Maman Léo/Chapitre 16

Maman Léo (2e partie du Secret des Habits noirs)
Le National (feuilleton paru du 21 mai au 10 aoûtp. 147-159).


XVI

Embauchage de maman Léo


Maman Léo cependant continuait, parlant à la marquise et à M. de Saint-Louis :

— Elle m’embrassait comme pour du pain, et le nom de Maurice venait à chaque instant sur ses lèvres ; moi, je ne savais plus où j’en étais ; car ça me déchire le cœur de voir ces deux enfants-là dans la peine.

— Vous a-t-elle parlé de Remy d’Arx ? interrompit la marquise.

— Ah ! je crois bien ! son frère, comme elle l’appelle maintenant ! Pour folle, c’est bien certain qu’elle est folle.

— Non, pas tout à fait, rectifia M. de Saint-Louis ; le docteur Samuel nous a expliqué les différents degrés de l’aliénation mentale, et à cet égard, il est la première autorité de Paris ; il y a chez notre chère enfant un trouble cérébral dont la cause est connue et déterminée.

— Et la cause cessant, ajouta la marquise avec vivacité, le trouble disparaîtra de même.

— Que Dieu vous entende, madame ! dit maman Léo, et ça me console bien de voir comme elle est aimée. Aussi, il n’y a plus de métier qui tienne, allez ! je suis désormais à vos ordres du matin jusqu’au soir et du soir au matin.

Mme d’Ornans lui prit la main de nouveau.

— Vous serez récompensée… voulut-elle dire.

— Ah ! pas de ça, Lisette ! s’écria la veuve. Si vous parlez latin, je ne vous comprends plus.

— Excellente femme ! murmura la marquise.

— Magnifique peuple ! soupira M. de Saint-Louis.

— Il y a donc, reprit maman Léo, en vous demandant bien pardon de ce qui vient de m’échapper, que je voulais la prêcher comme vous me l’aviez ordonné et que je ne savais pas par où commencer mon sermon. Elle était si gentille entre mes bras ! Je perdais mon temps à l’admirer, comme un vieil enfant que je suis, et je me disais : Si Dieu avait voulu, comme ils seraient heureux !

Et vous pensez bien que ça m’a ramenée à mon ouvrage, car il faut que Dieu le veuille, pas vrai ? il faut qu’ils soient heureux.

J’ai donc pris la chose de longueur, disant que la liberté est le premier de tous les biens sur la terre et que si on laisse les juges faire leur boniment, numéroter leurs paperasses, entortiller leur jury, bernique ! le diable lui-même ne peut pas y revenir.

Et tous les exemples à l’appui, qui sont nombreux et où je n’avais qu’à choisir.

Elle m’écoutait en fixant sur moi ses grands yeux mouillés.

Elle répétait toujours : « Il est innocent, il est innocent ! »

— Parbleure ! ai-je fait, Jésus aussi était innocent, et il a été pas moins crucifié entre les deux larrons.

— Bonne âme ! dit encore la marquise sincèrement émue.

Et M. de Saint-Louis :

— L’éloquence populaire, en France, a de ces ressources-là !

— En un mot comme en mille, poursuivit la dompteuse, ça ne lui faisait pas autant d’effet que je l’aurais voulu. La pauvre Minette est comme engourdie à force d’avoir souffert et pleuré toutes les larmes de son corps.

Alors l’idée m’est venue d’aller dans le sens de la fêlure et je lui ai dit :

— S’il meurt, tu mourras, pas vrai ?

— Ah ! qu’elle m’a répondu, j’en suis bien sûre et c’est là mon seul espoir !

— Eh bien ! alors, qui vengera ton frère ?

Ses yeux se sont allumés pendant qu’elle disait :

« Remy, mon pauvre cher Remy ! »

La marquise écoutait avec une attention passionnée ; M. de Saint-Louis hocha la tête en manière d’approbation, mais une nuance de pâleur éteignit le vermillon de son teint.

Les deux docteurs, le colonel et M. de la Périère, qui étaient toujours à l’autre coin de la cheminée, cessèrent tout à coup de causer pour prêter l’oreille.

— Elle était prise, poursuivit la dompteuse, je l’ai vu tout de suite ; quand je suis revenue à son Maurice, elle a pleuré à chaudes larmes, et moi aussi, comme vous pensez.

— Je veux être pendu, dit tout bas Lecoq à ses voisins, si j’ai rien vu, rien entendu de tout cela.

La veuve continuait :

— Elle est si faible et si brisée ! De pleurer ça l’a endormie tout de suite. Elle a renversé sa chère belle tête sur mon épaule…

— Voilà le vrai, dit encore Lecoq.

— … Et ses paupières ont battu, acheva maman Léo, mais avant de fermer les yeux, elle m’a dit : « J’ai confiance en toi, tu as été ma mère, et tu l’aimes comme s’il était ton fils. Si je lui dis : « Je veux que tu vives, » il se laissera sauver… et il faut qu’il vive pour notre amour comme pour notre vengeance. »

La voix faible et douce du colonel Bozzo se fit entendre à l’autre bout de la cheminée, disant :

— Drôle de fillette !

Ce fut un regard de colère que la bonne marquise lui jeta.

Mais le vieillard lui renvoya un sourire.

Il était assis commodément dans sa bergère, caressant de sa main blanchette et ridée une petite boîte d’or sur laquelle était le portrait émaillé de l’empereur de Russie.

— Bonne amie, murmura-t-il, en adressant à la marquise un signe de tête caressant, vous vous fâchiez déjà autrefois quand je radotais ce mot « drôle de fillette, » mais sous mon radotage, il y a souvent bien des choses. Cette enfant-là a trompé des calculs supérieurement faits, et dès qu’il s’agit d’elle, je dis cela pour nos amis comme pour vous, il ne faut pas se fier aux apparences.

Il s’interrompit pour ajouter en regardant paternellement ses trois voisins, qui éprouvèrent une sorte de malaise :

— C’est comme moi, mes enfants, je suis aussi un drôle de bonhomme.

Il ouvrit sa boîte d’or, prit quelques grains de tabac au bout de son index et les flaira à distance d’un air content.

La dompteuse n’était pas très forte en diplomatie et pourtant ce petit bout de scène ne passa point inaperçu pour elle.

— Monsieur le colonel a bien raison, dit-elle, d’autant qu’il n’a rien voulu dire contre l’enfant, j’en suis bien sûre. Elle a toujours eu un drôle de caractère, et il m’est arrivé plus d’une fois dans le temps de jeter ma langue aux chiens quand j’essayais de la comprendre.

Pour revenir à nos moutons, elle s’est donc endormie comme un bel ange du bon Dieu, et à mesure qu’elle s’endormait, un sourire de chérubin naissait sur ses lèvres, qui se mirent à remuer et qui dirent comme en rêve : « Nous serons heureux, nous nous marierons tout de suite… tout de suite !… »

Maman Léo s’arrêta et regarda la marquise en face.

— Voilà, ma bonne dame, acheva-t-elle, j’ai fait ce que j’ai pu.

— Et vous avez bien fait, répondit la marquise, vous nous avez rendu l’espoir, et tous ceux qui sont ici vous remercient.

— Alors, demanda la veuve en baissant la voix, le rêve de la chérie pourrait se réaliser ? Ils seraient heureux ensemble ? Vous consentirez à ce mariage ?

La marquise hésita, puis elle répondit avec gravité :

— Je n’ai plus d’enfant, elle est tout mon cœur, je ne sais pas jusqu’où peut descendre ma faiblesse pour elle, mais je crois que, si elle l’exige, j’irai jusqu’à ne point m’opposer à ce mariage.

— Ah ! saquedié ! s’écria maman Léo, qui sauta sur ses pieds, les nobles ne passent pas pour des braves gens chez nous, mais vous êtes un cœur, vous, ou que le diable m’emporte !

Elle avait jeté ses deux bras autour du cou de la marquise un peu effrayée pour planter sur ses joues deux retentissants baisers.

— Bien des pardons, murmura-t-elle en se reculant confuse, mais il a fallu que ça parte ; je n’ai pas pu m’en empêcher.

Mme la marquise d’Ornans riait en rajustant sa coiffure.

Samuel, le docteur en droit, et M. le baron de la Périère s’étaient rapprochés du prince, qui regardait cette scène avec attendrissement et murmurait :

— Le peuple ! ah ! le peuple français !

Le colonel Bozzo restait seul au coin de la cheminée.

— Il y a donc, reprit maman Léo, que je suis à vous, quoi ! corps et âme, et que je me jetterai au feu s’il le faut pour vous être agréable.

Comme elle achevait, son regard, en quittant la marquise, rencontra les quatre paires d’yeux des Habits-Noirs qui la guettaient fixement.

Elle ne broncha pas et fit la révérence en ajoutant :

— Comme de juste, je suis aussi toute au service de la compagnie. Voyons, usez de moi, que faut-il faire ?

On entendit derrière le cercle la petite toux du bon vieux colonel et ceux qui le masquaient s’écartèrent aussitôt avec respect.

— Merci, mes amis, dit-il, j’aime à voir ceux à qui je parle, et vous me gêniez, car je n’ai plus ma voix de vingt ans. C’est moi qui ai eu la première idée de faire venir cette excellente Mme Samayoux, c’est moi, si vous le permettez, qui lui donnerai ses instructions.

Tous les hommes s’inclinèrent en silence, et la marquise dit dans la sincérité de sa foi :

— J’allais vous en prier, bon ami, car vous êtes notre meilleur conseil.

— Désormais, reprit le colonel Bozzo, il faut que les choses marchent vite, car la session des assises va s’ouvrir cette semaine. Pouvez-vous être à notre disposition toute la journée de demain, chère madame ?

— Toute la journée de demain, répliqua la veuve, et toutes les autres journées, tant qu’on aura besoin de moi.

— C’est parfait, et nous trouverons bien moyen de vous témoigner notre reconnaissance sans blesser votre honorable fierté… Demain donc, à la première heure, vous vous rendrez au cabinet de M. le juge d’instruction, Perrin-Champein, qui est très matinal, et vous lui demanderez un permis pour voir le lieutenant Maurice Pagès à la prison de la Force.

— Mais si le juge d’instruction me refuse…

— Soyez tranquille, on aura fait le nécessaire pour que le juge d’instruction ne vous refuse pas. Il passe pour un homme singulièrement habile, et je m’étonne que vous n’ayez pas encore été interrogée.

— Je ferais bien des lieues en temps ordinaire, dit la dompteuse, pour éviter cette opération-là ; je n’aime ni les juges ni les huissiers, moi, c’est pas ma faute ; mais j’irai tout de même, et si on m’interroge, je parlerai la bouche ouverte ; quand j’aurai le permis, bien entendu, j’irai voir Maurice. Que faudra-t-il faire chez Maurice ?

— À peu près ce que vous venez de faire vis-à-vis de Valentine. Vous parlerez au nom de Valentine, vous direz… Mais pourquoi vous faire la leçon ? Nous avons pu vous apprécier ; nous savons quelle affection délicate et profonde vous portez à ce malheureux jeune homme. Vous ne nous croiriez pas, madame, si nous prétendions partager cette tendresse ; c’est un inconnu pour nous et un indifférent ; il y a plus, s’il ne nous était pas nécessaire comme moyen de salut pour Mlle de Villanove, notre intérêt, notre devoir peut-être serait de l’écarter ; mais nous aimons Valentine comme vous aimez Maurice ; Valentine est le dernier espoir de notre bien-aimée marquise, cela suffit pour que rien ne nous coûte.

La dompteuse le regarda bonnement et dit :

— Ça fait plaisir de voir la franchise que vous avez, et le pauvre gars doit tout de même une belle chandelle au bon Dieu qui lui a laissé des protections pareilles dans son malheur.

— Vous serez éloquente, poursuivit le colonel, nous n’avons aucune crainte à cet égard ; mais appuyez bien sur cet argument tiré de l’arrêt prononcé par le docteur Samuel : « La vie de Valentine est entre les mains de Maurice ; il peut à son gré la ressusciter ou la tuer. »

— Je l’ai dit, déclara solennellement Samuel, et je le répète, c’est ma conviction intime.

— Soyez tranquille, dit la veuve, je n’oublierai pas votre argument, mais il y en a un autre que je préfère pour ma part, c’est celui qui m’a été fourni par Mme la marquise. Quand Maurice va savoir qu’il peut espérer la main de Valentine…

Elle s’interrompit, et son regard interrogea Mme d’Ornans, qui murmura :

— Quand je devrais quitter la France et m’établir en pays étranger, je ne me dédis pas : je n’ai plus qu’elle sur la terre.

— Alors, s’écria maman Léo, tout est convenu ; vous savez où me trouver pour que je vous rende compte de ma mission. À demain ! et bonsoir la compagnie !

La marquise se leva et lui tendit la main.

— Où donc est M. Constant ? demanda-t-elle.

— Il a repris son service, répondit le docteur Samuel.

— Je puis très bien, dit le baron de la Périère en s’avançant, reconduire la bonne Mme Samayoux.

— Bah ! bah ! fit la veuve, M. Constant, encore passe, mais un baron ! Craignez-vous que je me perde ! Voilà ! si vous voulez que nous soyons tout à fait amis, il faut garder chacun notre place. Menez-moi seulement jusqu’à la porte du dehors, parce que je ne saurais pas retrouver ma route, mais une fois dans le chemin des Batailles, ne vous inquiétez pas de moi. Quand les rôdeurs et moi nous nous rencontrons, c’est moi qui fais peur aux rôdeurs.

Elle refusa le bras que le baron lui offrit galamment et sortit la première.

— Bonne amie, dit le colonel quand elle fut dehors, je crois que nous avons fait ce soir d’excellente besogne. Voulez-vous que je vous remette à votre hôtel en passant ? Je tombe de sommeil.

Mme d’Ornans avait appuyé sa tête sur sa main.

— Vous êtes un des hommes les plus véritablement sages que j’aie rencontrés en ma vie, murmura-t-elle d’un air pensif ; si vous n’étiez pas là, si je ne vous voyais mêlé à toutes ces aventures impossibles, je croirais que je rêve.

— Il me semble, dit M. de Saint-Louis, que je ne suis pas non plus un petit fou, madame.

— C’est vrai… pardonnez-moi, cher prince… Venez-vous avec nous ?

— Non, répondit M. de Saint-Louis, qui évita le regard du colonel, j’ai à causer avec M. de la Périère.

— Moi, dit Portal-Girard, le docteur en droit, je suis comme un médecin qui, à bout de remèdes, aurait conseillé une fontaine miraculeuse ou des reliques : Mme la marquise ne me regarde plus depuis que j’ai ouvert l’avis de l’évasion.

— Puisque c’est l’unique ressource… commença Mme d’Ornans.

Le colonel l’interrompit pour dire avec dignité :

— Le médecin qui avoue son impuissance est un honnête homme, monsieur Portal-Girard ; on ne peut jamais rien reprocher de pareil aux charlatans. Vous nous avez mis dans la vérité de la situation et Mme la marquise vous en remercie.

Il voulut offrir son bras à cette dernière, mais comme ses pauvres jambes flageolaient terriblement, ce fut la marquise elle-même qui le soutint pour gagner la porte.

— Je vous recommande bien la chère enfant, dit-elle avant de passer le seuil.

— Et gare à vous, prince, ajouta le colonel avec l’espièglerie d’un enfant. M. de la Périère me dira les petits secrets que vous avez ensemble.

Ils sortirent tous deux.

M. de Saint-Louis, Portal-Girard et le docteur Samuel se regardèrent.

Ils étaient pâles tous les trois.

— Lecoq est-il convoqué ? demanda M. de Saint-Louis.

— Oui, répondit Portal-Girard, pour ce soir, dans une heure, au boulevard du Temple.

— C’est chanceux ! murmura Samuel.

— Comme toutes les parties, répliqua le docteur en droit d’un ton calme et résolu. C’est un coup de dés, il s’agit de savoir si nous mourrons misérables comme des mendiants ou si nous vivrons plus riches que des rois !