Maman/Chapitres XV-XVII

Librairie Hachette et Cie. (p. 129-156).

Michet s’avança tout penaud.


CHAPITRE XV


Menus propos de voyage.— Un petit brin de mythologie.— M. Pichon fait des confidences au capitaine Maulevrier.



Dès le lendemain, Mme Gilbert s’occupa de remplir sa promesse. Quoiqu’elle eût pleine confiance dans son protégé, dont la physionomie et le langage lui avaient beaucoup plu, elle crut prudent d’aller aux informations, et s’adressa à M. Pascaud.

« La famille Michel ? dit M. Pascaud ; oh ! je la connais bien ; car je connais tout le monde à la Silleraye. Ce sont de braves gens, mais pas heureux ; ils habitent la rue des Roches, une vilaine rue dont presque toutes les maisons sont creusées dans le tuf. »

Le surlendemain, toute la famille Gilbert escorta le capitaine Maulevrier jusqu’à la diligence.

Mme Gilbert prit M. Pichon à part et lui demanda s’il connaissait un certain Jacques Michet.

« Je le connais sans le connaître, répondit gravement M. Pichon. Je ne lui ai jamais parlé, mais je le vois quelquefois qui rôde par ici ; un méchant boiteux, n’est-ce pas ? — Boiteux, oui, mais pas méchant, répondit en souriant Mme Gilbert.

— Vous vous intéressez peut-être à lui ? demanda vivement M. Pichon.

— Je m’intéresse à lui, répondit M’me Gilbert, et il m’a chargé de vous présenter une pétition. »

M. Pichon prit son air le plus attentif, et écouta Mme Gilbert en faisant de petits signes de tête. Tout à coup, avisant le pauvre Michet qui se cachait derrière des tonneaux vides.

« Ici, Michet ! » cria-t-il d’une voix de stentor.

Michet s’avança tout penaud, s’appliquant à boiter le moins possible.

Mais M. Pichon, au lieu de l’attendre, courut au garçon d’écurie, qui amenait les chevaux pour les atteler à la diligence, et l’arrêta tout court, en étendant devant lui le manche de son fouet.

« Voyons si tu sais ton métier, dit-il à Michet, en lui faisant signe d’approcher. Voilà deux chevaux, tu les vois bien ?

— Oui, monsieur Pichon, je les vois bien, répondit Michet avec ce tremblement particulier aux candidats qui comparaissent devant un jury d’examen sévère et redouté.

— Attelle-les, » dit laconiquement le jury d’examen.

Le candidat attela les deux chevaux en moins de deux minutes, montre en main, et, qui plus est, les attela correctement. C’était merveille de le voir sautiller autour de l’attelage, démêler les courroies, serrer les boucles, fixer les ardillons. Son tremblement avait cessé, il opérait avec la prestesse et la sûreté de main d’un escamoteur.

« Tu sais cette partie de ton métier, » dit gravement M. Pichon, après avoir passé l’inspection des harnais avec la dernière minutie.

Ensuite il lui fit subir une sorte d’examen oral sur les chevaux, leurs qualités, leurs vices, leurs fantaisies, les soins qu’il convient de leur donner. M. Pichon connaissait bien son affaire, une question n’attendait pas l’autre ; le candidat était bien préparé, il répondait nettement, sans hésiter. M. Pichon fit quelques réserves pour la forme, et surtout pour que le candidat ne fût pas tenté de s’en faire accroire ; car M. Pichon savait combien la jeunesse est vaniteuse.

Mais le représentant de la « jeunesse » qu’il avait sous les yeux était si humble, si visiblement anxieux, que M. Pichon eut pitié de lui. Il lui posa familièrement la main sur l’épaule, l’amena devant Mme Gilbert et lui dit d’un ton solennel:

« Remercie Madame d’avoir bien voulu s’intéresser à toi. Grâce à elle, te voilà tiré d’affaire, j’ai une place pour toi.

— Vrai ? s’écria le pauvre Michet en joignant les mains de ravissement.

— Ai-je dit, oui ou non, que j’avais une place pour toi ? lui demanda M. Pichon avec une nuance de sévérité.

— Vous l’avez dit, répondit Michet en baissant la tête.

— Eh bien alors, tu n’as pas à demander si c’est vrai ; maintenant que le voilà en place, apprends à vivre. » Il ajouta en s’adressant à Mme Gilbert: « Il sait son affaire, beaucoup mieux que je ne l’aurais cru à le voir, et je l’emmènerai demain à Châtillon-sur-Indre. Dame ! c’est en Berry, mais je ne vois que cette place-là pour le moment. S’il se conduit bien, s’il fait honneur à votre recommandation, je verrai à le rapprocher. Je ne dis pas que je ne lui trouverai pas, plus tard, une bonne place à Tours. Michel, tu peux t’en aller faire tes adieux à ta famille et préparer ton paquet. Je t’attends demain, ou plutôt je ne t’attends pas, car la diligence n’attend personne. Je compte que tu sera exact ; l’exactitude est la première qualité d’un garçon d’écurie. Allons, file ; oui, c’est bon, tu me remercieras demain pendant la route ; décamperas-tu à la fin ? j’ai deux mots à dire à Madame. »

Le pauvre Michet était si troublé de son heureux changement de fortune, qu’il lui fut impossible de trouver un mot de remerciement pour Mme Gilbert. Seulement, il la regarda avec une telle expression de reconnaissance que Mme Gilbert trouva que son regard valait à lui seul un long remerciement.

Lorsque Michet eut disparu, M. Pichon se livra à un accès d’hilarité silencieuse, comme quelqu’un qui vient de faire une bonne farce.

Tout à coup il s’interrompit et dit à Mme Gilbert: « Je n’ai pas voulu parler devant lui, parce quelquefois les jeunes gens s’en font accroire ; mais vous pensez bien, madame, que je ne ferai pas pour longtemps un valet d’écurie d’un garçon de bonne volonté, capable, et surtout recommandé par vous. Non, je ne ferai pas cela, ce serait du joli ! Savez-vous ce que je ferai si l’on me donne de bons renseignements sur son compte ? eh bien ! madame, je ferai de lui un conducteur. Ça vous surprend, madame, à cause de sa mauvaise jambe. Je dois vous dire que j’ai connu et que je connais encore des conducteurs boiteux.

— Je vous assure, monsieur Pichon, que je vous suis particulièrement reconnaissante de ce que vous faites et de ce que vous comptez faire pour ce pauvre garçon. Le voilà en passe de faire fortune. »

M. Pichon, en écoutant Mme Gilbert, souriait de béatitude, comme un amateur qui entend de la bonne musique ; mais aux derniers mots sa figure exprima un embarras comique, et il dit avec une gravité soudaine.

« Madame, je ne voudrais pas vous tromper, même pour vous

faire plaisir. Dans notre état comme dans tous les autres, on met du temps à passer du dernier rang au premier. Voilà censément Michet devenu caporal ; vous me comprenez ? bon. Malgré son mérite, s’il en a, et malgré les coups d’épaule que je lui donnerai, il ne pourra pas passer avant de longues années général, c’est-à-dire conducteur de diligence. Comme j’ai rendu service à pas mal de gens, sur mon parcours, je pourrai lui abréger son temps de caporal, mais il faudra qu’il passe par les pataches et les omnibus avant de devenir conducteur d’une diligence aussi « conséquente » que celle de Tours à Châteauroux. Il y a des garçons d’écurie qui restent garçons d’écurie toute leur vie, il y en a d’autres qui finissent dans les pataches, d’autres qui s’élèvent jusqu’à l’omnibus, deux sur cent montent jusqu’à la vraie diligence. L’instruction est plus répandue qu’autrefois et la concurrence plus rude ; moi-même qui vous parle, je ne serais peut-être pas ce que je suis si j’étais venu au monde vingt ans plus tard. C’est pour vous dire, madame, que Michet ne fera pas fortune tout de suite, et pour vous expliquer que si Michet trime un peu, ce ne sera pas ma faute, à moi Pichon, mais bien celle des chemins de fer, qui ont réduit à presque rien le nombre des places de conducteurs de diligence.

— Monsieur Pichon, dit Mme Gilbert de sa voix douce et grave, vos scrupules vous honorent et augmentent l’estime que j’avais conçue pour votre caractère, Vous êtes un homme franc, loyal et juste, et, si je ne me trompe, vous ne ressemblez guère à ceux qui promettent plus qu’ils ne peuvent tenir.

— Ça, c’est vrai, dit simplement M. Pichon ; et il ajouta: « Madame, il est temps que je vous quitte ; mon capitaine, on n’attend plus que nous. »

Le capitaine fit ses adieux à toute la famille, et grimpa lestement, à côté de M. Pichon, qui était déjà sur son siège, les guides dans la main gauche, le fouet dans la main droite.

Aussitôt que le capitaine Maulevrier fut bien installé, M. Pichon fit claquer sa langue, salua les Gilbert avec son fouet, et la diligence sortit, au pas, de l’hôtel de la Poste.

Pendant les premiers kilomètres, le capitaine et le conducteur gardèrent le silence ; ils réfléchissaient en regardant tout droit devant eux.

Les réflexions du conducteur aboutirent à une question: « Savez-vous ce qu’elle m’a dit, parlant à ma personne ?

— Non, répondit le capitaine, mais je parierais bien que ce doit être quelque chose d’aimable et de sensé.

— Capitaine, permettez-moi de vous dire que ceux qui vous ont donné de l’instruction n’ont pas volé l’argent de vos parents: vous avez touché juste. Elle m’a dit: « Vous ne ressemblez guère à ces gens qui promettent plus qu’ils ne peuvent tenir. » C’est aimable, comme vous le dites si bien, et moi j’ajoute que c’est sensé. Que je ne boive jamais un verre de bon vin, si je ne fais pas de son pauvre petit boiteux un conducteur… avec le temps, bien entendu, et sans faire de passe-droit. Et son mari, va-t-il mieux ? Je ne sais pas si c’est une idée, mais il me semble qu’il a déjà meilleure mine.

— Ce n’est pas une idée, et il a certainement meilleure mine. L’air du donjon est vif et pur, et mon pauvre camarade a presque retrouvé son appétit d’autrefois.

— Et, dit M. Pichon avec un certain embarras, commencent-ils à s’ennuyer là-haut ?

— Pas le moins du monde ; et je puis vous rassurer tout de suite sur leur compte: ils ne s’y ennuieront jamais. Quand même ils ne devraient pas voir une figure humaine, ils se suffiraient à eux mêmes. Mme Gilbert ne reste pas un instant oisive, Gilbert s’occupe de la perception, et ils ont leurs enfants ! Mais vous serez heureux d’apprendre qu’ils se sont déjà fait des amis. J’ai rencontré chez eux une dame du donjon, une dame assez âgée, qui n’a pas l’air très tendre, et qui cependant appelle tout couramment Mme  Gilbert « ma mignonne ».

M. Pichon fit un geste si brusque des avant-bras que les chevaux obéissant à la secousse s’arrêtèrent subitement. M. Pichon s’en prit à Tringlot, parce que c’était toujours lui qui donnait le mauvais exemple, et lui administra un bon petit coup de fouet entre les deux oreilles.

« Et cette dame qui dit « ma mignonne… », reprit M. Pichon, est-ce que je pourrais savoir son nom ?

— Elle s’appelle Mme de Servan.

Mme de Servan ! s’écria M. Pichon. J’avais donc bien entendu la première fois. Phui ! ça me coupe la respiration. C’est aussi fort que cet individu qui en jouant de la flûte ou de la trompette… non, au fait, c’est une musique qui ressemble à un dossier de chaise… apprivoisait les ménageries. Aidez-moi donc un peu, vous qui avez étudié, vous retrouverez bien le nom, un monsieur tout nu sauf un petit bout de peignoir.

— Orphée, dit le capitaine en riant.

— Je crois bien que c’est ce nom-là, répondit M. Pichon d’un air méditatif.

— Vous avez donc étudié la mythologie ? lui demanda le capitaine qui s’amusait beaucoup de cette façon d’interpréter les fables de l’antiquité.

— Ne me soupçonnez pas de ça, répondit gravement M. Pichon. Un jour que je passais dans la rue Royale, je vois venir un individu que je ne voulais pas reconnaître, parce que je venais d’apprendre une’vilaine histoire sur son compte. Je me retourne du côté des boutiques, et je fais celui qui regarde attentivement quelque chose ; la meilleure manière de faire celui qui regarde, c’est de regarder : je dévisage donc une grande image noire, et je me mets à lire l’explication. Voilà tout. Mme  de Servan, répéta-t-il avec emphase ; commencer justement par celle-là ! Mme Gilbert se sera dit : « Pour leur montrer ce que nous savons faire, commençons par brider la plus rétive. » Et comme cela, elle l’a bridée ?

— Bridée n’est pas le mot, elle lui a gagné le cœur en s’intéressant à un pauvre enfant malade qui est le neveu de Mme de Servan. Tous les jours on amène le petit infirme pour jouer avec les enfants. Mais il est facile de voir que ce pauvre enfant sans mère a plus besoin d’affection que de distractions. Il aime bien les enfants, mais il préfère leur mère. Il ne la quitte pas du regard, et il l’appelle sa maman. »

M. Pichon, très ému, chercha dans sa tête une expression qui rendit sa pensée. Son répertoire n’était ni très riche ni très choisi ; aussi le mot qu’il trouva manquait tout à la fois d’élégance et de précision ; mais du moins il exprimait un sentiment profond et sincere.

« Pauvre trognon ! » murmura-t-il, en s’essuyant furtivement l’œil gauche avec le manche de son fouet.

Les deux interlocuteurs gardèrent de nouveau le silence pendant un gros quart d’heure.

« Mme Gilbert a une sœur, » dit vaguement M. Pichon, comme s’il se parlaità lui-même. Le capitaine ne répondit rien et continua à regarder devant lui.

« Une sœur plus jeune qu’elle, » insinua M. Pichon au bout d’un autre quart d’heure. Le capitaine fit semblant de n’avoir pas entendu l’insinuation, et reprit du ton le plus naturel:

« Ils ont encore trois autres amis dont je ne vous ai pas encore parlé ; d’abord, M. et Mme Pascaud.

— Les Pascaud sont de braves gens, dit sentencieusement M. Pichon, et les autres percepteurs ont eu grand tort de les mépriser.

M. Pascaud, reprit le capitaine, donne des leçons d’écriture et d’arithmétique aux enfants.

— Pascaud est un homme capable, dit M. Pichon en secouant la tête d’un air approbateur. Je ne suis pas en état d’en juger par moi-même, mais sa femme me l’a répété plus de cent fois. Et puis, franchement, après une vie comme la sienne, il méritait bien cette douceur-là dans sa vieillesse. Mon capitaine, ajouta-t-il en changeant de ton, et en prenant un air mystérieux, voilà que moi aussi je commence à entrer tout doucement dans la vieillesse. J’ai amassé assez de bien pour vivre tranquille, et je suis tout à fait décidé à quitter mon siège de conducteur, et à venir planter mes choux à la Silleraye. —Mes amis, dit le capitaine, compteront un ami de plus à la Silleraye.

— Ça vous plaît à dire, objecta M. Pichon avec la modestie hypocrite d’un homme qui veut se faire répéter un compliment.

— Et cela me plaît à penser aussi, vous le savez bien, riposta le capitaine.

— Eh bien ! puisque c’est comme cela, je vais vous faire voir le fond de mon sac. J’ai par lia-bas, à Saumur, un neveu qui est tonnelier de son état et qui a femme et enfants. J’irai le voir un de ces jours, et je compte le décider à venir fabriquer des tonneaux ici. Guilmard bousille, depuis qu’il a fait un petit héritage, et les gens de la Silleraye commencent à faire venir leur tonneaux du dehors ; vous voyez que l’occasion est bonne. Et puis je ne serais pas fâché d’avoir, moi aussi, une famille autour de moi sur mes vieux jours. .l’ai eu tort de ne pas me marier quand il était temps ; maintenant il est trop tard. Croyez-moi, capitaine, mariez-vous pendant que vous êtes jeune ; mais je me demande de quoi je me mêle. Pour en revenir à nos moutons, voilà mon neveu installé à la Silleraye. Pendant que Mme Gilbert réveille la ville haute par des moyens à elle, mon neveu réveille la ville basse en tapant comme un sourd sur ses cuves et ses tonneaux, n’est-ce pas une idée, cela ? demanda-t-il d’un air radieux.

— C’est une excellente idée, répondit complaisamment le capitaine.

—Je la rumine dans ma tête tout le long de la route, pendant que les roues bourdonnent, et cela me tient compagnie. Tringlot ! si tu ne te tiens pas mieux, tu auras affaire à moi ! »

Elle prit les deux mains de M’" Gilbert.


CHAPITRE XVI


La puissance du sourire. — Leçon de topographie. — Mme de Minias étonne son mari, en lui racontant deux visites qu’elle vient de faire.


Par une chaude après-midi, les trois enfants jouaient à l’ombre, dans le jardin du percepteur. Lucien était assis dans sa petite voiture devant une grande table de jardin, à la place qu’il aimait le mieux: la place qu’il aimait le mieux était celle d’où il pouvait voir la fenêtre du petit boudoir, où Mme Gilbert travaillait en ce moment à un ouvrage de broderie. Quand elle avait la tête penchée, il regardait son fin et doux profil, guettant le moment où elle lèverait les yeux. Quand elle levait les yeux, il lui souriait de son petit sourire d’enfant malade ; elle lui répondait par un signe de tête et un sourire. Oh ! si seulement la science pouvait inventer un élixir aussi fortifiant que ces sourires-là, combien de pauvres enfants malades reprendraient courage et se rattacheraient à la vie ! Car Lucien reprenait courage, il se rattachait à la vie, et il suivait les prescriptions du médecin non plus par obéissance, mais avec le ferme espoir qu’il guérirait un de ces jours, et qu’il deviendrait pareil aux autres enfants.

Georges et Louise, très rouges et très affairés, trottinaient autour de Lucien, ramassant le sable de l’allée et le vidant à pleins seaux sur la table. Quand le monceau de sable leur parut d’une grosseur suffisante, ils recueillirent des cailloux ; ensuite ils cassèrent des brindilles de buis et de myrte (maman l’avait permis). et vinrent s’asseoir devant la table.

Ils avaient souvent raconté à Lucien leur voyage de Tours à la Silleraye ; cette fois-ci, ils allaient lui en représenter la topographie. Ils commencèrent par étaler le sable sur toute la longueur de la table ; ensuite Louise posa soigneusement à l’un des bouts un petit rond de cailloux, et dit à Lucien: « Voilà Tours, c’est de là que nous partons. »

Lucien fit un signe de tête. Alors Louise, avec le manche de sa petite pelle de bois, traça une grande ligne qui partait de Tours et qui aboutissait à deux pouces de l’autre bord de la table.

« Voilà la route de Tours à la Silleraye, » dit Louise en désignant du doigt la trace du manche de pelle ; et elle regarda Lucien de ses yeux souriants pour voir s’il avait bien compris. Lucien fit un signe de tête, cela voulait dire qu’il avait bien compris.

Ensuite les deux enfants, recueillant leurs souvenirs, et quelquefois recourant aux lumières de leur maman, indiquèrent tous les relais par des ronds de cailloux, plus petits que le premier. La Silleraye eut pour sa part une tuile qui figurait la ville haute, et un amas de petits cailloux qui était censé représenter la ville basse. Cet ensemble de constructions couvrait une superficie quadruple au moins de celle qu’occupait la ville de Tours. C’était une monstruosité géographique, mais il faut bien faire la part du patriotisme de clocher.

« Maintenant, dit Georges d’un air important, il va falloir planter des arbres tout le long de la route, Lucien plantera les environs de la Silleraye, Louise les environs de Tours, et moi qui ai les bras plus longs que Louise, je planterai la partie de la route qui est au milieu de la table. »

On fit trois parts des brindilles de myrte et de buis et l’on se mit à l’ouvrage. Le pauvre Lucien, avec ses longues mains blanches, affaiblies et maladroites, avançait bien lentement, et cependant il y allait de tout son cœur ; son nez se pinçait du bout, il se mordait les lèvres, ses yeux brillaient, et il oubliait par moments de respirer, ce qui lui faisait pousser de gros soupirs par intervalles. Aussitôt que Georges et Louise s’aperçurent qu’ils prenaient trop d’avance sur leur camarade, ils travaillèrent plus lentement sans s’être concertés.

Quand la route fut toute plantée, depuis Tours jusqu’à la Silleraye, les enfants regardèrent leur œuvre, la trouvèrent parfaite, et tombèrent dans une véritable extase.

Quand on sait combien est vive l’imagination des enfants, avec quelle facilité elle leur représente des prés, des champs, des routes, des villes là où il n’y a qu’un peu de sable, quelques cailloux et quelques branches d’arbustes, on est tout surpris de voir que les gens s’ingénient si fort pour inventer des joujoux luxueux et dépensent tant d’argent pour les acheter. Les enfants aiment un joujou, comme ils aiment tout ce qui est nouveau ; mais, sauf les poupées, qui donnent occasion aux petites filles de développer l’instinct maternel qu’elles ont de naissance, tous les autres joujoux sont bientôt brisés ou jetés de côté. Laissez les enfants inventer des jeux à leur usage ; les éléments de ces jeux sont à la portée de tout le monde ; l’enfant qui les met en œuvre variera ses plaisirs à l’infini, et vous lui aurez donné par surcroît la plus grande de toutes les joies, la joie d’avoir créé quelque chose.

Nos trois amis étaient si fiers d’avoir créé quelque chose, qu’ils éprouvèrent le besoin de montrer leur œuvre à quelqu’un. Georges se précipita vers la fenêtre du boudoir, et supplia sa mère de venir voir la grande merveille.

Mme Gilbert, toujours complaisante, se leva sans se faire prier, déposa son ouvrage sur une chaise et ne marchanda pas les éloges à l’œuvre de ses trois enfants. Comme il arrive souvent en ce monde, c’est celui qui avait le moins fait qui fut le plus fier. C’était chose si nouvelle pour le pauvre Lucien de s’intéresser à quelque chose et de faire œuvre de ses dix doigts !

Quand Mme Gilbert fut retournée à son travail, Georges commença à raconter le fameux voyage, et redit ce qu’on fait aux descentes, ce qu’on fait aux montées, comment on conduit une voiture, comment on prend sa droite. Les voyageurs étaient arrivés au relai de Cormery, lorsqu’on entendit un coup de sonnette.

Quand la porte s’ouvrit, Lucien se pencha en côté, plongea ses regards dans le corridor, et s’écria: « Maman chérie, c’est Madeleine. »

Encore une fois, Mme Gilbert déposa son ouvrage, sans témoigner la moindre impatience. Elle prit des mains de Madeleine une petite soucoupe sur laquelle il y avait une tasse. La tasse contenait une potion fort amère et fort désagréable, que Lucien devait prendre tous les jours à la même heure.

Quand Mme Gilbert eut remué l’horrible mélange avec la petite cuiller, elle s’approcha de Lucien, et Lucien lui sourit. Elle lui mit la tasse dans la main droite, et lui tint la main gauche dans les deux siennes. Lucien but avec un profond dégoût, mais sans sourciller. Tant d’énergie dans un pauvre petit être si frêle et si nerveux méritait bien une récompense. Mme Gilbert embrassa au front le jeune héros. Ni promesses, ni menaces, ni prières ne pouvaient autrefois triompher de son insurmontable dégoût. Le docteur Durand, ayant eu connaissance de l’affection profonde que son petit malade portait à Mme Gilbert, avait suggéré l’idée de lui faire présenter la potion par elle, et elle avait accepté avec empressement cette mission de confiance. Un second coup de sonnette attira Marie à la porte. Cette fois Lucien eut beau se pencher pourvoir ; la personne qui avait sonné avait été introduite dans le salon, et Marie, par la fenêtre du boudoir, tendit une carte a Mme Gilbert. Mme Gilbert lut avec surprise le nom qui était sur la carte, sembla se consulter, et finit par se rendre au salon.

Elle y trouva Mme la comtesse de Minias, qui se tenait debout, pâle, émue et presque intimidée. Oui, Mme de Minias, qui avait l’air d’une duchesse, était intimidée devant cette petite femme toute simple, toute souriante, et qui avait la tête de moins qu’elle. Au premier coup d’œil qu’elle jeta sur Mme Gilbert, sa timidité s’évanouit, et comme elle avait mis franchement et courageusement son orgueil sous ses pieds, elle lui expliqua nettement ce qu’elle attendait d’elle. Mme Gilbert fut un peu surprise et même un peu inquiète, mais elle accorda de bonne grâce ce qu’elle ne savait comment refuser.

Puis, la glace rompue, ces deux dames se mirent à causer presque intimement, et Mme Gilbert s’aperçut avec un grand soulagement de cœur qu’elle n’avait pas commis une imprudence en acceptant d’introduire sous son toit deux enfants étrangers. Alors toute la bonté qui était en elle se montra sans effort, et Mme de Minias tomba sous le charme, comme tout le monde. Elle y tomba si bien, qu’elle prit, sans s’en apercevoir, les deux mains de Mme Gilbert dans la sienne, et les garda ainsi emprisonnées jusqu’à la fin de la visite.

Au sortir de cette entrevue, elle traversa le donjon et alla tout droit sonner à la grille de Mme de Servan.

« Chère madame, lui dit-elle avec une sorte d’humilité qui donnait à sa belle physionomie quelque chose de touchant, j’ai eu de grands torts envers vous ; ne pouvant plus les réparer, je veux du moins vous les avouer et vous en demander pardon.

— Je ne sache pas… reprit Mme de Servan avec surprise… mais veuillez prendre la peine de vous asseoir.

— J’irai droit au but, madame. Nous vivons porte à porte depuis de longues années. J’aurais dû m’apercevoir plus tôt que la société de mes enfants (je parle des deux derniers) pouvait être une distraction pour votre neveu. »

À la grande surprise de la comtesse, l’altière Mme de Servan lui répondit avec douceur : « J’aurais dû m’en apercevoir aussi, madame. Si vous êtes coupable, je le suis comme vous, je le suis même plus que vous, car c’était à moi à faire les premiers pas.

— Permettez-moi, madame, de n’être point de votre avis. Il est plus facile d’offrir un service que de le demander. J’ai été d’une indifférence coupable.

— Et moi d’un orgueil plus coupable encore. Mon langage vous étonne, ajouta-t-elle en souriant ; il m’étonne un peu moi-même. Mais, depuis quelque temps, j’ai fait bien des réflexions. Il m’a semblé que nous aurions tous gagné quelque chose à vivre moins séparés les uns des autres. Quand je dis « nous », je n’entends pas seulement parler de votre famille et de la mienne, mais de toutes celles qui nous entourent. Que savons-nous les uns des autres ? Bien ou presque rien. Chacun de nous a la prétention de se suffire à lui-même, jusqu’au moment où il s’aperçoit qu’il a fait fausse route, qu’il a besoin des autres, et que peut-être les autres ont besoin de lui.

J’ai passé, dit la comtesse par les mêmes angoisses et par les mêmes réflexions, et je suis arrivée à la même conclusion. Aussi j’ai voulu agir, et agir sans retard. Je viens de chez Mme Gilbert. »

Mme de Servan ne put retenir un geste de surprise.

« J’ai su, continua la comtesse, que Mme Gilbert a fait pour Lucien ce que j’aurais dû faire moi-même. C’est une leçon qu’elle m’a donnée sans le vouloir, et dont j’espère bien profiter. J’ai su que vous permettiez à Lucien d’aller jouer avec ses enfants, et que par conséquent vous aviez de l’estime pour elle.

— De l’estime ! s’écria Mme de Servan avec une chaleur inaccoutumée, dites de l’affection, une affection profonde, je l’aime de tout mon cœur.

— Je suis dans les mêmes sentiments depuis que je l’ai vue et que je lui ai parlé. Sachant donc ce qu’elle était, et voyant que mes deux plus jeunes enfants commençaient à trouver la maison trop triste, j’ai résolu de m’adresser à Mme Gilbert ; j’ai passé par dessus toutes les règles de l’étiquette, j’ai rompu avec toutes les traditions, et je lui ai fait visite la première.

— Et vous avez bien fait, dit vivement Mme de Servan.

— Je l’ai suppliée, vous m’entendez bien, suppliée de permettre à mes enfants de venir jouer avec les siens et avec Lucien. Tout d’abord elle a paru surprise de ma démarche et embarrassée de ma demande ; mais, à mesure que je lui parlais à cœur ouvert, la glace fondait, et elle a bien voulu consentir. »

Lorsque deux personnes ont pris pour thème de leur conversation une troisième personne qui leur inspire une égale sympathie, c’est merveille de voir comme les mots leur viennent facilement et comme elles montrent, sans le savoir, ce qu’il y a de meilleur, de plus noble et de plus élevé en elles. Mme de Servan et la comtesse causèrent pendant près de deux heures. Quand elles se quittèrent, échangeant la plus cordiale poignée de main qui eût été échangée dans la haute ville depuis un temps immémorial, Mme de Servan en savait plus sur la comtesse et la comtesse sur Mme de Servan qu’elles n’en avaient appris en vingt ans de voisinage et de visites cérémonieuses et formalistes.

Ces dames, dans leur longue conversation, n’avaient formé aucun plan pour la réforme de la haute ville ; elles n’y avaient même pas songé. Mais ce qui vaut bien mieux, chacune d’elles trouva dans son cœur des sentiments nouveaux et des idées nouvelles, qui ne pouvaient manquer d’influer sur bien des existences.

Quand Mme de Minias rentra chez elle, elle raconta à son mari l’expédition qu’elle venait de faire. M. de Minias, pendant tout son récit, demeura plongé dans une grande perplexité. D’un côté, il avait pour sa femme une admiration si absolue, qu’il ne pouvait se persuader qu’elle eût jamais tort ; d’un autre côté, la démarche était si extraordinaire, qu’il se demanda avec terreur ce que dirait le monde.

« Le monde ne dira rien du tout, répondit tranquillement Mme de Minias, parce que le monde ne désapprouvera pas une démarche qu’approuve hautement Mme de Servan.

— Vous avez donc vu Mme de Servan ?

— Je l’ai vue, et j’ai causé de tout cela pendant plus de deux heures avec elle.

— Plus de deux heures, ma chère, s’écria M. de Minias avec stupeur ; mais, toute charitable que vous êtes, vous m’avez dit, à plus d’une reprise, que quand vous étiez restée vingt minutes chez Mme de Servan vous ne saviez plus que lui dire. »

Mme de Minias répondit d’un ton grave : « Je l’ai dit, et je me repens de l’avoir dit, car c’était un manque de charité et une injustice.

— Une injustice, ma chère, vous ?… une injustice ?…

— Oui, une injustice, car je jugeais Mme de Servan sans la connaître et seulement sur les apparences.

— Et qu’avez-vous donc découvert en elle, si subitement ?

— J’ai découvert qu’elle a du cœur, et du bon sens, et de la loyauté, et quelque chose de plus : j’ai découvert que je serai son amie et qu’elle sera la mienne.

— Incroyable ! s’écria M. de Minias au comble de la stupeur.

—Pas plus incroyable que ce que nous avons découvert ici même dans notre propre famille.

— Qu’avons-nous donc découvert de si extraordinaire ? demanda M. de Minias un peu effrayé.

— Nous avons découvert que nos enfants s’ennuyaient, ou plutôt, ils l’ont découvert eux-mêmes, en voyant des enfants plus gais et plus heureux. L’ennui est une terrible et dangereuse maladie qui déprave les caractères les mieux trempés. Plutôt que d’exposer nos pauvres enfants à un mal si affreux, je serais allée trouver Mme Gilbert, quand bien même Mme de Servan ne m’aurait pas donné l’exemple. »

M. de Minias fut tout étonné de la voir parler avec tant d’animation et professer des idées aussi hardies. Un instant, il fut presque tenté de croire que cela venait de ce qu’elle était fille d’un roturier, et de ce que le sang plébéien triomphait en elle de l’éducation et de l’habitude. Mais il l’avait toujours vue jusque-là si correcte et si grande dame, qu’il rougit de son explication et se contenta de dire, comme toujours: « Très bien, ma chère ! »

Un homme lui demande où il allait.


CHAPITRE XVII


Voyage de M. Pichon à Saumur. — Une grave méprise.


Enfin, M. Pichon s’est décidé à faire le voyage de Saumur ; mais il n’a prévenu personne, parce que, selon lui, il faut surprendre les gens pour savoir exactement ce qu’ils sont et ce qu’ils valent.

M. Pichon, pour ne point mettre l’administration dans l’embarras, s’est choisi un suppléant qui semble présenter toutes les garanties requises. Ce suppléant est un ancien cocher de la Compagnie générale des omnibus de Paris, qui a été pris un beau jour du mal du pays, et qui est revenu chercher fortune en Touraine. La haute situation qu’il a occupée le rend un peu dédaigneux et difficile, comme toutes les grandeurs déchues. Mais il conduit bien, M. Pichon s’en est assuré par lui-même, et la diligence, ainsi que son contenu, sera en sûreté entre ses mains. C’est le point essentiel, car M. Pichon se regarde comme moralement responsable de tout ce qui pourra arriver pendant son absence.

Comme M. Pichon n’a jamais mis le pied dans un wagon de chemin de fer, le voyage de Saumur est pour lui un grand évènement. Ses amis de la Pintade lui font escorte jusqu’à la gare du chemin de fer, tandis qu’un portefaix haletant chancelle sous le poids de l’énorme coffre de M. Pichon. M. Pichon fait marcher cet homme devant lui pour plus de sûreté. Il est peu probable cependant que le malheureux portefaix puisse prendre clandestinement la fuite sous le fardeau qui l’accable ; mais M. Pichon est prudent et pense que deux sûretés valent mieux qu’une.

Voulant frapper sa famille d’admiration et de respect, M. Pichon s’est commandé un costume de drap noir. Sa redingote le gêne aux entournures ; mais le tailleur lui a affirmé sérieusement que a ça se ferait en un rien de temps ». La susdite redingote a dans le dos deux énormes boutons si rapprochés qu’on les prendrait pour deux yeux qui louchent. Dans tous les cas ce phénomène ne peut susciter aucune critique de la part des gamins tourangeaux, car M. Pichon, pour préserver sa redingote pendant la route, a revêtu par-dessus une blouse bleue ornée de broderies blanches au col, aux épaules et aux poignets.

Quoiqu’il fasse le plus beau temps du monde, et qu’il n’y ait pas un atome de boue dans les rues, M. Pichon a retroussé son pantalon noir, de douze centimètres au moins, sous prétexte qu’il est un peu trop long. Les jambes sont réellement trop longues, mais le tailleur a affirmé sur son honneur que « ça se raccourcirait » quand il se formerait des plis à l’entour des genoux et du jarret.

M. Pichona arboré le chapeau tuyau de poêle. C’est la partie de son costume d’apparat qui le gêne le plus, et c’est aussi celle dont il est le plus fier. Comme il l’a pris un peu étroit, « parce que ça tient mieux », le chapeau lui comprime la tête et lui donne une migraine affreuse. De temps en temps M. Pichon se découvre pour se soulager, et alors la partie supérieure de son front, qui est d’un rouge pourpre, lui donne l’air d’un homme fraîchement scalpé. Il se recoiffe, sa torture recommence, et sa figure prend une expression très comique de souffrance et de jubilation. Les gens qui connaissent M. Pichon osent à peine lui adresser des signes de tête: la rigidité et le luisant de son chapeau tuyau de poêle les frappent de stupeur et d’admiration.

« Vous êtes de noce, monsieur Pichon ? lui demande un petit conducteur d’omnibus, plus hardi que les autres.

— Pourquoi pas ? lui répond M. Pichon d’un air digne et mystérieux.

— Et où allez-vous donc, comme cela ? »

M. Pichon fait la sourde oreille. Mais comme, dans sa hardiesse téméraire, le petit conducteur insiste et renouvelle sa question, M. Pichon, au lieu de lui répondre, l’interroge à son tour, et lui demande des nouvelles de son cheval borgne, qui s’est honteusement couronné, en pleine rue Royale.

Le petit conducteur d’omnibus hausse les épaules, et se répand en malédictions contre le cheval borgne. Le groupe Pichon et Cie se remet en marche, et arrive sans encombre.

Un des amis se détache du groupe pour aller au guichet prendre le billet de M. Pichon, afin que M. Pichon puisse surveiller de près les allures de l’homme aux bagages, dont la figure lui inspire peu de confiance.

Les deux autres amis encouragent M. Pichon et le réconfortent comme s’il allait s’embarquer pour faire plusieurs fois le tour du monde malgré lui.

« Après tout, lui dit un de ses deux consolateurs, Saumur n’est pas en Amérique. »

M. Pichon administre un grand coup de coude dans les côtes du consolateur, pour le faire taire. Puis, après avoir promené de tous côtés des regards soupçonneux, il lui dit à l’oreille, d’un ton mystérieux: « Ne parlez pas de Saumur ici ; il y a trop d’oreilles aux écoutes, la police est partout, et je ne veux pas qu’on les prévienne: s’ils étaient prévenus, ou serait la surprise ? »

Le consolateur eût pu lui demander quel intérêt avait la police à prévenir un tonnelier de la visite d’un conducteur ? Mais il n’en fit rien ; c’est peut-être parce qu’il n’y pensa pas.

Quand la malle fut enregistrée, les trois consolateurs donnèrent à M. Pichon la poignée de main du départ, et lui dirent d’un air mystérieux de se bien amuser là-bas. « Là-bas » était le mot convenu pour éviter de prononcer le mot Saumur. « Et combien de temps serez-vous la-bas ?

— Plus ou moins longtemps, selon que je m’y trouverai bien ou mal. »

Au moment où M. Pichon allait s’enfourner dans le couloir qui conduit aux salles d’attente, un homme de haute taille, coiffé d’une casquette et vêtu d’une tunique à collet rouge, lui demanda où il allait. M. Pichon tressaillit de tout son corps, se croyant trahi.

« Pourquoi me demandez-vous cela ? dit-il d’un air furieux.

— Pour savoir dans quelle salle vous devez entrer.

— Saumur ! » lui dit mystérieusement M. Pichon en se penchant à son oreille.

Par habitude et nullement pour molester M. Pichon, l’employé cria de sa voix officielle: « Saumur, par ici ! »

M. Pichon s’enfuit si prestement et se cacha avec tant d’affectation derrière la porte, que l’employé le poursuivit d’un regard méfiant.

Le soir, entre deux trains, cet employé, prenant un verre de bière en compagnie d’un collègue, lui dit: « Si j’apprends qu’il s’est fait un mauvais coup ce matin à Tours ou dans les environs, j’irai donner au parquet le signalement d’un individu suspect qui a pris le train de Saumur ! »

Heureusement pour la tranquillité de M. Pichon, il ne s’était fait aucun mauvais coup à Tours ni dans les environs. Autrement, il était si facile à reconnaître qu’on l’eût tout de suite retrouvé à Saumur ; les gendarmes l’auraient ignominieusement arraché des bras de sa famille et reconduit à Tours jusqu’à complet éclaircissement de l’affaire.

À chaque station, M. Pichon demandait à ses voisins: « Qu’est-ce qu’ils crient là ? » On lui nommait la station, et il remerciait, en affectant d’avoir demandé cela uniquement par curiosité et pour s’instruire.

Enfin, la voix d’un employé cria: « Saumur ! » et M. Pichon détala avec une grande précipitation.

Quand sa malle fut chargée sur l’omnibus, il demanda au conducteur: « Connaissez-vous Pichon ?

— Quel Pichon ? demanda le conducteur d’un air distrait.

— Pichon le tonnelier ! » M. Pichon espérait obtenir quelques renseignements sur son neveu avant de le dévisager en personne.

« Connais pas. » M. Pichon fut choqué de cette réponse ; il lui déplaisait de constater que Pichon le tonnelier faisait si peu de bruit dans le monde.

Un drôle déguenillé, à mine de furet, qui avait entendu ce dialogue, demanda à M. Pichon d’un air narquois s’il ne s’était pas trompé, et si le Pichon en question n’était pas un marchand de parapluies ? M. Pichon le foudroya de son mauvais œil et le drôle déguenillé court encore.

« À cette adresse-là, dit M. Pichon en tendant un bout de papier au conducteur.

— C’est par là qu’il aurait fallu commencer, répliqua le conducteur en ricanant. Montez, on n’attend plus que vous. »

Chaque fois que l’omnibus s’arrêtait, M. Pichon faisait tous ses efforts pour voir l’aspect des maisons et du quartier, à travers les vitres de l’omnibus, grises de poussière. Un voyageur descendait, et M. Pichon, craignant de n’être pas prêt à temps, se levait brusquement, cognait son chapeau au plafond de l’omnibus, et adressait des signes désespérés au conducteur qui se tenait à la portière ouverte.

« Pas encore, mon vieux, pas encore, disait le conducteur ; mais soyez tranquille, on finira bien par arriver. »

M. Pichon commençait à croire qu’on se gaussait de lui ; aussi n’était-il guère tranquille ; néanmoins la prophétie du conducteur s’accomplit, et l’on arriva. On arriva dans un faubourg paisible, où les maisons étaient étroites et basses, clairsemées et séparées par des cours où il y avait du fumier, des coqs et des poules, et des terrains vagues où l’on voyait des ânes qui paissaient et des lessives qui séchaient.

L’omnibus s’arrêta devant une petite maison assez proprette, dont la porte était toute grande ouverte ; un petit chat atteint d’ophthalmie, qui se chauffait au soleil, entr’ouvrit péniblement un œil, et, à la vue de l’omnibus, rentra précipitamment au logis. M. Pichon aida le conducteur à transporter sa malle dans la salle basse de la maison. Une jeune femme allaitait un gros poupon, assise près de la cheminée où flambait un petit feu, qu’elle regardait d’un air pensif. Au bruit de la malle que l’on déposait sur le plancher, la jeune femme tourna lentement la tête, et demeura stupéfaite en voyant M. Pichon debout près de la malle, tout occupé à frotter son scalp avec un grand mouchoir à carreaux. D’une voix peu encourageante elle lui cria: « C’est-y que vous prenez la maison pour une auberge ? »

Tout bas, M. Pichon se dit: « Comme j’ai bien fait de ne pas annoncer ma visite ; on aurait été tout sucre et tout miel et je n’aurais pas su la vérité. » Il répondit tout haut:

« Non, ma chère, non, je ne prends pas la maison pour une auberge, dans une auberge, on serait mieux reçu.

— Un tas de rôdeurs ! » dit aigrement la jeune femme.

À l’idée d’être pris pour un rôdeur, M. Pichon ôta précipitamment sa blouse et mit en lumière les splendeurs de son costume de drap neuf.

En voyant son front scalpé, le poupon ouvrit d’abord de grands jeux, et ensuite se mit à crier:

« Mon petit filleul n’est pas aimable ! dit M. Pichon d’un air désappointé.

— Votre filleul ? s’écria la jeune femme en pressant son enfant contre sa poitrine. L’idée lui était venue subitement que cet homme était peut-être un voleur d’enfants.

« Mahut ! » s’écria-t-elle en se précipitant vers une porte qui donnait sur la cour. Elle rentra suivie d’un homme à cheveux crépus, qui avait les bras nus et tenait à la main un gros marteau de forge.

« Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? » demanda Mahut d’un ton rude et grossier.

M. Pichon, pétrifié d’horreur, regardait alternativement le forgaron, la femme, le petit enfant et sa malle.

« Mais, s’écria-t-il en se frappant le front, je ne suis donc pas ici chez Pichon le tonnelier ?

— Vous êtes ici chez Mahut le forgeron, répondit l’homme crépu d’un ton un peu moins rude. Si vous aviez voulu trouver M. Pichon le tonnelier dans cette maison, il aurait fallu venir trois semaines plus tôt.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda M. Pichon, craignant quelque épouvantable catastrophe.

— Il a déménagé, voilà tout.

— Et pouvez-vous me dire où il reste maintenant ?

— À trois portes d’ici, en remontant le faubourg ; seulement c’est assez loin, parce que les maisons sont séparées par des cours, des


La jeune femme tourna lentement la tête.
jardins et des terrains vagues. Du reste, l’e nom est au-dessus de la porte sur une enseigne.

— Le connaissez-vous ? demanda confidentiellement M. Pichon.

— Oui, je le connais, répondit l’homme Crépu d’un air défiant.

— Mais là, ce qui s’appelle connaître ? reprit M. Pichon avec insistance.

— Dites donc, vous, répondit l’homme avec un redoublement de défiance, est-ce que vous croyez que je suis payé par la police pour causer sur l’un ou sur l’autre avec le premier venu ? Vous savez où il demeure, allez lui demander à lui-même ce que vous tenez à savoir. »

M. Pichon se gratta le front à l’endroit scalpé, et regarda autour de lui en hésitant.

Le forgeron se méprit sur la cause de son hésitation et lui dit : « Vous resteriez d’ici à demain que je ne vous en dirais pas plus long.

— Ce n’est pas cela, répondit M. Pichon d’un air penaud, c’est ma malle…

— Quelle malle ? »

M. Pichon lui montra son coffre et dit :

« Je ne pourrai jamais l’emporter à moi tout seul ; voulez-vous me permettre de la laisser ici ? je viendrai la reprendre avec mon neveu. Pichon est mon neveu, fils de mon frère.

— Il fallait le dire tout de suite, s’écria le forgeron en jetant son marteau dans un coin. Alors vous êtes l’oncle de Pichon. Tout s’explique, dit-il en s’adressant à sa femme. Faites excuse, mon vieux, si l’on vous a mal reçu. Mais, voyez-vous, l’endroit est un peu désert, et il court tant de mauvaises gens qu’on se défie un peu de ceux qu’on ne connaît pas. Ah ! vous êtes l’oncle de Pichon ! Celui qui est conducteur, n’est-ce pas ?

— Il vous a parlé de moi ? demanda M. Pichon.

— Cent fois ! Il est assez fier de vous, allez. Seulement, sans reproche, vous me faites l’effet d’un drôle de pistolet. On vous attend des années, et vous ne venez pas ; on ne vous attend plus, et vous venez sans dire gare, et vous vous faites prendre pour un rôdeur. Attendez, mon vieux, la malle est trop grosse pour que je la porte tout seul, sans cela je l’aurais portée, pour vous faire oublier ce que l’on vous a dit. Mais si vous voulez me donner un coup de main, nous allons enlever cela comme une plume. Un conducteur, ça doit savoir chavirer une malle.

— Je ne voudrais vraiment pas vous donner cette peine, dit M. Pichon.

— Tut ! tut ! tut ! Je vous dois bien cela. Y êtes-vous ? »

Pour l’ébattement des ânes qui paissaient dans les terrains vagues, des poules et des coqs qui picoraient sur les fumiers, des bonnes femmes qui tricotaient sur leurs portes et des bambins ébouriffés qui se roulaient dans la poussière, la malle se mit en route, tenue d’un côté par le forgeron dont les muscles se tendaient sous l’effort, et de l’autre par M. Pichon que sa redingote gênait furieusement aux entournures.