard, repartit M. de Saint-Louis ; le colonel cherche beaucoup la petite bête, et je penche à croire que la parabole de l’essieu vient à point, mais ce n’est pas cela qui me détermine.

— Ah ! ah ! fit encore Lecoq, alors vous êtes déterminé ?

— À peu près, et voici pourquoi. Le Père a plus d’esprit dans son petit doigt que nous dans toutes nos personnes, mais enfin nous ne sommes pas des cruches non plus, et s’il nous espionne depuis le matin jusqu’au soir, avec un soin qui fait son éloge, nous avons bien le droit aussi de regarder un petit peu, de temps en temps, par le trou de sa serrure. J’ai regardé ou j’ai fait regarder, cela importe peu, et j’ai acquis la conviction que la dernière marotte de notre bien-aimé maître, qui a promis à chacun de nous en particulier sa succession entière, plutôt dix fois qu’une…

— Pas mal, pas mal ! interrompit Lecoq en souriant, le prince est plus observateur que je ne le croyais.

— Voyons ! fit Samuel, cette misérable comédie de son héritage n’est-elle pas une preuve manifeste de décadence ?

— Vous en êtes donc aussi, docteur ? demanda Lecoq visiblement ébranlé.

— Nous en sommes tous ! s’écria Portal-Girard ; nous avons assez de ce bric-à-brac ! Si ce n’était qu’un vieux coquin, à la bonne heure ! mais c’est un vieil idiot. Nous voulons un autre essieu.

— Bigre ! bigre ! murmura Lecoq, les choses me paraissent fort avancées. Seulement le prince ne nous a pas dit ce qu’il a vu par la serrure de notre vénéré père.

— J’ai vu, répondit M. de Saint-Louis, que notre vénéré père, soit qu’il compte vivre éternellement, soit qu’il s’abonne à mourir comme tout le monde, veut emporter avec lui le trésor des Habits-Noirs, que j’évalue à plus de vingt millions, en nous laissant nus comme des petits Saint-Jean, en face de la justice charitablement avertie.

— Il doit y avoir en effet plus de vingt millions, dit Samuel.

— Pourquoi pas un milliard, pendant que nous y sommes ? grommela Lecoq.

Le docteur en droit fit un geste de colère, mais M. de Saint-Louis prit la parole tranquillement et dit :

— Toulonnais, mon vieux, tu es le plus ancien dans la maison et nous aurions voulu t’avoir avec nous. Tu peux bien remarquer qu’on ne s’est embarrassé ici ni de Corona, ni de l’abbé, ni de la comtesse de Clare. Toi seul as été convoqué. Mais il ne faudrait pas te mettre en tête que tu es un homme nécessaire : nous nous passerons de toi parfaitement. Voilà trois semaines que nous travaillons l’association comme on brasse de la pâte ; nous nous sommes mis en rapport avec ceux du second degré, et nous tenons les simples dans notre main.

— Pas possible ! gronda Lecoq ; alors ça brûle ?

— Tu peux en juger : il fait jour en bas, cette nuit ; est-ce toi qui as battu le rappel ?

— Non… Mais êtes-vous bien sûrs que le Père n’a pas entendu le tambour ?

Personne ne répondit, et il y eut comme un malaise parmi les membres du conseil, tout à l’heure si résolus.

Lecoq avait une figure à peindre. On eut dit d’un inventeur qui, au moment de prendre son brevet, trouve son concurrent arrivé avant lui au ministère.

— La première fois que j’ai eu cette idée-là, prononça-t-il enfin à voix basse, j’entends l’idée que vous avez, il n’était pas encore question de vous, mes braves, et cette idée-là, d’autres l’avaient eue avant moi. On rit quand on parle de la corde de pendu que le bonhomme a dans sa poche ; on rit quand on dit que le bonhomme est le diable, moi tout comme les autres, mais à l’exception de moi, qui n’ai jamais dit mon secret à personne, tous ceux qui ont eu cette idée-là sont morts !

— Bah ! fit Portal-Girard, ceux qui sont morts s’étaient attaqués à un homme plein de force, et il n’y a plus qu’un agonisant en face de nous.

— Alors, pourquoi ne pas attendre ?

— Parce qu’il mourra comme il a vécu, et que sa dernière plaisanterie sera de faire sauter l’association comme une poudrière.

Lecoq avait pris un air sérieux et ses sourcils étaient froncés profondément.

— S’il a eu cette fantaisie-là, dit-il, et je l’en crois bien capable, l’association sautera, j’en réponds. Il ne reste pas grand'chose de lui, j’en conviens, mais tant qu’il y aura de lui un petit morceau gros comme le doigt, prenez garde !…

Vous souriez ? les autres souriaient aussi… ceux qui sont morts.

Si j’étais avec vous contre lui, ce serait une curieuse bataille, car je sais peut-être où est le défaut de sa cuirasse ; si je suis avec lui contre vous, ou seulement neutre, je ne donne pas deux sous de votre peau. Nos intérêts sont communs, voilà le vrai ; ne nous fâchons donc pas, si c’est possible, et discutons amicalement.

Le vrai, c’est encore qu’il y a beaucoup d’argent, non point en caisse, mais dans quelque trou ; dix millions, vingt millions, trente millions ; je n’en sais pas le compte.

Le vrai, c’est enfin que le Père a pu avoir l’intention d’enterrer le trésor et l’association du même coup. Il est de ceux qui disent : « Après moi, la fin du monde ! »

— Vous avouez cela et vous hésitez ! s’écria Portal-Girard.

— J’hésite parce que je ne sais pas.

— Nous savons, nous…

— Alors parlez au lieu de menacer, parlez, je vous écoute.

Portal-Girard et le prince regardèrent Samuel, qui dit avec une répugnance visible :

— Entre gens comme nous, il n’y a pas d’écrit possible. À quoi servent les pactes, quand même ils sont signés avec du sang ? Je ne connais pas le moyen de lier l’Amitié, et si l’Amitié ne joue pas franc jeu, nous sommes perdus !

Lecoq se mit à rire et lui tendit la main au travers de la table.

— Toi, docteur, dit-il, tu commences à comprendre le néant des pilules, comme nos braves amis reconnaissent l’inutilité du couteau.… vis-à-vis de certains gaillards, bien entendu, car le commun des mortels restera toujours vulnérable. Je joue franc jeu puisque je discute. N’aurais-je pas pu, dès le premier coup, vous dire : « Tope ! je suis avec vous » ? Je joue franc jeu, puisque j’ajoute : Ne comptez pas trop, mes bons frères, sur le troupeau qui s’abreuve de punch en bas, car ni vous ni moi nous ne savons pour qui il fait jour en ce moment sous nos pieds.

Son talon frappa le carreau, et comme si c’eût été un signal, une sourde clameur monta de l’étage inférieur.