Maman/Chapitres XVIII-XX

Librairie Hachette et Cie. (p. 157-182).

M. Pichon fut pris d’une inquiétude…


CHAPITRE XVIII


Promenade d’une malle. — Entre parrain et filleul. — Entre oncle et nièce.


Quand la malle eut accompli la moitié de son trajet, M. Pichon fut pris d’une inquiétude soudaine ; il avait des fourmis tout le long du bras, mais il n’osait pas l’avouer. Il fit d’abord ce qu’il put pour endurer jusqu’au bout sa torture ; il serra les lèvres, grinça des dents, et ôta son chapeau.

Mais à la fin il n’y put tenir davantage et s’écria:

« Si vous avez le bras fatigué, nous pouvons changer de main.

— Le bras fatigué, jamais ! dit le forgeron en ricanant.

— Alors, reprit M. Pichon d’un air penaud, c’est moi qui n’en peux plus.

— Fatigué ! un conducteur ! dit le forgeron d’un ton de reproche.

— Permettez ! riposta M. Pichon. Si j’avais les bras nus, j’irais comme cela pendant une demi-lieue, mais avec une redingote qui vous coupe les épaules, on n’a pas toute sa force. Forgeriez-vous en redingote, vous ? — Non, répondit franchement le forgeron ; je n’avais pas fait attention à cela. Y êtes-vous ?

— J’y suis. »

Ayant déposé la malle dans la poussière, ils profitèrent de l’occasion pour souffler un peu.

« Tenez, l’entendez-vous ? » dit le forgeron.

On entendait en effet les coups de maillet du tonnelier sur les tonneaux.

Quand la malle fut en vue d’une cour assez spacieuse qui précédait la troisième maison, le forgeron mit deux doigts dans sa bouche et produisit un sifflement aigu et prolongé.

Le toctoc du maillet s’arrêta subitement et un homme de bonne mine, coiffé d’un chapeau de paille, et les manches relevées jusqu’au dessus du coude, apparut à l’angle d’une pile de tonneaux neufs, qui répandaient une bonne odeur de bois fraîchement travaillé.

« Voilà le vrai neveu ! dit en riant le forgeron. Je vous laisse ensemble. Non ! non ! ne faites pas cela : je ne veux pas d’argent ; je suis payé par le plaisir d’obliger l’oncle d’un brave homme. Et puis, ajouta-t-il en clignant l’œil gauche, je vous devais cela, par rapport à la façon dont on vous a reçu. »

La-dessus il s’esquiva.

André Pichon s’avançait lentement, enjambant des tas de douves, des monceaux de cercles et des paquets d’osier. Il ne savait pas si le coup de sifflet avait été lancé à son intention, et il était tout surpris de voir sur le chemin une grosse malle, à côté d’un gros homme vêtu de noir, qui avait rabattu son chapeau sur ses yeux et ne bougeait pas plus qu’une statue.

Comme il faisait mine de rentrer dans son atelier, la statue cria d’une voix flûtée, absolument méconnaissable: « Monsieur Pichon ? »

André se retourna brusquement ; il ne connaissait pas cette voix là, et la statue demeurait dans la plus complète immobilité.

« Plaît-il ? demanda André d’une voix indécise.

—« Avance donc, imbécile, lui dit amicalement son oncle en ôtant son chapeau.

— Oh ! la bonne farce ! oh ! l’oncle Pichon ; quel plaisir ! par quel hasard ? »

Il se rua sur son oncle, et, sans respect pour la quantité de drap noir qu’il déployait en ce moment, lui donna une vigoureuse poussée sous prétexte d’accolade et lui secoua les bras de manière à y rétablir promptement la circulation.

Aux exclamations de son mari, Mme André Pichon accourut, tenant le filleul de l’oncle Pichon entre ses bras.

« Voilà ma femme ! dit André avec orgueil, et puis voilà votre filleul !

— Pour faire connaissance, ma chère, dit M. Pichon, en déposant galamment deux baisers de conducteur sur les joues rondelettes de Mme André.

— Et celui-là, qu’est-ce qu’il veut ? » reprit l’oncle Pichon en embrassant son filleul. Le filleul se laissa embrasser sans protestation, mais il continua à tendre ses petites mains potelées.

« C’est à votre chapeau qu’il en veut, dit Mme André en souriant. Le plus souvent qu’on donnera de beaux chapeaux neufs à des petits enfants qui cassent tout. Non, non, on ne leur donnera pas le beau chapeau. Ma chère, c’est ce qui vous trompe, » s’écria M. Pichon d’un ton goguenard. Et cet homme magnanime, ce parrain modèle, livra sans hésiter son chapeau à tous les hasards qu’il pouvait courir entre des petites mains si gauches et si inexpérimentées.

Mais le parrain n’avait pas comparé mentalement le poids du chapeau, et la force des petites menottes qui se tendaient pour le saisir. Aussitôt qu’il eut le chapeau entre les mains, le filleul le lâcha. Le dur cylindre, en touchant le sol, produisit un bruit sourd, et fit deux ou trois tours sur lui-même.

« Là, qu’est-ce que j’avais dit ? s’écria la soigneuse ménagère en ramassant prestement le chapeau. Oh ! le vilain petit garçon qui a « abîmé » le chapeau de son oncle.

— D’abord il n’a pas « abîmé » mon chapeau, dit l’oncle Pichon en souriant à sa jolie nièce ; et puis, quand même il l’aurait abîmé, je ne veux pas qu’on le gronde, c’est mon filleul ! »

Tout heureux et tout fier d’avoir pris si vaillamment possession de son filleul à la barbe du père et de la mère, il tendit le chapeau au marmot, en ayant soin de le soutenir par un des côtés du bord.

Le marmot fit ce que font tous les marmots en pareille occurrence: il porta le bord du chapeau à sa bouche et le serra entre ses deux uniques dents, avec l’espoir secret que la pression aiderait la troisième à percer sans douleur. Le goût du chapeau lui déplut sans doute, car il fit une petite grimace accompagnée d’un petit frisson. Mais il ne se tint pas pour battu, et alla recommencer son expérience à quelques pouces plus loin.

« C’est un gaillard ! dit l’oncle Pichon, émerveillé de la persévérance avec laquelle le petit bonhomme poursuivait l’accomplissement de sa tâche ; oui, ma foi, c’est un vrai Pichon ! »

Encouragé sans doute par un si bel éloge, le « vrai Pichon » continua de mordiller le chapeau de son parrain. Comme tous les poupons qui font leurs dents, le vrai Pichon bavait à faire frémir ; aussi, quand il eut parachevé le tour du chapeau, toute la ganse portait sa trace ; on eût dit qu’un limaçon péripatéticien avait passé par là.

Mme André Pichon, qui avait au plus haut degré l’amour de l’ordre et de la propreté, passa vivement le vrai Pichon à son mari et dit à son oncle: « Mon oncle, donnez-moi votre chapeau que je l’essuie, il n’est plus présentable. »

M. Pichon lui céda son chapeau sans résistance ; alors, relevant un coin de son tablier, la ménagère s’escrima à réparer le désastre. Comme elle était vive et adroite, l’oncle Pichon la regardait avec beaucoup de complaisance. Tout à coup, s’apercevant qu’il avait les bras ballants et les mains vides, l’oncle Pichon dit à son neveu: « Passe-le-moi. »

André lui passa le poupon ; et l’oncle Pichon, qui une seule fois dans toute sa longue carrière, et seulement pendant quelques minutes, avait tenu un petit enfant dans ses bras, se trouva tout à coup le plus glorieux et en même temps le plus embarrassé des parrains.

Tout en s’occupant du chapeau, la jeune femme donna quelques conseils pratiques à son oncle. Alors le filleul, se sentant tenu selon les règles, cessa de craindre pour sa vie, et s’occupa activement des boucles d’oreilles de son parrain. Comme le drôle avait déjà la poigne vigoureuse, le parrain ne pouvait s’empêcher de faire par moments d’horribles grimaces ; mais il soutenait effrontément que ce n’était pas vrai. Pendant qu’il serrait ce petit enfant sur sa poitrine, son cœur battait plus fort, et sa mémoire lui rappelait avec un charme infini les pensées qu’il avait roulées bien souvent dans sa tête, depuis le jour où il avait vu Mme Gilbert pour la première fois, et où il avait rêvé, en regardant couler la Loire, aux parents qu’il avait là-bas, du côté de Saumur.

« Où est le reste de la bande ? s’écria-t-il tout à coup, comme s’il sortait d’un songe.

— André est en commission, lui répondit sa nièce, et elle regarda du côté de la ville pour voir si elle n’apercevrait pas André ; elle ajouta : « Michel et Jacques sont à l’école ; ils ne tarderont pas à rentrer, voilà qu’il est bientôt l’heure.

— À moins qu’ils n’aillent polissonner un peu par la ville ou sur les bords de la Loire, » dit M. Pichon pour la taquiner.

Malgré la crainte respectueuse que lui inspirait cet oncle tout vêtu de noir, la jeune femme défendit bravement sa progéniture.

« On voit bien, dit-elle avec chaleur, que vous ne les connaissez pas, sans cela vous ne les accuseriez pas de polissonner ; ils ne polissonnent jamais !

—Voilà, s’écria l’oncle Pichon en affectant une grande terreur, une petite poule qui vous saute bien vite aux yeux quand on s’approche de ses poussins. Elle me fait peur. Et toi, André, est-ce qu’elle ne te fait pas peur aussi quelquefois ?

—Jamais, mon oncle, répondit gaiement André ; et il jeta un regard affectueux à sa petite ménagère.

— Nous sommes en famille, poursuivit l’oncle Pichon, n’aie pas peur de parler, mon garçon : est-ce qu’elle ne te mène pas un peu par le bout du nez ? Voyons, là, un tout petit peu.

— Pas du tout, riposta vivement la jeune femme, et ses joues s’empourprèrent ; André est le maître à la maison, comme il convient à un homme, et moi je suis la maîtresse, comme il convient à une femme. Nous nous entendons bien, voilà tout, et c’est la première fois qu’on m’accuse de le mener par le bout du nez. Mon oncle, cet enfant vous gêne, rendez-le-moi.

— Elle est vexée, s’écria l’oncle Pichon, en adressant à son neveu des clignements significatifs de son bon œil. Elle est vexée, et elle n’en est que plus jolie. Ma mignonne, ce que j’en disais c’était pour rire, absolument pour rire, et maintenant je vais vous parler sérieusement. J’aurais choisi moi-même ma nièce entre cent, entre mille, que je ne la trouverais pas plus à mon goût. Que je ne boive jamais un verre de bon vin si je ne dis pas la pure vérité.

— Une jolie nièce, ma foi ! s’écria la jeune femme en rougissant de plaisir et de confusion ; oui, une jolie nièce, qui laisse son oncle debout, avec un enfant sur les bras, au lieu de le faire entrer à la maison et de le faire rafraîchir.

— Tout ça, reprit l’oncle avec malice, c’est pour ravoir l’enfant ; mais c’est mon filleul et j’ai le droit de le garder aussi longtemps que je voudrai, n’est-ce pas, Vincent ? »

Le jeune Vincent prit ces paroles pour un encouragement à tirer les boucles d’oreilles de son parrain, et il les tira à toute volée comme un sonneur de cloches. Le drôle faisait honneur à sa nourrice ; je veux dire qu’il avait le bras étonnamment vigoureux pour un enfant de son âge, et ses petites pinces étaient aussi tenaces que celles d’une écrevisse aux abois. À chaque saccade, le lobe des oreilles de M. Pichon s’allongeait d’un demi-pouce et devenait d’abord tout blanc, pour prendre bientôt la coloration de la braise ardente, lorsque la réaction s’opérait. Sur la joue rebondie de M. Pichon, il se formait chaque fois une série de petits plis convergents, qui venaient aboutir à l’oreille. La tête de M. Pichon s’emplissait de bourdonnements ; et les yeux de M. Pichon s’emplissaient de petites larmes brillantes, dans les coins. Mais M. Pichon, homme courageux et stoïque, souriait d’un air de béatitude, au milieu de ses tortures.

« Quelle poigne ! disait-il avec admiration, en voilà un qui saura tenir les chevaux en bride, si jamais il devient conducteur de diligence. Hardi ! mon garçon, ne te gêne pas ; je n’aurais jamais cru que ce fût si amusant de se faire tirer les oreilles. Mais voyez donc comme il s’anime au jeu ! »

« Il vous assassine les oreilles, dit la jeune femme avec inquiétude, elles sont rouges comme du feu:

— Si j’ai les oreilles rouges, j’ai le cœur content, plus content que le jour où j’ai tiré un bon numéro à la conscription ! Maintenant, ma petite, je vais vous dire quelque chose que vous prendrez comme un compliment, si vous voulez, mais qui est la pure et simple vérité. C’est la première fois que je descends de voiture sans éprouver le besoin d’abattre la poussière avec un verre de vin. Pourtant, un bon verre de vin est une bonne chose, surtout après un voyage en chemin de fer. Si donc vous y tenez absolument, nous entrerons pour trinquer. »

Toujours chargé de son doux fardeau, M. Pichon fit deux pas vers la porte. Mais il se souvint de sa malle et se retourna.

Son neveu la tenait déjà d’un côté, et sa nièce se disposait à soulever l’autre côté après avoir enroulé un coin de son tablier autour de la poignée de fer qui était dure et anguleuse.

« Pas de ça ! s’écria l’oncle Pichon avec une extrême vivacité, ma petite, c’est trop dur pour vous. Oh ! la rusée commère ! elle a pourtant trouvé moyen de me forcer à lui rendre son marmot. Prenez-le, ma chère, et lâchez tout de suite cette poignée. »

Mme André Pichon out beau protester qu’elle n’était pas une rusée commère, M. Pichon lui prouva clair comme le jour qu’elle n’était pas de force à soulever une malle, qu’elle le savait bien, et que si elle avait fait mine de s’en mêler, c’était pour mettre son oncle en demeure de prendre sa place et de lui rendre son enfant. Eh bien ! qu’est-ce qu’elle aurait dit s’il avait porté la malle d’une main en tenant le jeune Vincent sur l’autre bras ?Elle aurait eu grand’peur, et c’eût été bien fait !

La nièce commençait à comprendre le caractère de son oncle: aussi se contenta-t-elle de sourire et elle entra dans la maison pour préparer les rafraîchissements.

Quand les deux hommes eurent déposé provisoirement la malle dans un coin, ils vinrent s’asseoir devant une petite table carrée qui occupait le milieu de la pièce, et sur laquelle la jeune ménagère avait déjà étalé une nappe bien blanche. Elle tira d’un dressoir un couteau, une fourchette, une assiette et plusieurs verres, et du garde-manger un plat de bœuf à la mode fortement entamé.

« Ça sent bon ! dit l’oncle Pichon en se penchant sur le plat de bœuf à la mode.

— Elle cuisine bien ! fit observer André avec orgueil.

— Ça c’est une grande qualité ! » dit l’oncle Pichon.

En ce moment la jeune femme s’approcha de son oncle, et lui dit: « L’enfant me gêne pour aller à la cave, c’est trop froid pour lui, et il aurait peur ; voulez-vous me le tenir un instant. »

Elle lui abandonna le précieux marmot et disparut vivement par la porte du fond.

« N’importe, s’écria l’oncle Pichon tout ému, les femmes vous ont quelquefois des idées bien gentilles ; et bonne cuisinière avec cela ! André, tu as une bonne femme, et j’ai une bonne nièce, et toi, filleul, tu as une bonne mère. Nous aurons à causer sérieusement de quelque chose que j’ai en tête, et si cela ne réussit pas, les difficultés en tout cas ne viendront pas de moi. Pour commencer, je ne veux plus appeler ta femme que par son petit nom ; et… et si tu n’y vois pas d’inconvénient et si elle n’en voit pas non plus, je désirerais la tutoyer. Je me sentirais plus en famille, et puis, nous aurions tout de suite l’air de nous connaître depuis longtemps. Car, ajouta-t-il avec un soupir, il y a longtemps que je devrais la connaître. Crois-tu qu’elle veuille bien ?

— Demandez-le-lui à elle-même, lui répondit son neveu, d’un air qui voulait dire: vous verrez comme elle sera enchantée ! »

Mme André Pichon rentrait en ce moment, tenant à la main une bouteille cachetée. L’oncle Pichon l’interpella en ces termes: « Dites donc, ma petite Aimée, est-ce que ça vous ferait quelque chose que je vous dise « tu » ?

—Cela me ferait le plus grand plaisir, » répondit simplement « ma petite Aimée », et pour sceller le pacte, elle se pencha vers son oncle et lui tendit gentiment sa joue.

Jacques s’avança bravement.

CHAPITRE XIX


Toute la famille Pichon.

L’oncle Pichon se coupa d’abord une toute petite tranche de bœuf à la mode, uniquement pour voir quel goût « ça pouvait bien avoir, car il n’avait pas faim ».

Il se carrait dans sa chaise, jetait autour de lui des regards satis faits et mangeait lentement, comme un homme qui n’est pas pressé par l’heure. Il éprouvait un sentiment de bien-être et un vif besoin d’expansion, comme un voyageur qui rentre au foyer domestique après une vie d’agitation, de fatigues et de solitude.

Sa nièce lui versait à boire ; son neveu le regardait en souriant, et le poupon faisait de brusques soubresauts, aussitôt réprimés par sa petite mère, pour attraper ses boucles d’oreilles, sa fourchette ou son couteau.

« Qu’on est donc bien ici, mes enfants ! dit l’oncle Pichon quand il eut achevé sa petite tranche de bœuf.

— Encore une petite tranche ! lui dit sa nièce d’un air engageant. — Non, ma mignonne, je ne pourrais pas souper avec vous. A quelle heure m’as tu dit que vous soupiez ?

—A huit heures, mon oncle.

— Ah ! c’est bien différent, répondit l’oncle en secouant la tête d’un air profond. Je crois que je vais me couper une seconde tranche. J’ai mangé la première si vite que je n’en ai pas bien senti le gout. À votre santé, mes enfants ! »

Le neveu et la nièce, par politesse, trempèrent leurs lèvres dans leurs verres ; l’oncle vida le sien d’un trait ; ensuite il cligna son bon œil, fit claquer sa langue et s’étonna facétieusement qu’on eût oublié de lui servir de l’eau. Cette excellente plaisanterie ne manqua pas son effet ; le neveu, la nièce et l’auteur de la plaisanterie lui-même rirent aux larmes à l’idée qu’on pût songer un seul instant à baptiser du vin cacheté.

« Où le prends-tu ? » demanda l’oncle à son neveu, en désignant du doigt la bouteille.

Son neveu lui dit où il le prenait.

« Et combien le payes-tu ? »

André lui dit le prix.

M. Pichon hocha la tête en ramenant sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure:

« Bon et pas cher, » dit-il d’un air de connaisseur ; et il ajouta d’un ton plein de mystère et d’importance:

« Je songe à me monter une cave, et je m’adresserai à ton marchand, s’il a toujours du même. Nous causerons de ma cave et de bien d’autres choses après souper. »

L’oncle Pichon ayant refusé une troisième tranche de bœuf, la nièce lui rendit son filleul, sous prétexte qu’il la gênait pour desservir.

L’oncle la regardait aller et venir d’un pas alerte et silencieux. Avec l’autorisation de son oncle, André était retourné à ses tonneaux, car il avait des commandes pressées. Le vieux philosophe, tranquillement assis sur sa chaise, le cœur doucement réchauffé par le contact du petit enfant qu’il tenait dans ses bras, philosophait sur l’enchaînement des effets et des causes. Pourtant ! S’il n’avait pas fait certaines confidences au capitaine Maulevrier, le capitaine Maulevrier ne fût pas devenu son ami ; il ne l’aurait pas présenté à Mme Gilbert, à son mari et à ses enfants, et lui, philosophe, n’aurait probablement jamais fait le voyage de Saumur ! En effet, qu’est-ce qui l’avait décidé ? La vue d’une famille bien unie et le sentiment plus vif de l’isolement où il vieillissait. C’était bien à Mme Gilbert qu’il devait son bonheur présent ; aussi pensait-il à elle en regardant sa nièce aller et venir. Et même, quoiqu’il n’y eût aucune ressemblance entre les traits de Mme Gilbert et ceux de la femme du tonnelier, il se plaisait pourtant à trouver que sa nièce avait certains gestes, certains mouvements, certaines intonations qui l’avaient frappé dans Mme Gilbert. Il lui en savait un gré infini, et l’avenir qu’il rêvait depuis quelque temps en prenait des teintes de plus en plus roses.

Le vacarme même qui venait de l’atelier se mêlait à ses rêves au lieu de les troubler. C’est ce joyeux vacarme qu’il entendrait là-bas, à la Silleraye, quand ils vivraient tous ensemble ; c’est ce joyeux vacarme qui réveillerait les endormis de la ville basse. Il avait déjà une maison en vue, où il y aurait grandement place pour tout le monde ; au besoin, il se ferait tout petit pour ne gêner personne. Sa nièce aurait trop à faire pour s’ennuyer, et elle était trop active pour s’endormir. Seulement, consentiraient-ils à quitter Saumur ? Pour les décider, il était prêt à tous les sacrifices ; oui, il leur donnerait tout son avoir, ne se réservant qu’une modique pension pour vivre !

Et pendant que le philosophe philosophait, son filleul lui faisait mille misères, sans parvenir à lasser sa patience ; et la petite ménagère vaquait aux soins du ménage. Tout à coup. entendant au dehors un pas bien connu qui s’approchait de la maison, elle sortit rapidement et reparut au bout d’une minute, la main sur l’épaule d’un grand garçon de quatorze ans.

« Mon oncle, dit-elle au philosophe, voilà André ! »

André ricana, comme font les garçons de quatorze ans quand ils sont embarrassés, et s’avança gauchement vers l’homme à la redingote noire et aux yeux inégaux.

« Embrasse ton oncle ! » lui souffla sa mère, en le poussant par derrière.

André embrassa son oncle pour obéir à sa mère, et il embrassa son petit frère par la même occasion pour se faire plaisir à lui même.

« Il est grand et fort pour son âge, dit l’oncle en l’examinant comme si c’eût été un jeune poulain.

— Il aide déjà son père, dit la mère avec orgueil.

— Sais-tu taper dur ? lui demanda le monsieur il la redingote noire, d’un ton encourageant.

— Oui, monsieur, je tape assez dur comme ça.

— Ne m’appelle pas monsieur, dit d’un ton de reproche l’homme à la redingote noire, appelle-moi mon oncle.

— Oui, mon oncle.

— À la bonne heure ! Mais qu’est-ce qu’il a donc, ce petit diablotin-là ? »

Ces dernières paroles s’adressaient au filleul, qui gigotait de toute la force de ses petites jambes et agitait ses deux bras comme un boxeur.

Ayant suivi la direction de ses regards, l’oncle Pichon put constater que son filleul dévorait André des yeux, et luttait de toutes ses forces pour s’élancer vers lui.

« Concurrence ! dit l’oncle d’un ton de bonne humeur ; allons, ne te fâche pas, et toi, André, viens le prendre. »

André s’avança timidement et prit son petit frère. Une fois qu’il l’eut dans les bras, toute sa gaucherie disparut comme par enchantement. Le marmot lui servait de contenance, et puis il n’était pas embarrassé pour trouver que lui dire, à lui.

La tendresse visible des deux enfants l’un pour l’autre rajeunissait le cœur du vieil homme, et l’avenir lui paraissait de plus en plus rose.

Encore une fois la ménagère sortit de la maison, entendant des voix d’enfants qui babillaient sur la route ; et elle rentra entre deux garçonnets, l’un de neuf ans, l’autre de sept ans, qu’elle poussa vers le philosophe en disant:

« Mon oncle, voici Michel et voici Jacques. »

Jacques, le plus jeune, sans prendre le temps de déposer son attirail d’écolier, s’avança bravement vers l’homme à la redingote noire, lui dit: « Bonjour, mon oncle ! » d’une bonne grosse voix enrouée, et par mégarde lui enfonça sa règle dans les côtes, en l’embrassant. L’oncle ne sourcilla pas et, posant ses deux grosses mains sur les épaules du petit écolier, il lui dit:

« Es-tu sage à l’école ?

— Il y a des jours, répondit franchement le petit écolier. Mais je ne peux pas toujours m’empêcher de parler ; et alors, crac ! un mauvais point.

— Travailles-tu bien au moins ? »

L’enfant regarda sa mère, comme pour lui demander ce qu’il fallait répondre.

« Oui, oui, dit-elle en souriant, il travaille bien ; on n’a rien à lui reprocher de ce côté-là.

— C’est bon, dit l’oncle Pichon, à l’autre maintenant ! »

L’autre avait déposé préalablement ses cahiers, son carton, ses livres et sa règle sur la malle de l’oncle Pichon. Il s’avança à son appel, et lui dit d’une voix douce:

« Bonjour, mon oncle Pichon ! et l’embrassa sans lui endommager les côtes.

— Toi, lui dit l’oncle Pichon, je crois que tu dois être sage. »

L’enfant sourit, et ce fut sa mère qui répondit pour lui.

« C’est toujours lui qui a le prix de sagesse, dit-elle avec orgueil.

— Alors il travaille bien ! reprit l’oncle Pichon, sagesse et travail, ça va toujours ensemble ! »

Ayant débité cet aphorisme avec la gravité et la solennité d’un président de distribution de prix, l’oncle Pichon dit au prix de sagesse:

« Tu peux aller à tes affaires, mon garçon. »

Le prix de sagesse reprit ses livres sur la malle et les rangea avec soin sur une tablette ; ensuite il alla faire des agaceries au poupon que Jacques tenait dans ses bras, par droit de conquête. Par toutes sortes de ruses et d’artifices, il l’avait soustrait à André, qui était allé rejoindre son père à l’atelier. L’oncle Pichon se demandait en regardant sa nièce:

« À quel âge a-t-elle pu se marier, pour avoir l’air si jeune, avec un grand garçon de quatorze ans. Le fait est qu’ils tapent ferme tous les deux, dit-il tout haut en sortant de sa rêverie ; il faut que j’aille voir un peu comment ils se démènent ! »

Et il y alla. Tout en les encourageant du sourire et du geste, il jaugeait du regard l’atelier et ses dépendances. Il constata avec plaisir que l’atelier de là-bas était bien plus vaste et bien plus commode. S’étant assis sur un cuveau renversé, il regarda travailler les deux André, et, tout en mâchonnant de minces frisons de bois, il philosopha pendant plus d’une demi-heure.

Quand il rentra à la maison, son filleul dormait dans son petit berceau. M. Pichon,qui n’avait pourtant pas le tempérament poétique, le com para tout couramment à un ange.

Flattée de la comparaison, la mère sourit, et proposa à l’oncle de visiter sa chambre, pour voir si elle lui conviendrait.

D’après tout ce qu’il avait vu, il savaitd’avance qu’elle lui plairait, mais il savait aussi que quand les gens se sont donné de la peine pour vous être agréables, il faut.être bien mal élevé pour les priver des éloges sur lesquels ils sont en droit de compter. Il déclara donc qu’il serait enchanté de faire un petit tour par là-baut.

Il s’engagea, à la suite de sa nièce, dans un petit escalier de bois un peu étroit, mais très propre.

« La troisième marche crie toujours, lui dit sa nièce en se retournant ; mais n’ayez pas peur, elle est solide quand même.

— C’est bon, ma fille, va toujours. »

La troisième marche cria, et les autres protestèrent par de faibles gémissements contre le poids insolite du conducteur dodu ; mais le conducteur dodu parvint sans encombre jusqu’à un petit corridor sur lequel donnaient plusieurs portes. Le corridor était tapissé d’un petit papier à fleurs très gai et les portes étaient peintes en gris clair.

Mme André Pichon ouvrit une de ces portes et s’effaça pour laisser passer son oncle. « C’est un peu étroit, dit-elle timidement.

— Étroit ! s’écria M. Pichon. Je voudrais bien que tu voies la chambre où je couche à Tours ; c’est-à-dire que c’est très grand ; on pourrait presque donner un bal ici. Et des rideaux blancs au lit ! et des rideaux blancs aux fenêtres ! Mon enfant, c’est du luxe. Une fenêtre qui donne sur la campagne et l’autre sur la cour ! Je n’ai qu’une fenêtre, moi, là-bas, et sais-tu sur quoi elle donne ? Elle donne sur l’arrière-cour d’une gargote, avec un grand mur noir en face ! — Pauvre oncle, comme vous devez être mal ! s’écria la jeune ménagère en le considérant avec une pitié sincère !

— Pas trop bien, reprit l’oncle ; mais, tu sais, c’est seulement pour dormir. Toute la journée, je suis au grand air sur mon siège.

— Mais quand il pleut ?

— Je suis mouillé.

— Mais quand il gèle ?

— Je suis gelé, et quand il fait un grand soleil, je suis cuit ; c’est le métier. Tant qu’on est jeune, on n’y fait pas seulement attention ; mais quand on commence à prendre de l’âge, on trouve cela un peu dur. Aussi, j’ai une vague idée que je ne continuerai pas bien longtemps.

— Eh bien ! mon oncle, savez-vous ce que vous devriez faire ? Vous devriez quitter votre vilain siège et votre vilaine chambre, et venir demeurer avec nous. »

M. Pichon regarda attentivement une lithographie encadrée qui représentait l’Enfant prodigue disputant aux pourceaux leur nourriture. Ce n’est pas que cette œuvre d’art méritât une attention particulière, mais le rusé bonhomme voulait dissimuler un sourire qui lui était venu sur les lèvres.

« Ma chère enfant, dit-il quand il fut redevenu parfaitement sérieux, je ne sais pas si cela conviendrait à ton mari.

—Voulez-vous que je l’appelle ? Il vous répètera lui-même ce qu’il m’a dit cent fois.

— Eh bien ! nous causerons de cela après souper, quand les enfants seront au lit.

— Quand vous voudrez, mon oncle. »

L’oncle fut touché de cette discrétion, et dit à sa nièce:

« Je crois que tu n’es pas difficile à vivre.

—Je le crois aussi, mon oncle, mais j’ai un si bon mari et de si bons enfants que je n’ai pas grand mérite à prendre la vie par le bon côté.

— Oui mais, répliqua l’oncle d’un air malin, si l’on fourrait un vieux bourru dans un si bon ménage, on ne sait pas ce qui pourrait arriver.

— Où donc est-il, ce vieux bourru ? demanda la nièce avec une surprise affectée. — Le voilà en chair et en os, » répondit l’oncle Pichon en se donnant un coup de poing au milieu de la poitrine.

Mme André Pichon secoua la tête en souriant.

« Je ne suis pas un vieux bourru ? » s’écria le conducteur avec l’indignation d’un homme dont on conteste le mérite.

Une seconde fois sa nièce secoua la tête en souriant.

« Comment peux-tu le savoir ? Tu me vois aujourd’hui pour la première fois.

— Vous aimez les enfants, lui répondit tranquillement sa nièce.

— Ça, ce n’est pas bête ! dit le bonhomme en secouant la tête à son tour ; enfin, qui vivra verra. »

Ils étudiaient leurs leçons.

CHAPITRE XX


Propositions faites par l’oncle Pichon à son neveu et à sa nièce.


L’oncle reprit le chemin de l’atelier, et la nièce s’occupa des apprêts du souper pendant que le prix de sagesse et la voix enrouée, assis face à face devant une table peinte en noir, étudiaient leurs leçons du lendemain, les pouces dans les oreilles. L’oncle en passant près d’eux leur tapota la tête en signe d’approbation ; ils le regardèrent d’abord de cet air ahuri qu’ont les gens brusquement réveillés ; ensuite ils lui sourirent et se remirent aussitôt à leur tâche, en bourdonnant bien fort.

Le souper fut très gai ; l’oncle était en verve ; il retrouvait au fond de sa mémoire de vieilles histoires qu’il croyait avoir oubliées depuis longtemps. Mais les vieilles histoires ne sont vieilles et fastidieuses que pour ceux qui les ont entendu rabâcher cent fois ; comme les auditeurs de l’oncle Pichon ne les avaient jamais entendues de leur vie, elles produisirent autant d’effet que si elles eussent été absolument inédites.

Il n’y a rien comme le succès pour exciter un acteur ou un narrateur ; le succès excita si bien l’oncle que l’on ne pouvait plus ni manger ni boire, à force de rire.

« Je vais étouffer, disait le tonnelier à sa femme, tape-moi bien vite dans le dos. »

Elle lui tapait bien vite dans le dos et, grâce à ce système de réaction, le tonnelier n’étouffa pas. Les trois garçons avaient des accès de fou rire inextinguibles ; le marmot les regardait d’un air étonné et se mettait à rire par esprit d’imitation, ce qui portait au comble la joie générale.

Tout à coup, au milieu du souper, l’oncle Pichon regarda André d’un air sévère et lui dit d’un ton bourru:

« André !! »

Il se fit tout à coup un profond silence, et tous les membres de la famille prirent un air effrayé, pensant qu’André venait de dire quelque chose d’inconvenant. Quant à André, il était blême.

« Mon garçon, lui dit l’oncle Pichon du ton le plus doux et le plus aimable, va me chercher ma blouse dans ma chambre: cette redingote me coupe décidément les épaules. »

Ce petit effet de scène produisit un tel hourra que le poupon prit un air indigné, remua la tête de haut en bas, et brandit son bras droit avec le geste d’une personne très maladroite qui cherche à lancer une pierre.

Lorsque André revint, apportant la blouse demandée, l’oncle Pichon passa derrière sa chaise, ôta tranquillement sa redingote et la remplaça par sa blouse.

« N’importe, dit-il à André, tu as eu une fameuse peur, avoue-le. »

André avoua qu’il avait eu une fameuse peur.

« C’est que, vois-tu, quand je m’y mets, je suis rudement mauvais, moi ! »

André protesta par un signe de tête.

« Je crois, ma parole d’honneur. reprit l’oncle Pichon d’un air sévère, que mon neveu vient de me donner un démenti ; et toi, Michel, oserais-tu me donner un démenti aussi. » Le prix de sagesse fit la même pantomime que son frère.

« Et de deux ! s’écria l’oncle Pichon ; et toi, no 3, vas-tu suivre le mauvais exemple de tes aînés.

— Moi, dit le no 3 de sa bonne grosse voix enrouée, je n’ai pas du tout peur de vous ; vous n’êtes pas méchant, vous êtes amusant !

— Et de trois ! Voyons le no 4 ; » et il se pencha vers son filleul qu’il avait fait placer entre sa mère et lui. Le filleul avait les nerfs un peu agacés, c’est pour cela qu’il ne sut pas mesurer ses mouvements ; croyant caresser l’oncle Pichon, il lui administra un bon soufflet au beau milieu de la joue.

Il y eut un moment de surprise, suivi d’une violente explosion de rires.

L’oncle Pichon croisa ses deux bras sur sa poitrine et dit à sa nièce: « Eh bien ! ils sontjolis tes petits ! C’est comme cela que tu les élèves ! »

La femme du tonnelier, qui ne manquait point d’esprit naturel, lui répondit finement:

« Je les élève dans le respect de la famille, et j’espère qu’ils rabroueront toujours ceux qui diront du mal de leur oncle !

— Attrape ! » s’ècria l’oncle Pichon qui aimait beaucoup les ripostes vives. « Ma mignonne, reprit-il en s’adressant sérieusement à sa nièce, je connais la femme d’un percepteur, qui est une petite dame comme il n’y en a pas beaucoup ; elle aurait trouvé aussi bien que cela, mais elle n’aurait pas trouvé mieux, du moins je ne le crois pas. Je ne suis pas de ta force ; et plutôt que de me faire river mon clou une seconde fois, j’aime bien mieux convenir que je ne suis pas méchant.

— Non, vous n’êtes pas méchant ! s’écria avec énergie une bonne grosse voix enrouée.

— Toi ! dit l’oncle Pichon, tu auras un canard pour avoir dit hardiment ton opinion comme un homme. Les deux autres en auront aussi chacun un pour avoir gardé le silence, comme deux enfants bien élevés. Mes enfants, il fait bon ici, et je ne sais pas si jamais de ma vie j’ai tant ri en une seule fois, et même en plusieurs ! »

La ménagère enleva prestement le dessert et plaça deux tasses à café sur la table, une pour son oncle, une pour son mari.

Alors le tonnelier, en hésitant un peu, demanda à l’oncle Pichon si la fumée de tabac ne l’incommodait pas.

Au lieu de répondre, le vieux philosophe tàta vivement la poche de côté de sa blouse, et, n’y trouvant pas ce qu’il cherchait, se précipita sur sa redingote, qui était pliée sur une chaise. Alors, fouillant dans la poche de côté, il en tira quelque chose qu’il éleva brusquement en l’air. C’était une pipe aussi noire que l’ébène.

« Et maintenant, dit-il à son neveu, répète voir un peu ta question ! »

Cette nouvelle facétie de l’oncle Pichon porta au comble l’admiration qu’il avait excitée. Son neveu ne put s’empêcher de lui dire qu’il n’avait jamais vu un homme aussi farceur que lui ! L’oncle Pichon riposta modestement qu’il n’était pas comme cela tous les jours, et que sa verve dépendait de la couleur du temps et de la figure des gens.

Ses auditeurs, sans commettre le péché d’orgueil, purent conclure de cette importante communication que le temps devrait être particulièrement beau, et la figure des gens singulièrement au goût de l’oncle Pichon.

Les déclarations de cette nature ne sont pas pour déplaire à ceux qui les écoutent, et nous ne refusons guère notre sympathie à ceux qui nous accordent la leur de si bonne grâce. Aussi l’oncle Pichon s’était-il rendu universellement populaire, même avant la distribution des canards.

Jacques fut servi le premier pour avoir dit hardiment son idée, comme un homme ; les deux autres vinrent ensuite pour avoir gardé le silence comme des enfants bien élevés.

Ensuite l’oncle et le neveu se mirent à fumer silencieusement, pendant que la mère de famille montait le poupon au premier étage pour le soustraire aux vapeurs délétères de la nicotine.

À travers le plafond, on l’entendit qui chantait une chanson de nourrice, en agitant le petit berceau. La mélodie du chant et le rhythme du berceau balancé à temps égaux semblaient exercer une influence bienfaisante sur les idées du vieux philosophe. Aussi aspirait-il de grosses bouffées de tabac avec une expression de jouissance infinie, et dodelinait-il la tête d’un air béat et satisfait.

Les deux écoliers ne tardèrent pas à monter, et le frère aîné les suivit bientôt, car il travaillait dur pour son âge, et il se levait de grand matin.

La ménagère redescendit et vint s’asseoir à côté de son oncle.

L’oncle secoua les cendres de sa pipe ; ensuite il se leva et ouvrit la fenêtre toute grande, ayant vaguement entendu dire que les per sonnes qui ne fument pas sont facilement incommodées de la fumée de celles qui fument.

La nièce voulut protester ; mais il lui déclara péremptoirement qu’il croyait savoir aussi bien qu’un autre les égards que l’on doit aux dames.

« Les soirées sont fraîches, reprit la femme du tonnelier, et si vous avez des rhumatismes…

— J’en ai, dit le vieux conducteur.

— Ne restez pas auprès de la fenêtre. »

Le vieux conducteur battit prudemment en retraite jusqu’au fond de la pièce, et y demeura jusqu’à ce que l’air eût été renouvelé.

« Elle pense même à mes rhumatismes, se dit-il dans la demi-retraite où il s’était confiné. Excellente cuisinière, avisée et bonne ! il faut absolument que je les décide ! »

La fenêtre refermée, les trois amis se réunirent de nouveau autour de la table.

« Voulez-vous que nous causions sérieusement ? demanda l’oncle d’un ton grave.

— À votre volonté, mon oncle, répondit le tonnelier. L’oncle se tourna vers sa nièce, qui fit un signe d’assentiment.

— Vous comptez faire d’André un tonnelier ?

— Il a pris goût au métier, répondit le neveu.

— Quand il sera plus grand, plus fort et plus habile, comptes-tu avoir de l’ouvrage pour vous deux ?

— Peut-être, mais ce n’est pas sûr.

— Alors que fera-t-il ?

— Il fera comme les autres, il ira chercher de l’ouvrage d’atelier en atelier, jusqu’à ce qu’il s’établisse quelque part comme patron. » L’oncle Pichon se tourna diplomatiquement du côté de sa nièce et lui dit : « Alors, ma pauvre fille, il faudra qu’il te quitte un jour ou l’autre. »

Elle baissa la tête avec une expression de résignation, et, de ses mains tremblantes, elle dénoua et renoua le nœud de son cordon de tablier, sans presque savoir ce qu’elle faisait.

L’oncle Pichon la regardait avec une compassion profonde ; et pourtant il n’était pas fâché de l’effet que sa réflexion avait produit sur elle. « Mes enfants, dit-il, je vais dans un instant vous proposer que]que chose ; mais comme je veux que vous choisissiez au mieux de vos intérêts et non pas pour me faire plaisir, voici ce que je veux que vous sachiez d’abord ; pesez bien mes paroles. Mon testament est fait…

— Ne parlons point de testament, dit Mme Pichon avec un mouvement de répugnance.

— Ma chère petite, reprit l’oncle en lui caressant la main, on ne meurt pas pour avoir fait son testament ; au contraire, on vit plus tranquille. D’ailleurs les affaires sont les affaires, et nous sommes en affaires pour le moment. Mon testament est fait, il est fait en votre faveur…

— Mon oncle, ce n’est pas bien de venir nous dire cela, au moment où nous vous recevons de si bon cœur et sans arrière-pensée d’intérêt. »

Elle s’était levée, toute rose d’indignation et pleurant presque de dépit. Elle était plus que jolie en ce moment, elle était belle, et d’un beauté si touchante que le vieux philosophe la regarda pendant quelques instants avec une profonde admiration, sans songer à lui répondre.

— Mon enfant chérie, dit-il enfin, si je n’avais pas été sûr, dès le premier moment, de ce que tu viens de me dire, je n’aurais jamais osé parler ici de mon testament. Je ne suis qu’un vieux conducteur sans éducation, mais je ne suis pas une brute ; là, bellement, ma mignonne, ne te fais pas de chagrin. Je t’ai jugée sur ta figure, sur tes actes et sur tes paroles, et je vois bien que l’argent n’est rien pour toi.

— Ni pour lui ! dit la jeune femme en désignant son mari d’un geste plein de fierté.

— Ni pour lui ! reprit chaleureusement le bonhomme. Assieds-toi maintenant, ma fille. J’ai donc fait ce que je viens de vous dire, et rien ne sera changé dans mes dispositions, absolument rien, quand bien même vous refuseriez ce que j’ai à vous proposer. »

Ici, il fit une petite pause, comme un orateur qui va attaquer la partie essentielle de son discours ; et, tirant de sa poche son grand mouchoir à carreaux, il se moucha bruyamment, car il était fort ému.

« Je sais un endroit, reprit-il lentement, un endroit qui n’est pas si grand que la ville de Saumur, mais où il y a à prendre un bon fonds de tonnelier. Je dis à prendre, car il sera vendu si bon marché que ce n’est pas la peine de parler du prix. Dans cet endroit-là, il y aura de l’occupation pour deux bons travailleurs ; peut-être même ces deux bons travailleurs ne suffiraient-ils pas à la besogne, et seraient ils forcés, au bout de quelque temps, de prendre un ou deux ouvriers. La maison est plus grande que celle-ci, mais pas aussi bien soignée, parce que la femme du tonnelier de là-bas ne vaut pas la femme du tonnelier d’ici. C’est dans l’endroit dont je parle que je suis né, et qu’est né aussi le père d’André ; j’ai l’intention d’y planter mes choux, parce que c’est mon pays. Dans les projets que j’ai faits, en ruminant le long des grandes routes, je me voyais entouré d’une famille, et cette famille-là, c’était la tienne, André Pichon. Ne me réponds pas avant d’avoir réfléchi, mon garçon, ni toi non plus, ma petite Aimée. La nuit porte conseil ; je vous dirai seulement que dans ce pays-là, la concurrence n’est pas à craindre ; elle n’est pas dans les habitudes des gens: le fils succède au père et n’est pas obligé de s’en aller courir d’atelier en atelier et de ville en ville. Bonsoir, mes enfants, et surtout pas un mot de plus avant demain. »