Maman Léo/Chapitre 17

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 159-170).


XVII

Le billet de Valentine


Pendant cela, Mme veuve Samayoux, prenant à rebours le chemin qu’elle avait suivi pour arriver au pavillon, traversait de nouveau tout l’établissement du docteur Samuel.

Si elle n’avait pas su à qui elle avait affaire, elle aurait très certainement jugé M. le baron pour un des hommes les plus aimables du monde ; celui-ci, en effet, employant un tout autre style que M. Constant, mais également communicatif, reprit en sous-œuvre le thème de reconnaissance et d’affection qu’on avait déjà développé au salon, et déclara très franchement que la dompteuse était une providence pour le groupe de parents et d’amis intéressés au bonheur de Valentine.

Nous devons avouer que M. le baron perdait un peu sa peine. Maman Léo subissait avec énergie le contre-coup des émotions qu’elle venait d’éprouver. Pendant qu’elle traversait les cours, blanches de neige, il y avait un mot qui tintait dans sa cervelle comme un son de cloche.

Tout son corps frémissait à la pensée de ces hommes en apparence semblables aux autres hommes, supérieurs même à la plupart des hommes que la dompteuse avait pu voir en sa vie, et qui étaient de vils, d’implacables assassins.

Elle avait été là au milieu d’eux, elle avait touché la main d’une créature humaine, désignée d’avance à leurs coups, car c’est ainsi qu’elle jugeait la position de Mme la marquise d’Ornans, elle avait laissé dans leur caverne une jeune fille qu’elle affectionnait tendrement.

Et elle savait que d’eux seuls dépendait le sort d’un jeune homme qu’elle aimait plus qu’une mère.

M. le baron pouvait causer et se rendre agréable, elle écoutait peu et son esprit s’efforçait laborieusement.

En passant devant la loge du concierge, elle y jeta un regard pour chercher ce Roblot dont la vue avait excité ses premiers soupçons lors de son arrivée.

La loge était vide.

Mais après avoir demandé le cordon et au moment même où il allait prendre congé, M. le baron s’écria :

— Voici justement notre affaire ! Roblot, mon vieux, tu vas conduire cette dame jusqu’à l’omnibus.

Maman Léo venait de reconnaître les larges épaules et la tête hérissée du Marchef, qui se promenait de long en large, les mains dans ses poches, en fumant sa pipe devant la porte.

Maman Léo voulut refuser, mais le baron dit en riant :

— Pas de compliment, c’est un dogue et il est de bonne garde. Bonsoir, chère madame ! à demain !

La porte donnant sur le chemin des Batailles se referma brusquement.

Désormais, la veuve se trouvait seule avec Coyatier, qui resta d’abord immobile à la regarder par-dessous la visière de sa casquette.

Entre la maison de santé et la grande usine qui bordait le quai, il n’y avait qu’un terrain vague. Un réverbère unique brillait tout en bas de la descente, comme ces phares qu’on voit de loin, mais qui n’éclairent pas.

Il pouvait être dix heures du soir.

La solitude la plus complète régnait dans la promenade de Chaillot et aux alentours. Les seuls bruits qu’on entendît dénonçant la vie de Paris venaient d’en bas, où de rares passants et quelques voitures suivaient le quai pour gagner la barrière de Passy ou en revenir.

Or, la route que maman Léo avait à prendre ne tournait point de ce côté, et quand le Marchef s’ébranla, ce fut pour monter la rampe abrupte et déserte aboutissant au chemin qui allait d’une part à la rue de Chaillot, de l’autre à la barrière des Batailles.

Nous avons dit que maman Léo était la vaillance même, mais nous devons avouer qu’en ce moment sa première idée fut de dévaler la côte et de se sauver à toutes jambes.

Elle avait, pour le coup, véritablement peur, et la chair de poule passa comme un frisson sur tout son corps.

Coyatier était l’épouvantail qu’il fallait pour secouer cette nature sans nerfs, épaisse et solide comme du bois de chêne, parce que Coyatier était fait comme elle.

Les Habits-Noirs, si redoutables qu’elle les vît dans les brouillards de sa pensée, menaçaient surtout son imagination ; ils tuaient par la ruse et de loin ; leurs mains blanches, qu’elle venait de voir, répugnaient à la besogne rouge.

Coyatier, au contraire, en fait de crime, était un manœuvre et travaillait de ses bras.

Les autres pouvaient passer pour les juges prononçant l’arrêt ; Coyatier était le bourreau, Coyatier était le couteau.

Les jambes de maman Léo, pour la première fois de sa vie peut-être, flageolèrent franchement sous le poids de son robuste corps.

Quand le Marchef eut monté une douzaine de pas, il se retourna, et voyant que la veuve restait immobile comme une borne, il dit :

— Allons-nous coucher ici ?

Maman Léo se mit à marcher vers lui péniblement.

En voyant sa répugnance, le Marchef ajouta avec un gros rire qui sonnait d’une façon lugubre :

— On ne vous mangera pas, la vieille !

Il reprit sa route. Maman Léo le suivait de loin. En tournant l’angle de la maison de santé, elle reconnut le coupé qui l’avait amenée, stationnant auprès de la muraille avec son cocher endormi.

Elle avait déjà honte de sa faiblesse et se gourmandait elle-même, pensant :

— Cette bête-là n’est pas plus forte qu’un ours, et je ne craindrais pas un ours, c’est sûr ! et mon défunt Jean-Paul Samayoux avait des épaules encore plus carrées. D’ailleurs, à quoi ça leur servirait-il de faire la fin de moi ce soir, puisqu’ils m’ont commandé de l’ouvrage pour demain ?… et puis, si l’animal s’est vraiment intéressé à la petite, il doit bien savoir que je suis du même bord.

— Holà ! l’homme ! cria-t-elle, j’aurais idée de causer avec vous un petit peu.

Ils longeaient la façade principale de la maison de santé, garnie de ses échafaudages à cause des réparations.

Au lieu de répondre, Coyatier pressa le pas.

— Sauvage ! grommela la veuve, c’est pourtant certain qu’on raconte de toi des histoires où il y a du cœur, du moins ça paraît comme ça ; mais je connais trop bien les lions et les tigres pour me laisser prendre à de pareilles couleurs.

Une centaine de pas plus loin, le marchef s’arrêta court, dans un endroit découvert qui séparait l’établissement du docteur des premières maisons de la rue de Chaillot.

De là on apercevait la station des voitures à lanternes jaunes, connues sous le nom de Constantines, et qui allaient au faubourg Saint-Martin.

Coyatier attendit la veuve en secouant les cendres de sa pipe, qu’il rechargea, toute brûlante qu’elle était.

— Je n’irai pas plus loin, dit-il ; là-bas, il y a trop de monde et trop de lanternes.

— Pourquoi n’avez-vous pas voulu me parler, demanda la veuve, qui avait maintenant la voix gaillarde.

— Vous, répondit Coyatier, la lumière et les gens vous rassurent, tant mieux pour vous. Je n’ai pas voulu parler à cause des murailles. Partout où il y a des murailles, il y a des oreilles.

La veuve se rapprocha de lui tout à fait.

— Personne n’écoute ici, dit-elle à voix basse, avez-vous à me causer ?

— Causer ! répéta le Marchef, qui haussa les épaules en battant le briquet, c’est pour avoir causé avec les femmes que je crains les hommes et la chandelle. J’en ai gros contre les femmes. N’empêche qu’elles auront ma peau, c’est certain. J’en ai déjà sauvé comme ça plus d’une, et ça me fait rire quand j’y pense. Chacun a ses manies, pas vrai ? On a beau se faire une raison, quand le pli est pris, c’est fini.

— Est-ce que vous seriez tout de même un brave scélérat ? balbutia la veuve : comme qui dirait l’Honnête Criminel que j’ai pleuré en le disant toutes les larmes de mes yeux ?

— Une manie, que je vous dis ! gronda Coyatier, une chienne d’habitude, quoi, des bêtises ! Ça m’a mis dans l’embarras plutôt dix fois qu’une, mais je pense à la petite demoiselle quand je suis tout seul ; j’ai eu sa main douce comme de la soie entre mes pattes, et c’est moi qui suis cause qu’elle pleure.

— C’est donc bien vrai ! s’écria la veuve, le coupable, c’est vous !

— La paix, vieille folle ! gronda le Marchef, qui leva la main comme pour l’écraser.

Mais changeant de ton tout à coup, il ajouta :

— Assez bavardé ! si vous connaissiez celui qui vous tuera, vous ne l’aimeriez pas, je pense ? Moi, c’est les femmes qui me tueront et je les abomine. La demoiselle n’est pas dans de beaux draps, ni son amoureux non plus. Tout ce qu’il faudra faire pour eux, je le ferai, entendez-vous, et c’est déjà commencé. S’il faut que la mécanique du Fera-t-il jour demain saute, elle sautera et moi avec, c’est décidé. Vous, regardez bien où vous mettrez le pied ! ils sont malins, ouvrez l’œil, bonsoir !

Sa pipe était allumée, il tourna le dos et redescendit la rue lentement.

La veuve, qui était restée tout étourdie, gagna la station en essayant de remettre de l’ordre parmi ses pensées !

Au moment où elle s’asseyait dans la voiture en partance, elle vit passer au grand trot l’équipage qui emportait Mme la marquise d’Ornans et le colonel.

Ce fut longtemps seulement après le départ de l’omnibus, et quand la confusion de son esprit fut un peu calmée, qu’elle songea au papier qui avait été glissé dans sa main par Valentine.

Elle prit le papier, qu’elle déplia, et se rapprocha du fond de l’omnibus, où la lumière de la lanterne lui permit de lire.

Le papier ne contenait que ces mots :

« Vous demanderez au juge d’instruction, qui vous l’accordera, la permission d’amener avec vous votre fils pour rendre visite à Maurice. »

Maman Léo crut avoir mal lu et se demanda dans l’excès de sa surprise si quelque chose n’était point dérangé au fond de sa cervelle. Elle se frotta les yeux et lut de nouveau.

— Mon fils, dit-elle ; il y a bien « mon fils. » Ces gens-là diraient-ils vrai ? et la pauvre chère créature aurait-elle un coup de marteau ? Je n’ai pas d’autre fils que Maurice, et je ne peux pas mener Maurice rendre visite à Maurice !

Elle quitta la voiture à la station de l’église Saint-Laurent et descendit à pied le faubourg Saint-Martin. La marche lui fit du bien, mais ne lui fournit point le mot de l’énigme.

Elle allait toujours répétant :

— Mon fils ! mon fils ! où diable la minette prend-elle ce fils-là ? Il est sûr pourtant qu’elle m’a parlé bien raisonnablement, mais les toqués sont ainsi, et quand ils ne touchent pas à l’endroit de leur fêlure, on dirait des philosophes. Sa fêlure, à ce qu’il paraît, est de me donner un garçon et de se croire la sœur de son ancien promis. Son frère et mon fils se valent, les deux font la paire.

Plus de dix fois en chemin, elle s’approcha des boutiques pour lire encore le mystérieux papier.

Elle le tourna, elle le retourna, cherchant une indication qui pût lui donner le mot de la charade.

Car derrière la pensée que Valentine était folle, une autre pensée s’obstinait qui lui montrait, au bout de tout cela, je ne sais quel espoir confus.

Comme elle arrivait aux démolitions qui masquaient la percée de la rue Rambuteau, une idée lui traversa l’esprit tout à coup et l’arrêta comme un choc.

— Mon fils ! répéta-t-elle pour la vingtième fois, mais sur un tout autre ton et en frappant ses mains l’une contre l’autre, saquedié ! c’est cela ! il faut que je sois bien bête pour ne pas l’avoir deviné tout de suite, quoique la minette aurait bien pu me mettre un mot d’explication.

Dans son triomphe et malgré le superbe poids marqué par sa dernière pesée à la foire de Saint-Cloud, elle fit un saut de cabri et s’élança en courant vers sa baraque, qui était désormais toute proche.

— Avec ce fils-là ! disait-elle, je suis sûre d’être bien reçue. Ah ! le cher cœur va-t-il être content !

À la porte de la baraque, elle trouva le fidèle Échalot qui dormait en dépit du froid, adossé contre le montant et échauffant le petit Saladin dans son giron.

— Pourquoi ne t’es-tu pas couché, toi, l’enflé ? demanda-t-elle.

Échalot s’éveilla en sursaut et répondit :

— Ah ! patronne, vous voilà ! Dieu soit loué ! je n’espérais plus guère vous revoir en vie.

— Pourquoi ça, ma vieille ?

— Parce que, dans l’homme qui est venu tantôt, j’ai reconnu Toulonnais-l’Amitié.

— Bah ! fit la dompteuse, moi qui croyais que c’était M. de la Périère !

— Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là, répondit Échalot.

— Pourquoi ne m’avoir pas avertie tout de suite ?

— Parce que, patronne, quand ils se voient découverts c’est là le plus dur du danger.

La dompteuse lui tapa sur l’épaule amicalement.

— Tu as plus de jugeote que je ne croyais, dit-elle, et tu as agi comme un garçon qui voit plus loin que le bout de son nez.

— Ah ! fit Échalot, quand il s’agit de vous, patronne… mais vous pensez, l’idée de vous voir partie avec un pareil bandit…

— J’en ai vu des bandits, ma vieille ! s’écria la dompteuse, chez qui la réaction se faisait, amenant une sorte de fièvre. Ah ! tonnerre de Brest ! comme ils disent à Saint-Brieuc, il y en avait de toutes les couleurs. Si je deviens vieille, je pourrai raconter jusqu’à la fin de mes jours que j’ai pénétré au fond de la caverne des Habits-Noirs, toute seule, comme Daniel dans la fosse aux lions !

Échalot l’écoutait bouche béante.

— Des princes, des colonels, des barons, poursuivit la dompteuse, qu’on les prendrait pour la crème de l’aristocratie, quoi ! des avocats, des médecins…

— Et vous avez pu vous échapper de leurs griffes, balbutia Échalot.

La dompteuse mit ses deux poings sur ses hanches.

— Nous sommes des camarades, moi et eux, dit-elle, je les ai trompés en grand par l’adresse de ma ruse, quoiqu’ils soient plus astucieux que des démons. Ferme la porte et va te coucher, ma vieille ! Il fera jour demain, puisque c’est leur mot d’ordre, et j’ai idée que nous en verrons de grises !