Maman/Chapitres XXI-XXIII

Librairie Hachette et Cie. (p. 182-210).

Le directeur frappait toujours.

CHAPITRE XXI


La vilain cauchemar, suivi d’une grande joie.

Là-dessus, le bonhomme monta lourdement l’étroit escalier, et entra tout rêveur dans sa jolie petite chambre.

Il y vit quelque chose qu’il n’avait pas vu à sa première visite, et qui accrut encore son admiration pour la maîtresse du logis. C’était cependant une chose bien simple, mais pour un homme habitué à vivre dans un galetas, abandonné aux soins peu raffinés d’une grossière femme de ménage, cette chose si simple témoignait, au jugement du vieux conducteur, d’une entente supérieure du confortable de la vie. C’était un plateau de verre, posé sur la commode, et qui supportait une carafe remplie d’une eau bien pure et bien fraîche, un sucrier de verre plein de sucre blanc et un verre avec une petite cuiller d’argent.

Il est probable, sinon certain, que depuis l’invention du verre jamais un verre, une carafe et un sucrier n’ont été regardés aussi longtemps de suite et avec autant d’attendrissement.

« Allons ! allons ! se dit tout à coup le bonhomme d’un ton de reproche, ce n’est pas le moment d’avoir la larme à l’œil, la nuit est faite pour dormir. »

Quand il se retourna du côté du lit, il vit que la couverture était faite, et que ses pantoufles étaient posées côte à côte sur la descente du lit.

« S’ils ne veulent pas venir avec moi, pensait-il en considérant ces deux nouveaux prodiges, je suis capable de… oui, ma foi, j’en suis capable. Et cependant cela me ferait gros cœur de renoncer à la Silleraye au bon moment. »

Le « bon moment » pour lui, c’était celui où Mme Gilbert venait de s’y installer avec toute sa famille, et où le capitaine Maulevrier avait promis de faire de fréquentes visites à ses amis. Cédant à un besoin bien naturel du cœur humain, il aurait voulu rassembler dans un étroit espace tout ce qu’il aimait le mieux. Dans le cas où son neveu et sa nièce accepteraient sa proposition, il se demandait ce que Mme Gilbert penserait de sa nièce, et ce que sa nièce penserait de Mme Gilbert. Dans le cas où ils refuseraient, il se sentait capable de renoncer à la Silleraye et de venir s’établir à Saumur.

C’était peut-être une faiblesse, car enfin la patrie devrait passer avant la famille ; dans tous les cas, à supposer qu’il en dût venir 'a cette détermination, M. Pichon ne serait pas le premier qui aurait préféré la famille à la patrie.

Plongé dans ses pensées, partagé entre la crainte et l’espérance, M. Pichon faisait sa toilette de nuit avec une extrême lenteur. On l’eût pris pour un homme condamné à avoir la tête tranchée aussitôt qu’il aura retiré son dernier vêtement ; naturellement cet homme recule par tous les artifices possibles le moment d’en venir à cette fâcheuse extrémité.

« Mais je leur brûle leur chandelle inutilement, » s’écria-t-il tout à coup en se précipitant dans son lit et en soufflant sa bougie.

À peine eut-il ramené la couverture sur ses oreilles, qu’il s’endormit profondément. Vers le matin son sommeil devint plus léger, et il eut un cauchemar. L’administration, ayant appris qu’il méditait de la planter là, avait résolu de prendre les devants et de lui donner ignominieusement son compte. Le directeur l’avait fait comparaître devant lui, et le regardait d’un air sévère, assis à son bureau avec un registre ouvert devant lui. Seulement, ce que M. Pichon ne pouvait pas comprendre, c’est que le pupitre du directeur se trouvât dans une écurie ; l’écurie était vaste et ne contenait qu’un seul cheval, l’odieux Tringlot.

« Nous ne pouvons plus vous garder, lui dit sèchement le directeur.

— Pourquoi ?

— Parce que vous perdez la mémoire, parce que vous ne faites plus que des sottises. »

Ici Tringlot se mit à rire d’un rire humain, et M. Pichon se retourna avec effroi. Mais Tringlot, avec une ruse diabolique, affectait de mâcher lentement son foin, pour donner à entendre que ce n’était pas lui qui avait ri.

« Est-ce que nous ne pourrions pas causer ailleurs ? » demanda timidement M. Pichon.

Le directeur lui répondit sèchement : « Non, nous ne pouvons pas causer ailleurs ; c’est dans mon bureau que j’ai l’habitude de traiter les affaires.

— Mais, objecta M. Pichon tout troublé, êtes-vous bien sûr que nous sommes dans votre bureau ? Ce cheval qui vient de rire… »

Et il se tourna vers Tringlot qui lui montra ses longues dents jaunes et le regarda en louchant. M. Pichon frissonna d’horreur, jamais de sa vie il n’avait vu loucher un cheval.

« La tête s’en va ! répondit le directeur avec un ricanement ; du reste nous étions prévenus. Est-il vrai, oui ou non, que vous avez pris un individu à moustaches rousses pour le capitaine Gilbert ?

— C’est vrai, » répondit M. Pichon atterré. Comment le directeur pouvait-il connaître cette méprise, dont il n’avait parlé à personne.

« Est-il vrai, oui ou non, que vous ayez oublié de laisser à Buzançais un rouleau de cuir qui venait de Châteauroux, et que vous l’ayez transporté jusqu’à Châtillon ?

— C’est vrai, » répondit M. Pichon avec accablement. Mais cette fois du moins il savait à coup sûr par qui il avait été dénoncé. Ce ne pouvait être que par le Breton taciturne, qu’il avait prié de réparer son erreur. Voilà de ces tours que les conducteurs ne se jouent jamais entre eux ; du reste, il s’était toujours défié du Breton.

Ici Tringlot fit entendre de nouveau un bruyant éclat de rire et M. Pichon se tourna tout d’une pièce pour le regarder. Tringlot mâchait tranquillement de la paille.

« Je vous prie de me regarder quand je vous parle, reprit sévèrement le directeur. Qu’avez-vous donc à vous tourner toujours du côté de la pendule, 9 et le directeur saisit une grande règle plate, et se mit à frapper sur le bois du pupitre, à coups redoublés.

M. Pichon n’osa plus parler du cheval et regarda le directeur.

« Est-il vrai, oui ou non, reprit cet éminent fonctionnaire, que vous ayez pris un forgeron pour un tonnelier ?

— C’est vrai, répondit M. Pichon d’une voix faible.

— Est-il vrai, ajouta le directeur, que… »

M. Pichon n’entendit pas le reste de la phrase, parce que le directeur, tout en parlant, frappait à coups redoublés sur son pupitre. Il comprit cependant à la fureur du directeur qu’on l’accusait de quelque chose d’horrible. Le directeur frappait toujours, en grinçant des dents, et M. Pichon faisait de si violents efforts pour deviner quelle horreur il avait commise que tout son corps était couvert d’une sueur froide.

Tout à coup, le directeur, la règle, le pupitre, l’écurie et le cheval disparurent comme par enchantement. M. Pichon se trouva assis sur son lit et se frotta les yeux.

Le soleil du matin entrait par une des fenêtres dans la jolie petite chambre. Cette chambre était si claire, si gaie et si hospitalière, que M. Pichon reprit subitement possession de lui-même.

Sautant à bas du lit, il se précipita sur la carafe, se versa un grand verre d’eau et l’avala d’un trait, sans avoir songé un seul instant à y faire fondre du sucre.

« Ah ! ah ! se dit-il en prêtant l’oreille, voilà les coups de règle qui recommencent ! »

En effet, les coups de règle recommençaient, ou pour mieux dire les coups de maillet du tonnelier et de son apprenti, qui s’étaient mis à l’œuvre dès l’aurore, et frappaient de tout leur cœur.

« J’aime mieux cela, pensa M. Pichon, qui avait encore le cœur tout tremblant ; je ne crois pas aux rêves, comme les bonnes femmes: pourtant celui-là pourrait bien contenir un avertissement. Le fait est que j’ai oublié le rouleau de cuir, et c’est ma conscience qui me le reprochait cette nuit. Autrefois je n’oubliais rien ; voilà donc que je me fais vieux, il n’est que temps de filer. Si seulement ceux d’ici voulaient venir à la Silleraye, je crois que je filerais tout de suite. »

En pensant à « ceux d’ici », surtout à la mère et aux enfants, il se demanda quelle figure il allait leur présenter en descendant ? S’étant considéré dans la glace, il trouva qu’il avait la figure « mâchurée » et la barbe longue.

Alors il se mit en quête de ses rasoirs, et procéda à l’opération de sa barbe avec autant de soin que le jour où il devait conduire la famille Gilbert. Quand il eut promené son rasoir jusque dans les moindres replis de sa peau rugueuse, il se plongea la figure dans l’eau fraîche, à vingt reprises au moins, pour faire disparaître les traces du « mâchurage ». Chaque fois qu’il reparaissait à la surface de la grande cuvette de faïence à fleurs bleues, son visage était plus rouge que la fois précédente. S’il prenait tant de soin de son teint, ce n’était pas par coquetterie, mais s’il s’était présenté avec une figure défaite, sa nièce en aurait conclu qu’il avait passé une mauvaise nuit, et c’eût été bien mal la payer de toutes ses peines que de lui causer cette petite déception.

S’il avait été lent la veille au soir à faire sa toilette de nuit, il procéda plus lentement encore à sa toilette de jour.

À chaque instant, il s’interrompait pour écouter les bruits de la maison, espérant deviner, d’après ces indices, quelle serait la réponse du tonnelier et de sa femme, ou bien il courait à la fenêtre et, dissimulé derrière le rideau, observait la démarche des gens.

La première personne qu’il vit fut sa nièce. Elle tenait à la main un pichet de terre grise à ornements bleus. Elle fut rejointe dans la cour par une bonne femme de la campagne ; la bonne femme versa une mesure de lait dans le pichet bleu, reçut sa monnaie et alla retrouver son âne qui l’attendait sur la route. M. Pichon ne put rien deviner d’après l’expression du visage de sa nièce, car il ne l’avait vu qu’en raccourci, d’en haut ; et l’on sait que dans cette position le front seul et le nez sont visibles, c’est-à-dire les deux traits les moins expressifs de la physionomie. Le filleul se mit à crier ; l’oncle Pichon dressa l’oreille ; il entendit un léger bruit de baisers et de paroles câlines, le filleul se tut, et le parrain n’en fut pas plus avancé.

André le fils sortit de l’atelier et vint à la maison ; il avait l’air de bonne humeur, comme à l’ordinaire : mais ce n’était pas un indice, les parents ne l’avaient certainement pas mis dans la confidence.

André le père le suivit ; mais comme il penchait la tête en donnant des tapes sur son tablier pour faire tomber des frisons de bois, le pauvre oncle en fut encore cette fois pour ses frais d’observation. « Je finirai toujours bien par savoir le fin mot de la chose ! » se disait-il pour se donner du cœur et de la patience ; cela ne l’empêchait pas de courir d’une fenêtre à l’autre et de s’agiter comme un écureuil dans sa cage.

Il désirait et redoutait le moment où il connaîtrait son sort.

Comme il était aux aguets près d’une des fenêtres, quelqu’un frappa à la porte. L’oncle Pichon se retira vivement de la fenêtre ; ce fut seulement quand il se trouva au milieu de la chambre qu’il cria d’une voix étranglée : « Entrez ! »

La porte s’ouvrit, et Jacques entra délibérément, en disant de sa voix enrouée:

« Bonjour, mon oncle Pichon ! »

L’oncle Pichon embrassa son neveu, et le considéra avec une attention gênante.

« La soupe est prête, dit la grosse voix.

— Attends un peu, mon garçon, dis-moi comment se portent ton papa et ta maman. Ils se portent bien ? tant mieux ; est-ce qu’ils ont l’air… content ? Oui ? allons tant mieux, je te suis. »

Ayant enfilé sa blouse et raffermi son cœur, l’oncle Pichon descendit d’un pas mal assuré.

Au bas de l’escalier il trouva sa nièce qui tenait le poupon dans ses bras. Elle lui tendit les joues du poupon et les siennes ensuite, et lui demanda s’il avait bien dormi ? Il avait bien dormi tout d’un somme ; s’il ne lui avait rien manqué ? Rien du tout, et même…

Il n’acheva pas sa phrase, et se mit à la regarder fixement.

Il avait l’air si inquiet, qu’elle ne put s’empêcher de sourire: « Nous acceptons, lui dit-elle à voix basse, mais nous ne parlerons pas de cela devant les enfants, pour des raisons que je vous dirai. Chut ! chut ! chut ! »

Elle n’eut pas tort d’ajouter ces trois monosyllabes, car le premier mouvement de l’oncle Pichon avait été de se mettre à danser. Il était devenu tout rouge, puis tout pâle, et puis il avait empoigné sa blouse des deux côtés de la poitrine, et il tirait dessus de toutes ses forces, comme s’il eût fait un ferme propos de la déchirer en mille miettes.

Ayant ainsi calmé son agitation intérieure, il devint tout à coup si mystérieux, adressa tant de clins d’œil d’intelligence à son neveu, tout en mangeant sa soupe, que les enfants devinèrent tout de suite qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Les deux écoliers partirent pour l’école, et André retourna à l’atelier. Alors l’oncle Pichon sauta à la gorge de son neveu, le serra dans ses bras, le fit tourner sur lui-même, et déclara qu’il allait fumer une bonne petite pipe.

« Alors, dit-il après avoir allumé sa pipe, nous allons donc demeurer ensemble à la Silleraye. Eh bien ! vous ne vous en repentirez pas.

— Chut ! lui dit sa nièce en posant son doigt sur ses lèvres, et en devenant toute rose.

— Pourquoi chut ? Ah ! je comprends. Non, non, je n’entends pas parler d’argent, au diable l’argent. Je veux dire que l’affection… la reconnaissance… songez donc, vivre en famille !… je ne serai jamais bourru, je tâcherai d’être tout le contraire, voilà ce que je veux dire. Tire-moi les oreilles, toi ! »

Ces paroles s’adressaient au poupon, qu’il venait de ravir à sa mère ; le poupon tira les oreilles de son parrain avec une telle vigueur qu’elles devinrent toutes violettes et les yeux du parrain se remplirent de larmes.

La maman crut devoir intervenir.

« Non, non, ma petite Aimée, laisse-le tirer ; ça me fait plaisir et ça me soulage le cœur. Je vous dois tant, mes enfants, que je me couperais volontiers les oreilles pour vous faire plaisir a vous et aux vôtres. Mais pourquoi n’avez-vous pas voulu parler de cela devant les enfants ?

— Par prudence, lui répondit sa nièce. S’ils savaient, trop longtemps d’avance, qu’ils doivent quitter Saumur, l’impatience pourrait les prendre, et alors, adieu le travail, vous savez bien comme sont les enfants.

— Toujours raison ! s’écria l’oncle Pichon avec une admiration sincère. Et maintenant, ajouta-t-il, en Campant solidement ses deux mains sur ses genoux, les coudes bien écartés, causons de nos petites affaires… »

Et ils causèrent de leurs petites affaires.

Il étala les joujoux.


CHAPITRE XXII


Promenade au grand air. — Distribution de cadeaux. — Une fâcheuse interruption.


Au bout d’une demi-heure, le tonnelier donna quelques signes d’inquiétude et commença à s’agiter sur sa chaise.

Sa femme s’en aperçut, et posant sa main sur le bras de son oncle, lui dit: « André a de la besogne pressée, avec votre permission, mon oncle…

— La besogne avant tout, répondit l’oncle en allongeant une bonne tape sur l’épaule de son neveu. File sans cérémonie, mon garçon, et toi aussi, ma petite, tu dois avoir quelque chose à faire. Je ne veux pas vous gêner. D’ailleurs je ne serai pas fâché de faire prendre l’air à mon contentement, car j’ai comme des picotements…

— Dans les oreilles ? lui demanda malicieusement sa nièce.

— Justement c’est le seul endroit où je n’en aie pas, mauvaise langue. Ça me court tout le long des bras et des jambes, et j’ai comme un poids qui m’étouffe. Je vais emporter ma pipe et faire une bonne promenade sur la grand’route. Je reviendrai tout calme et tout raisonnable. »

Il mit aussitôt son projet à exécution, et s’en alla tout le long de la grande route, promenant des regards satisfaits sur les champs, sur les arbres, sur les maisonnettes, et jusque sur la poussière du chemin.

Quand il eut respiré l’air des champs à pleins poumons, et qu’il fut soulagé de son oppression, il tira sa pipe de sa poche, la bourra nonchalamment et se mit en devoir de l’allumer. Mais il faisait un petit vent d’est qui éteignait brusquement les allumettes, une à une. Voyez pourtant ce que c’est que de porter en soi un grand contentement ! Cela amusait M. Pichon de voir le vent lui souffler ses allumettes.

À la fin, il avisa un de ces terriers que se creusent les cantonniers, au revers des fossés, pour se mettre à l’abri de la pluie. C’est à peine si un homme ordinaire peut s’y introduire en rampant. M. Pichon, qui n’était point un homme ordinaire, du moins quant au volume, s’introduisit dans le terrier pour y allumer sa pipe. Il avait les genoux dans la poitrine, sa respiration était haletante et ses tempes battaient avec force. Eh bien ! cela l’amusait d’être si mal à son aise pour allumer sa pipe, et il souriait. On peut bien dire que c’était un sourire de satisfaction intime, car nul mortel n’eut jamais connaissance de ce sourire.

« Me voilà propre ! se dit-il en s’examinant au sortir de la tanière, mais n’importe, ma pipe est allumée. »

Le vent d’est emportait au loin les bouffées de tabac et les étirait comme des rubans. M. Pichon suivait les rubans du meilleur regard de son bon œil, et s’intéressait véritablement à leur sort.

« Déjà finie ! s’écria-HI quand la pipe fut achevée ; ce n’est pas étonnant, le vent en a fumé la moitié ! »

Alors, de haut en bas, il considéra sa personne qui présentait un aspect passablement terreux ; tout en marchant, il donnait sans se presser de bonnes tapes ou de simples pichenettes, pour faire tomber la terre qui s’était attachée à ses vêtements. Cela encore l’amusait. Tout est amusement pour un collégien en vacances, et, pour le moment, M. Pichon était un véritable écolier en vacances.

Ayant vu un paysan qui travaillait dans une vigne, l’échine pliée en deux, M. Pichon franchit le fossé pour aller voir quelle façon on donnait à la vigne dans ce pays-là, car il avait formé le projet d’acheter une petite vigne sur le coteau, et d’y faire bâtir un vide-bouteilles, pour y aller passer le dimanche avec les siens. Le paysan se tint d’abord sur la défensive et ne répondit que par monosyllabes ; mais, M. Pichon lui ayant raconté son histoire personnelle (sans rien dire de son neveu, de peur de lui faire perdre une pratique en annonçant son départ), le paysan vit qu’il n’avait pas affaire à un Monsieur et lui donna gratis une bonne petite leçon de viticulture.

Quand M. Pichon quitta le paysan, il songea au retour, et commença à revenir sur ses pas. Un peu avant Saumur, il fut croisé par une patache qui cahotait trois paysans. Le conducteur, un jeune homme blond, couvert de taches de rousseur, fouettait ses haridelles à tour de bras et ne ménageait pas les jurons.

M. Pichon éprouva ce bien-être égoïste que l’on éprouve à voir les autres travailler et prendre de la peine, quand on est soi-même de loisir et sans l’ombre d’un souci.

« Trime, rousseau, trime ! dit-il mentalement à l’homme aux taches de rousseur : me voilà bourgeois pour un mois, ensuite encore un peu de service, ensuite la liberté. »

Plus il approchait du faubourg, plus son cœur battait d’allégresse à l’idée de toutes les joies qui l’attendaient au foyer de « ses enfants ».

Comme il passait devant une pauvre maison toute déjetée et toute noire, il vit un marmot à demi un qui traînait dans la poussière les débris d’un cheval de carton.

Cette vue éveilla en lui un souvenir, et brusquement il se frappa le front. « Décidément, pensa-t-il, je baisse et je perds la mémoire. Aimée, en déballant ma malle, a tout rangé dans l’armoire et dans la commode, et j’ai oublié de donner les joujoux aux enfants. »

Au lieu d’aller entendre le bruit du maillet, comme il se l’était bien promis, il monta précipitamment à sa chambre et chercha le paquet. Comme tout était en bon ordre, il n’eut pas de peine à le retrouver. En un tour de main, il coupa la ficelle et déplia le papier, et étala les joujoux côte à côte sur son lit. Le spectacle était si magnifique et si somptueux qu’il ne put retenir un sourire de satisfaction.

Ensuite il descendit à pas de loup dans la salle d’en bas, et trouva sa nièce en train de faire la quatrième toilette du nourrisson. Pour le moment, le nourrisson n’avait pour tout vêtement qu’une petite brassière bien blanche et bien repassée.

« Vous arrivez bien, dit la jeune mère avec orgueil, regardez-moi ces petites jambes-là, et ces petits bras.

— Le fait est, dit l’oncle avec une admiration sincère, que voilà un petit jeune homme bien dodu et bien appétissant ! » On aurait juré à l’entendre qu’il parlait d’une belle volaille, mais il n’y mettait point de malice.

La preuve qu’il n’entendait établir aucune comparaison blessante, c’est qu’il déposa deux gros baisers sur les petits mollets roses ; or est-il jamais venu à l’idée de personne de déposer des baisers, gros ou petits, sur les pattes d’une poularde ou sur les ergots d’un poulet de grain ?

Le parrain, qui avait hâte, et pour cause, de voir terminer la toilette de son filleul, dit d’un ton insinuant : « Ne crains-tu pas qu’il ne prenne froid ? Tu vas l’habiller, j’espère.

— Pas avant de vous montrer ce qu’il sait faire. »

Alors elle assit le poupon sur ses genoux. Le poupon de ses deux petites mains saisit son pied gauche et le porta à sa bouche avec une facilité merveilleuse.

« Je ne me charge pas d’en faire autant, » s’écria le corpulent conducteur, et il ajouta :

« Maintenant, habille-le. »

La jeune mère leva la tête et lui demanda finement : « Est-ce que vous avez quelque chose à me demander ?

— Tu devines donc tout ? reprit-il en rougissant un peu. Eh bien ! oui, j’ai besoin que tu viennes voir quelque chose là-haut, dans ma chambre. »

Sans dire un mot, elle escamota le poupon comme une muscade, le posant sur le ventre, puis sur le dos, puis sur le ventre encore, l’enveloppant de bandelettes comme une momie, et l’enroulant dans des langes dont l’oncle Pichon ne voyait jamais ni le commencement ni la fin, tant elle allait vite en besogne. Le poupon se laissait faire sans rien dire, sachant par expérience que tout est bien qui finit bien.

« Voilà ! » dit la ménagère à l’oncle Pichon émerveillé. Puis se levant de sa chaise, et faisant passer le poupon sur son bras gauche par un mouvement rapide, elle ajouta : « Je suis prête à vous suivre. »

M . Pichon lui raconta son histoire.

« Mais, mon oncle, c’est de la folie ! s’écria-t-elle en voyant le grand déballage de joujoux.

— Tu trouves ? demanda l’oncle avec une bonhomie narquoise.

— C’est trop beau pour eux.

— Que non ! » reprit l’oncle en faisant le gros dos d’un air modeste.

Il se méprenait sur le sens des paroles de sa nièce. Il croyait qu’elle s’émerveillait de sa prodigalité, et il faisait le modeste. Mais la sage ménagère trouvait que c’étaient là des joujoux d’enfants riches, dangereux pour des enfants pauvres. Oui, dangereux ! comme tout objet qui peut faire naître dans l’âme d’un enfant des sentiments de vanité, d’orgueil, pendant qu’il le possède ; et d’amer désappointement dès qu’il ne le possède plus, et n’a aucun espoir de jamais posséder rien de pareil. Et le mal que peuvent faire des jouets trop riches ne se borne pas à une seule âme. Ils provoquent des comparaisons fâcheuses dans l’âme des petits camarades, et peuvent faire germer l’envie, la jalousie et la haine.

Voilà à quoi pensait la sage ménagère en regardant les joujoux.

« Se douterait-elle qu’ils n’ont pas été achetés pour ses enfants ? Elle est si fine ! » Cette réflexion fit passer un frisson dans le dos du coupable.

Mais Mme Pichon prit bien vite son parti ; et si une ombre légère passa sur son front, cette ombre fut bientôt dissipée.

L’oncle Pichon avait cru bien faire, et, en toutes choses, il ne faut voir que l’intention.

« Vont-ils être heureux ! » s’écria-t-elle avec un sourire aussi aimable que si elle eût été réellement charmée jusqu’au fond de l’âme.

L’oncle respira et dit : « Je n’entends rien à toutes ces machines-là, je voulais te demander de faire le partage. »

Elle fit le partage, séance tenante, avec beaucoup d’équité.

« Mais tu ne fais que trois parts, s’écria tout à coup l’oncle Pichon.

— Sans doute, une pour Michel, une pour Jacques et une pour ce gros-là. Et elle profita de l’occasion pour administrer un bon gros baiser à ce gros-là qui mâchonnait en ce moment une poupée de caoutchouc.

— Et André, ma fille, tu l’oublies donc ?

— André a presque quatorze ans ; il travaille comme un homme, et je suis sûre que les joujoux ne l’amusent plus.

— Alors, il n’aura donc rien ?

— Soyez tranquille, il ne sera pas jaloux.

— Oui, mais moi je n’entends pas cela. Dis-moi tout de suite ce qui peut lui plaire, et j’irai l’acheter. »

Après bien des débats et des controverses, la mère d’André avoua que l’objet de l’ambition de son fils aîné était « un couteau à plu sieurs lames, avec un manche en corne de cerf, mais sérieusement… »

L’oncle Pichon n’attendit pas la fin de la phrase, dévala l’escalier comme une avalanche, et se précipita vers le centre de la ville. Les passants se retournaient, surpris de son agilité.

Il fut de retour avant l’arrivée des écoliers, portant, dans sa poche de côté, une sorte de yatagan à lame circonflexe, très difficile à ouvrir, encore plus difficile à fermer. La lame circonflexe, par bonheur, était flanquée d’une demi-douzaine d’autres lames, depuis la lame de couteau ordinaire, jusqu’à la fine lame de canif.

Le partage eut lieu aussitôt que le prix de sagesse et la voix enrouée rentrèrent de l’école. Il arriva ce jour-là ce qui n’arrive pas souvent dans les partages : chacun fut content de son lot, et l’oncle Pichon, malgré sa résistance, fut l’objet d’une véritable ovation.

Les jours se suivaient et se ressemblaient, ce qui prouve que les proverbes n’ont pas toujours raison. L’oncle Pichon commençait à prendre des habitudes ; il voisinait un peu ; il avait renoué con naissance avec Mahut, il avait même adouci l’aigreur naturelle du caractère de Mme Mahut en caressant son petit enfant, et en lui donnant une consultation pour la maladie d’yeux de son chat.

Le matin du sixième jour, il se réveilla frais et dispos, en humeur de mettre cette journée-là à profit comme les précédentes.

Quelqu’un ayant frappé à sa porte, il s’enveloppa jusqu’au menton dans ses couvertures, et cria : « Entrez… »

Le prix de sagesse entra, tenant à la main une lettre que le facteur venait d’apporter.

« Merci, mon garçon, » dit l’oncle en prenant la lettre d’un air inquiet. Quand il descendit pour la soupe, il tenait la lettre à la main, et il avait l’air abattu.

« Ma chère, dit-il à sa nièce, c’était trop beau, cela ne pouvait durer ! On me rappelle à Tours, mon suppléant a fait des sottises, il a déplu aux voyageurs, il faut que j’aille reprendre mon service, jusqu’à ce que j’aie déniché un autre suppléant.

— Mais vous reviendrez, n’est-ce pas ? lui dit sa nièce en lui prenant la main.

—Je reviendrai certainement, répondit-il en essayant de sourire, et même je prolongerai mon congé d’autant de jours que j’en aurai perdus, mais cela me fait quelque chose de vous quitter si vite ; que je ne boive jamais un verre de bon vin si cela ne me fait pas quelque chose ! »

Pauvre bonhomme ! il n’avait pas besoin de le dire, cela se voyait

facilement.

Les petits enfants venaient à moi.

CHAPITRE XXIII


Mme Gilbert est préoccupée, et son mari la taquine. — Elle réconcilie Lucien et Pataud.

Mme Gilbert n’avait pas vu sans quelque effroi son petit troupeau s’augmenter subitement de deux brebis. Mais elle avait engagé sa parole, il n’y avait plus à reculer. La prière de Mme de Minias l’avait profondément émue, et elle avait cédé à un mouvement de générosité irréfléchie.

« Que pouvais-je faire ? dit-elle à son mari.

— Pas autre chose que ce que tu as fait.

—— J’ai peur d’avoir été imprudente.

— Ma chère, la générosité ne va jamais sans un peu d’imprudence, et s’il fallait toujours calculer le pour et le contre avant de se décider, on finirait par ne plus jamais rendre service à personne.

— C’est un peu vrai, dit-elle d’un air pensif.

— C’est absolument vrai, affirma le percepteur d’un ton péremptoire. Et, à ce propos, crois-tu que ta démarche auprès de Mme de Servan ait été d’une prudence parfaite ?

— Oh non ! répondit Mme Gilbert en rougissant. — Tu pouvais te faire éconduire.

— C’est vrai.

— Tu pouvais tomber sur un enfant démoralisé par la souffrance et l’isolement.

— C’est encore vrai, mais le pauvre petit était si digne de pitié.

— Sans doute il était digne de pitié ; mais c’est surtout parce qu’il était infirme, et que son malheur frappait tous les regards. Qui te dit que les enfants de Mme de Minias ne soient pas dignes de pitié aussi ? Mets-toi par la pensée à la place de Mme de Minias. suppose que les deux enfants aient été soumis à une contrainte et à un ennui insupportable, qu’ils ne puissent plus y résister et qu’ils se révoltent un beau jour ; te croirais-tu blàmable d’aller demander aide et conseil à une mère plus expérimentée, et ne trouverais-tu pas un peu dur que cette mère te fermât sa porte ?

— Mais je ne suis pas une mère expérimentée ! s’écria Mme Gilbert ; tu sais bien que je n’ai jamais lu un traité d’éducation, et que je n’ai point de théories. Si Mme de Minias m’avait demandé des conseils, il m’aurait été impossible de lui en donner un seul, et elle aurait peut-être cru que j’y mettais de la mauvaise volonté. Georges et Louise sont certainement de bons enfants ; mais je crois que la nature a beaucoup fait pour eux.

— La maman aussi, riposta le percepteur avec une ironie amicale.

—Je n’ai fait que suivre leur développement jour par jour et heure par heure.

— Rien que cela ! s’écria le percepteur en riant. Mais sais-tu bien qu’en dépit de tous les théoriciens et de tous les philosophes, c’est là le fond de toute bonne éducation. Ce n’est peut-être pas bien sublime de suivre pas à pas le développement d’un enfant ; et bien des parents dédaignent un si modeste office, ou sont trop paresseux, trop indifférents ou trop mondains pour le remplir. Alors ils remettent l’âme de leur enfant aux mains de certains éducateurs patentés, qui savent tout, excepté ce qu’il faut savoir, excepté ce que tu sais si bien.

— Tu te moques de moi, c’est très mal.

— Non, je ne me moque pas de toi, je te dis la pure et simple vérité. Cependant, si la vérité t’effarouche et te fait rougir à ce point, je consens à diminuer ton mérite en te déclarant que tu as le don d’attirer et de subjuguer les jeunes âmes ; tu es ce que l’on pourrait appeler « une charmeuse d’enfants !… »

— Il y a donc des charmeurs d’enfants ? demanda Mme Gilbert en éclatant de rire.

— Pourquoi pas ? Il y a bien des charmeurs de serpents.

— Fi ! monsieur, quel odieux rapprochement !

— Il te choque ?

— Plus que je ne saurais dire.

—J’y renonce de bon cœur, et je fais amende honorable. Mais, parlons sérieusement, est-ce que tu n’as jamais remarqué, au régiment, que tous les enfants étaient toujours suspendus à tes jupes ?

— Quelle folie ! Les petits enfants venaient à moi comme ils vont à toutes les mamans.

— Pas à toutes, ma chère.

— Eh bien ! à presque toutes. Mon Dieu ! que tu es taquin aujourd’hui ; est-ce que tu es plus souffrant ?

—Je me porte comme un charme, et tu le sais bien, grâce à les bons soins et à cet excellent air de Touraine. »


Mme Gilbert sourit en regardant la figure de son mari. Il n’était plus si pâle et ses sourcils ne se contractaient plus avec cette expression de souffrance qui lui avait causé tant d’angoisses pendant de longs mois.

« Pour en revenir à notre propos…, » dit le percepteur obstiné.

Mais sa femme ne lui laissa pas le temps d’achever.

« Penche-toi un peu, lui dit-elle, ton nœud de cravate est tout fripé ! tu n’es pas présentable ; il faut que je le refasse.

— Horreur ! s’écria M. Gilbert avec un effroi comique, un nœud de cravate fripé ! lorsqu’on est exposé à chaque instant à recevoir les grandes dames qui font la cour à la charmeuse d’enfants.

— Octave, je me fâcherai.

— Je t’en défie bien, tu sais, tu n’as pas le don de te fâcher.

— Dans tous les cas, je ne te referai pas ton nœud de cravate.

— J’en serai quitte pour me cacher derrière la niche de Pataud, quand les dames viendront. Oh ! mon Dieu, je crois reconnaître le pas de Mme de Servan. Non, je t’en prie, lâche-moi que je me sauve bien vite.

— Qu’il est méchant ! s’écria Mme Gilbert tout en lui refaisant son nœud avec le plus grand soin. Sais-tu, dit-elle, une mauvaise pensée qui me vient ?

— Oh ! s’écria-t-il en joignant les mains, et en faisant trembler sa voix, comme les jeunes premiers, au théâtre, madame, par pitié, dites-la-moi… pour la rareté du fait. »

Sa femme se mit à rire malgré elle.

« La mauvaise pensée ! on demande la mauvaise pensée ! » reprit il avec l’emphase d’un dilettante qui rappelle un chanteur favori.

« Je crois décidément que tu vas mieux, reprit Mme Gilbert.

— Eh quoi ? c’est là cette mauvaise pensée.

— Mais laisse-moi donc achever. Et sais-tu à quoi je reconnais que tu vas mieux ?

— Non, madame, mais si vous me le dites je le saurai probablement.

— Écoute, dit-elle d’un ton suppliant, ne prends pas cette voix de théâtre, les enfants pourraient t’entendre. »

Le percepteur se leva avec des précautions affectées, s’en alla jusqu’à la fenêtre, du pas furtif d’un traître de mélodrame, risqua un œil, revint s’asseoir à côté de sa femme et lui dit : « Madame, parlez sans crainte, les indiscrets qui pourraient nous ouïr sont à vingt pas d’ici, à la table du jardin ; ils font avec des épingles des trous dans du papier blanc, c’est sans doute une de vos inventions ?

— Ils font de la dentelle, répondit Mme Gilbert en riant ; je leur ai tracé des dessins autour desquels ils percent des trous. Comme il fait lourd, je ne pouvais pas les laisser courir ; ils en ont pour deux bonnes heures de tranquillité. Ce n’est pas plus difficile que cela de les tenir en repos.

— Ce n’est pas difficile, mais il fallait y penser ; je te reconnais bien là, charmeuse d’enfants. » Ayant prononcé ces paroles de son ton ordinaire, il reprit de son ton théâtral. « Et la raison, madame, qui vous a fait deviner que je suis guéri, c’est que…

— C’est que tu es redevenu taquin et méchant !

— Dieux de l’Olympe, s'écria-t-il, le fus-je donc autrefois ? »

En ce moment, Marie vint prévenir monsieur que M. Pascaud le faisait demander au bureau. Mme Gilbert le regarda s’éloigner, en souriant d’un air radieux. Son mari, pendant quelques mois, avait été si sombre et si préoccupé qu’elle était heureuse de le voir reprendre sa gaieté, et de l’entendre dire des enfantillages. Elle lui tenait tête pour le piquer au jeu, quoiqu’elle fût elle-même plutôt sérieuse qu’en jouée.

Quand son mari rentra du bureau, il avait l’air si préoccupé qu’elle lui demanda si c’était pour une affaire grave qu’on l’avait appelé.

« Pour une affaire très grave, répondit-il en étouffant une forte envie de rire. Le ministre des finances désire savoir si réellement… presque toutes les mamans attirent les petits enfants. Laisse-moi donc continuer. Non ! ne me pique pas avec ton aiguille, ou bien je pousse d’horribles clameurs, et j’ameute tout le quartier. Alors, j’ai dressé la liste des dames du régiment, et j’ai trouvé.

— Pas de cancans, tu sais que je les déteste. Non, ne nomme personne, j’aime mieux avouer que j’attirais tous les petits enfants, y compris les enfants de troupe. Es-tu content ?

—Couci couça ! tu emploies la figure de rhétorique appelée ironie, tandis que je parle sérieusement. Tu en as déjà attiré trois ici, à quand le quatrième ? Je parie pour huit jours.

— Tu ferais bien mieux de me donner des conseils.

— Des conseils ? moi ! Ma chérie (tu vois que je suis sérieux cette fois), demande des conseils à ton bon cœur et à ton bon sens, et compte sur le charme pour faire le reste. »

Le conseil était excellent, quoique venant d’un homme qui prétendait ne point s’y connaître, et Mme Gilbert le suivit sans presque s’apercevoir qu’elle le suivait.

Son bon sens et son bon cœur lui découvrirent quel serait le point le plus délicat de sa tâche: ce serait de faire accepter les nouveaux venus par Lucien, sans le faire souffrir. Le pauvre Lucien était trop nerveux pour n’être pas irritable, et trop passionné pour n’être pas jaloux. À plusieurs reprises déjà, et sans aucun motif apparent, il avait eu des accès de bouderie et de mauvaise humeur. Quand il était dans cette mauvaise disposition, tout lui déplaisait ; ou bien il gardait un silence morne, ou bien il s’obstinait à contredire. Ces accès n’étaient jamais de longue durée, parce que les enfants de Mme Gilbert, formés à l’école de leur mère, au lieu de l’abandonner à ses humeurs noires ou de l’irriter davantage en lui prouvant qu’il avait tort, trouvaient mille biais ingénieux pour le faire entrer dans leurs jeux d’où il semblait prendre un amer plaisir à s’exclure. Alors son front s’éclaircissait peu à peu, ses mains cessaient de trembler ; sans qu’il y eût jamais l’ombre d’une explication, il redevenait un bon petit camarade, et, avec une délicatesse de sentiment précoce, s’ingéniait à faire oublier ses torts. Dans ces occasions, il était charmant, le pauvre petit, et les deux enfants de Mme Gilbert s’attachaient. à lui de plus en plus. Son cœur se dilatait, et il répétait souvent d’un petit air sérieux:

« Nous nous aimons bien nous trois ! »

La première fois que Mme Gilbert vit sur le visage de Lucien l’expression de la jalousie, ce fut à propos de Pataud. Il faut convenir aussi que Pataud était bien indiscret et qu’il eût pu témoigner son affection d’une manière moins bruyante et moins théâtrale. Tant que Mme Gilbert était dans son boudoir, Pataud savait que la consigne était de rester à la niche. Les pattes de devant allongées sur le seuil de son domicile, et le museau sur les pattes, il se contentait de regarder Mme Gilbert, absolument comme faisait Lucien. Mais n’ayant pas, comme Lucien, des camarades pour le distraire, il se perdait dans une contemplation continue, tout en poursuivant ses rêves de chien heureux. Ses yeux étaient toujours dirigés du même côté, il ne clignait même pas les paupières, sauf quand l’importunité des mouches le contraignait à plisser la peau de son front et à fermer brusquement les yeux. Lucien n’avait pas remarqué ce manège.

Mais un jour que Mme Gilbert venait voir ce que faisaient ses enfants, Pataud se précipita vers elle en aboyant et en faisant des bonds prodigieux. Puis il vint se coucher à ses pieds en rampant, et l’empêche. littéralement d’avancer. Mme Gilbert fut obligée de le caresser et de le raisonner, comme un enfant.

Lucien fronça le sourcil: « De quel droit cette vilaine bête empêchait-elle « sa maman » de venir à lui ? »

Pataud, ayant bien voulu entendre raison, laissa le passage libre, mais il se tint obstinément auprès de Mme Gilbert, frôlant sa robe, et levant à chaque pas sa bonne grosse tête, pour mendier une caresse. Mme Gilbert vint s’asseoir à côté de Lucien ; aussitôt la tête de Pataud s’allongea sur ses genoux. Lucien se recula vivement.

Pataud vint mendier une caresse.
« Avez-vous peur des chiens ? lui demanda Mme Gilbert en tapotant la tête de Pataud, pour montrer comme il était doux et inoffensif.

— Je n’ai pas peur des chiens, répondit Lucien d’une voix un peu sèche, mais je ne les aime pas… »

Mme Gilbert devina la vérité, et repoussa doucement Pataud, qui s’en alla se poster de l’autre côté de la petite voiture. Cette fois Lucien ne se recula pas.

Mme Gilbert avait pris les mains du petit malade dans les siennes et les caressait doucement.

« Comme il vous regarde ! » dit brusquement Lucien ; et Mme Gilbert sentit trembler les deux petites mains.

« Les chiens sont des animaux très aimants, » répondit Mme Gilbert, en serrant doucement les deux petites mains. Lucien regarda le chien avec plus d’attention.

« Et vous, l’aimez-vous ? » demanda-t-il brusquement.

Mme Gilbert répondit en riant : « Je l’aime comme on aime un bon chien.

— L’aimez-vous plus que moi ?

— Quel enfantillage !

— L’aimez-vous autant que moi ?

— Ce n’est qu’un chien, répondit doucement Mme Gilbert, et vous, vous êtes mon enfant. Comprenez-vous la différence ? »

Il fit signe qu’il comprenait la différence, et baissa la tête d’un air confus ; il sentait vaguement qu’il avait eu tort de dire ce qu’il avait dit.

Mme Gilbert devina que c’était le moment de faire rentrer la paix dans cette âme troublée et de la réconcilier avec elle-même. Elle attira Lucien contre elle et l’embrassa sur le front. Alors les larmes jaillirent des yeux de l’enfant malade, de douces larmes qui emportèrent l’amertume de son cœur.

Dès le début de cette petite scène, Georges et Louise s’étaient retirés discrètement, et on les entendait habiller à quelque distance.

Mme Gilbert, avec son mouchoir, essuya doucement les larmes de Lucien, et lui dit à voix basse :

« Voulez-vous caresser Pataud ?

— Pas aujourd’hui, » répondit l’enfant après un instant d’hésitation. C’était le moment de frapper un grand coup, et d’achever l’œuvre commencée en faisant appel à la générosité du pauvre jaloux.

« Si Pataud vous fait peur ou vous déplaît, dit-elle en le regardant avec attention, on pourrait l’enchaîner quand vous êtes ici.

— Oh non ! s’écria l’enfant sans la moindre hésitation, cette fois ; pauvre bête ! il souffrirait trop de ne pas pouvoir courir après vous. » Allongeant alors la main droite, il la passa sur la tête de Pataud. Le gros chien, qui n’était ni rancunier ni jaloux, posa sa tête sur les genoux de Lucien.

« J’aime Pataud ! » dit l’enfant, et il ajouta: « Mais, n’est-ce pas, maman, que vous n’aimerez jamais personne plus que « nous trois ? »

— Je vous le promets, » répondit gravement Mme Gilbert.