Maman/Chapitres XIII-XIV

Librairie Hachette et Cie. (p. 109-128).

« Les deux coupables vont monter dans leur chambre. »


CHAPITRE XIII


Un dîner lugubre, interrompu par une scène scandaleuse. — Une grave résolution.


La maison au perroquet invisible était habitée par une famille invisible, composée de neuf personnes : le père, qui était comte et qui avait l’air d’un fermier endimanché, la mère, qui était fille d’un petit propriétaire, et qui avait l’air d’une duchesse, six filles étagées en flûte de Pan, et destinées, de la première à la dernière. selon toutes probabilités, à monter en graine, faute d’épouseurs, et toutes résignées à en passer par là, sauf le n" 6, qui comptait sur le hasard ; d’où l’on peut conclure qu’elle était encore bien novice et bien jeune ; enfin, un fils de sept ans, très remuant et très réjoui, qui faisait plus de bruit à lui tout seul que tout le reste de la famille, y compris le perroquet. Si les théories de M. Pichon étaient justes, ce jeune monsieur semblait destiné à s’envoler du logis paternel, pour aller vivre ailleurs, aussitôt qu’il aurait des plumes.

À l’époque où le comte et la comtesse de Minias étaient jeunes et où leur famille se composait de deux petites filles, ils vivaient dans la partie de la maison qui donne sur le donjon. À mesure que les filles déjà venues grandissaient, et qu’il en venait d’autres, la vue du donjon, où il passait quelquefois des curieux, des artistes, des archéologues, parut trop mondaine pour des filles destinées au célibat, les fenêtres de la façade se fermèrent une à une, et la famille se transporta dans la partie de l’immense maison qui donnait sur le jardin. C’était à coup sûr un grand jardin ; mais, comme il n’était pas sur le rempart, il n’avait pas vue sur la campagne, et, l’horizon en était borné par un des côtés de la vieille église romane. Pour égayer cette solitude un peu claustrale, le comte y avait fait établir un cadran solaire et un jet d’eau ; et dans les dernières années il avait acheté un perroquet monotone et un paon boudeur. Le perroquet monotone répétait la même chose toute la journée, et le paon boudeur ne faisait plus la roue depuis des années, sous prétexte sans doute que ce n’était pas la peine de faire les frais d’une queue en éventail, puisque l’on était toujours entre soi.

La même institutrice avait fait successivement l’éducation de toutes les filles ; elle en était arrivée pour le moment à la fille no 6 et au garçon, qui tous les deux manquaient un peu de docilité. Il faut dire, à la décharge des deux coupables, que les leçons de Mlle Foulonne manquaient absolument d’intérêt. Cette excellente personne était un peu surannée et un peu routinière à l’époque où elle avait attaqué le tuyau no 1 de la flûte de Pan ; ses idées s’étaient encore racornies, et son instruction, faute d’entretien, était tombée presque à zéro.

Sans lui manquer précisément de respect, les deux lutins dont elle était censée cultiver l’esprit, mettaient quelquefois sa patience et son amour-propre à de terribles épreuves. Comme ils étaient très vifs et très éveillés, ils la harcelaient de questions auxquelles elle ne savait que répondre.

La fille no 6, qui avait le goût de la géographie, lui faisait faire sur l’atlas de véritables découvertes. Car, du temps où Mlle Foulonne allait en classe, il était d’usage d’apprendre la géographie par cœur, sans cartes. La vue seule d’une carte lui donnait la migraine ; la pauvre âme se perdait dans le grimoire ; elle allait de bévue en bévue, se trompait chaque fois sur la situation des capitales, barbottait dans les fleuves et suait sang et eau à gravir les montagnes.

Le garçon la mettait quotidiennement à la torture, en lui demandant son opinion personnelle sur les événements de l’histoire et sur le caractère des personnages historiques.

Tremblante, éperdue, elle fermait les yeux, semblait se recueillir et disait d’un ton grave: « Réservons ce point plus tard ! »

Une huitaine de jours après l’entrevue de Mme Gilbert et de Mme de Servan, la famille du comte de Minias était à table, un silence lugubre régnait dans la salle à manger, tandis qu’un domestique lugubre passait les plats, se penchant à l’oreille des convives et leur conseillant sans doute tout bas de ne rien prendre de ce qu’il leur offrait, car ils laissaient passer le plat sans rien prendre.

Déjà plusieurs fois les lunettes de Mlle Foulonne avaient lancé des éclairs de reproche du côté de la fille no 6, qui se tenait mal, et du jeune monsieur de sept ans qui bâillait sans vergogne, se renversait contre le dossier de sa chaise et enfonçait ses mains jusqu’au fond de ses poches, pour se distraire.

Le perroquet, voyant que le dîner manquait d’entrain, crut devoir payer de sa personne ; il appela d’une voix éclatante le « Jean » mystérieux auxquel il faisait toujours allusion, et lui commanda d’apporter « du rhum et du rôti de mouton ! » « Joseph, s’écria le petit garçon, donnez-lui ce qu’il demande, pour qu’il nous laisse tranquilles ! »

À cette brusque incartade, les cinq sœurs résignées baissèrent modestement leurs dix yeux sur leurs cinq assiettes, et la sœur non résignée encouragea son frère par une grimace très expressive.

M. le comte de Minias regarda Mme la comtesse de Minias, qui regarda Mlle Foulonne, qui tourna ses lunettes du côté du coupable.

Mlle Foulonne avait une voix de basse-taille qui eût fait honneur à un chantre.

« Maurice, dit-elle d’un ton solennel, vous me surprenez, vous nous surprenez tous. Un enfant bien élevé…

—C’est vrai aussi, reprit Maurice d’un ton hargneux ; c’est ennuyeux à la fin d’entendre toujours la même chose, de voir toujours la même chose, d’apprendre toujours la même chose, et de la grammaire, et de l’arithmétique, et du calcul mental, et je ne sais quoi. »

Sauf la sœur no 6 qui pouffait de rire dans sa serviette, toute l’assemblée était pétrifiée d’horreur, sans quoi l’on n’eût pas laissé le petit insurgé finir son inconvenante harangue.

Au comble de l’exaspération, le comte fit machinalement un tampon de sa serviette, comme s’il eût résolu de foudroyer le coupable en la lui lançant à la tête ; mais il se contenta de pétrir son tampon avec énergie, tandis qu’il prononçait d’une voix entrecoupée les paroles suivantes:

« Monsieur, n’était-ce pas déjà trop d’avoir dit une sottise, et fallait-il y ajouter une grossière impertinence ? Quoi, à ma table, en ma présence, en présence de votre mère et de vos sœurs, vous coupez la parole à une personne âgée et respectable ! Non, mademoiselle Foulonne, n’intercédez pas pour lui, laissez-moi épancher l’indignation qui bouillonne dans mon sein. Monsieur, expliquez vous, parlez, dites quelque chose.

— Je voudrais, répondit Maurice qui avait la tête montée, avoir les deux jambes paralysées, et le dos malade, je voudrais être traîné dans une petite voiture.

— Cet enfant est fou ! s’écria M. de Minias en se versant un grand verre d’eau, qu’il avala d’un seul trait.

— Mon enfant, explique-toi, lui dit doucement sa mère.

— Si j’étais dans une petite voiture, on me roulerait peut-être tous les jours chez le percepteur.

— Pour quoi faire, grand Dieu ! veut-il qu’on le roule chez le percepteur ? » demanda le comte, s’adressant à tout le monde en général et à personne en particulier.

— Pour jouer avec ses enfants.

— Mais, créature dénaturée, nous ne connaissons pas le percepteur ; c’est un étranger ; nous ne savons pas d’où il sort ? »

Ici il y eut un coup de théâtre, qui accrut encore la stupeur de toute la compagnie.

Sans être interpellé, sans avoir demandé et obtenu l’autorisation de parler, le no 6, avec une candeur pleine de perversité, dit d’une voix douce:

« Cher papa, je l’ai vu sortir de chez Mme de Servan ! »

Désarçonné par cette attaque de flanc, le « cher papa » demeura tout interloqué. Quand il eut recouvré l’usage de la parole, il répliqua avec une écrasante ironie : « Pour sortir de chez Mme de Servan, il suffit d’y être entré ; reste à savoir à quel titre il y est entré ; les percepteurs, je suppose…

— Mais, cher papa, il y est entré à titre de visiteur, et il en est sorti à titre de visiteur.

— À quoi avez-vous reconnu cela, mademoiselle ?

— Il était en habit, avec des gants gris-perle, et il avait sa femme au bras.

— Qu’est-ce qui vous dit que Mme de Servan les a reçus ?

— Elle les a reconduits jusqu’à la porte, et elle leur a tendu la main. »

M. le comte de Minias regarda sa femme d’un air perplexe, et s’écria : « Mme de Servan reconduisant quelqu’un jusqu’à la porte ! Mme de Servan tendant la main à un percepteur ! où allons-nous ? il Ici la voix de chantre se fit entendre, et Mme Foulonne dit d’un air pincé :

« Mademoiselle Nathalie peut-elle me dire comment elle a pu voir les choses qu’elle raconte. Toutes les fois qu’elle est sortie de cette maison, je l’ai accompagnée, comme c’est mon devoir. Si mes yeux sont mauvais, j’ai des lunettes, Dieu merci ! et je n’ai rien vu de toutes ces merveilles.

— Mademoiselle, répondit le no 6, j’ai vu tout cela d’une des fenêtres du second étage, en regardant à travers les lames des persiennes.

— Très-bien ! reprit Mme Foulonne avec un calme menaçant ; mademoiselle Nathalie peut-elle nous dire ce qu’elle faisait dans une des chambres qui donnent sur le donjon ?

— Mon Dieu ! mademoiselle, répondit le no 6 en rougissant, je tâchais de voir ce qui se passait sur le donjon, pour me distraire.

— Pour vous distraire ! s’écria l’institutrice avec véhémence, et depuis quand, je vous prie, une jeune fille bien élevée a-t-elle besoin de se distraire ?

— On s’ennuie tant, répondit le no 6, à voir toujours la même chose, à entendre…

— Assez, s’écria le comte de Minias, et, pour la première fois de sa vie, il s’oublia jusqu’à donner un coup de poing sur la table. Je crains, reprit-il, que l’esprit de révolte ne soit entré dans cette famille. » Mais il lui suffit de jeter un coup d’œil sur les cinq chanoinesses pour comprendre que si l’esprit de révolte était dans cette famille, du moins le mal était circonscrit.

Il ajouta d’un ton plus calme: « Les deux coupables vont monter dans leurs chambres respectives, pour y réfléchir sur leur faute ; nous tiendrons conseil avec Mlle Foulonne, et nous déciderons, après mûre réflexion, sur ce qu’il conviendra de faire. Allez ! »

Les deux coupables sortirent de table et montèrent à leurs chambres respectives: le reste de la société, pour se distraire, alla contempler le jet d’eau et le paon qui ne voulait pas faire la roue.

Mme de Minias tira son mari à part, pour causer avec lui du grand évènement qui avait troublé le calme de leur vie conventuelle.

M. le comte, qui s’était montré si décidé et si féroce en public pour affirmer son autorité de père de famille, déposa toute sa décision et toute sa férocité sur le seuil du boudoir de sa femme.

« Eh bien, ma chère, que pensez-vous de cela ? demanda-HI d’un air indécis.

— Je pense, reprit la comtesse d’un air réfléchi, que la vie que nous menons est peut-être trop retirée et trop triste pour ces deux pauvres petits.

— Mais les cinq autres sœurs s’en accommodent, objecta timidement le comte.

— Tous les enfants n’ont pas le même caractère, répondit la comtesse avec beaucoup de bon sens, et ce qui convient aux uns peut très bien ne pas convenir aux autres. Il serait peut-être prudent de leur donner quelques-unes des distractions qui conviennent à leur âge.

— Peut-être, » dit le comte ; mais il répondait « peut-être » plutôt par respect pour la raison supérieure de sa femme que par conviction intime. Il avait été lui-même un marmot timide, un peu inerte et indifférent ; la preuve, c’est qu’on avait pu le marier à la Silleraye, au lieu de lui laisser prendre son vol. Il jugeait des autres par lui-même, et ne-comprenait pas qu’un enfant pût désirer ce dont il s’était si facilement passé. Mais il avait le bon esprit de se défier de son propre jugement.

« Cependant, reprit-il, si Maurice doit voir quelques enfants, j’aimerais autant que ce ne fussent pas les enfants d’un percepteur ; qu’en penses-tu ?

— Il y a percepteurs et percepteurs, répondit la comtesse.

— Sans doute, répliqua le comte.

— J’ai vu dans la rue la femme et les enfants du nouveau percepteur ; cette jeune femme m’a paru une personne du meilleur monde. Quant aux enfants, je les ai trouvés charmants.

—Mais, objecta le comte, il est bien difficile de juger des gens à premiere vue.

— Vous avez parfaitement raison, dit la comtesse. Mais, si Nathalie a vraiment vu ce qu’elle dit qu’elle a vu, si de plus Mme de Servan permet que l’on conduise son neveu chez nos voisins, il me semble que l’on peut accepter son jugement, car c’est une des personnes les plus sévères du donjon.

— L’argument est sans réplique, répondit le comte. Nous pourrons consulter Il 'me de Servan ; mais il restera encore une difficulté.

— Laquelle ?

— Nous ne pouvons pas envoyer nos enfants chez ces gens sans les connaître personnellement. D’un autre côté, nous ne pouvons pas faire visite à des nouveaux venus ; et je ne crois pas que l’accueil fait aux autres percepteurs soit de nature à engager celui-ci à entreprendre une tournée de visites. La difficulté me semble insoluble.

— La difficulté peut être grande, reprit la comtesse en souriant, mais elle ne me paraît pas insoluble. N’est-ce pas à peu près l’époque où vous envoyez Joseph payer vos impositions ?

— D’habitude c’est un peu plus tard, parce que je les paye en une seule fois ; mais rien ne m’empêche de devancer l’époque, si vous y voyez quelque utilité.

— J’y vois, reprit la comtesse, une très grande utilité. Qui vous empêche d’aller vous-même au bureau du percepteur, à l’heure où vous êtes sûr de le rencontrer ? qui vous empêche de lier conversation avec lui ? d’être aimable comme vous savez l’être quand vous voulez, et de lui laisser entendre, à mots couverts, que l’on n’éprouverait nulle répugnance à recevoir sa visite et celle de sa femme. »

Le comte se regardait les ongles d’un air perplexe ; c’était un bonhomme plein de droiture, mais il n’était pas né diplomate, et, malgré les encouragements de sa femme, il craignait de faire quelque bévue. Il le lui dit franchement, et lui demanda sans périphrase de vouloir bien se charger d’un fardeau trop lourd pour ses épaules à lui.

« Eh bien ! reprit en souriant la comtesse, qui m’empêche de dire à Mme de Servan que j’ai envie de connaître la femme du percepteur ? Qui empêche Mme de Servan de me prévenir, le jour où elle devra recevoir sa visite ? Qu’on nous mette seulement face à face et je me fais forte de réussir.

— Et vous réussirez, dit le comte en lui baisant galamment la main.

— Ah ! à propos, reprit-il d’un air un peu contrarié, et les deux coupables ?

— Nous trouverons bien un prétexte pour les amnistier.

— Vous vous chargez de trouver le prétexte ?

— Je m’en charge. »

Madeleine poussait la voiture.

CHAPITRE XIV


Les incertitudes de Mme de Minias. — Une visite du capitaine Maulevrier. Un nouvel avis. — Une pétition.

Une maman n’a guère de peine à trouver un prétexte pour pardonner à ses enfants. M. de Minias était gagné d’avance à la cause de l’amnistie, et Mme Foulonne n’avait point une âme inexorable.

Le lendemain matin, les deux coupables furent mandés par devant les trois juges, et comme leur attitude fut convenable et qu’ils témoignèrent un regret sincère de leur incartade, le tribunal les renvoya absous.

— Quand ils furent hors de la présence du tribunal, ils se regardèrent en dessous, d’un air assez penaud.

« C’est égal, dit la fille no 6, qui reprit la première son sang froid, j’aimerais bien aller jouer avec les autres, dans le jardin du percepteur. Comme ils doivent s’amuser !

—Oh oui ! répondit le garçon, en poussant un gros soupir, comme il doivent s’amuser ! Pas de paon pour les assommer ; pas de perroquet pour les assourdir. Pas de Mme Foulonne pour leur dire qu’il est inconvenant de courir et de rire tout haut. Si maman voulait, cependant ! »

Justement, « maman voulait », mais, après mûre réflexion, elle se sentit fort embarrassée pour accomplir la promesse qu’elle avait faite à son mari.

En principe, elle était bien décidée à offrir à ses deux jeunes enfants les distractions qui convenaient à leur âge, et même il y avait déjà quelque temps qu’elle y songeait. L’apathie, qui faisait le fond de presque tous les caractères à la Silleraye, l’avait seule empêchée de chercher les voies et moyens pour mettre son projet à exécution. Après la crise de la veille, elle ne pouvait plus reculer.

Or, la veille, dans la chaleur de l’improvisation, elle avait trouvé tout naturel de s’adresser à Mme de Servan ; aujourd’hui les difficultés se présentaient en foule à son esprit. Ses réflexions tournèrent très vite à l’examen de conscience. Comment, depuis des années, n’avait-elle pas songé, une seule fois, combien la vie devait être triste pour le pauvre petit malade, qui n’avait pas un seul camarade pour jouer avec lui ? Comment s’était-elle toujours bornée à demander de ses nouvelles et à exprimer une froide pitié et une sympathie stérile ? De quel droit irait-elle dire maintenant à la tante du pauvre infirme: « Mes enfants s’ennuient, aidez-moi à les distraire ? »

Mme de Servan n’aurait-elle pas le droit de lui répondre: « Tant que vous avez cru pouvoir vous suffire à vous-même, vous vous êtes renfermée dans votre maison, en égoïste ; si vous ouvrez aujourd’hui votre porte, c’est parce que la nécessité vous y contraint, et que vous avez besoin de nous ? » À supposer que Mme de Servan, par politesse, s’abstînt de tenir ce langage, elle ne pourrait toujours pas s’empêcher de penser que sa voisine était une solliciteuse’ intéressée, car c’était la pure vérité. À cette idée, les joues de Mme la comtesse de Minias se couvrirent d’une rougeur brûlante, son orgueil se révolta, et elle essaya de se tourner d’un autre côté.

Pourquoi, par exemple, ne chercherait-elle pas des camarades pour ses enfants dans quelqu’une des familles de la ville haute ? Elle les passa toutes en revue, mais elle fut fort déconcertée d’arriver au bout de la liste sans avoir rien trouvé de ce qu’elle cherchait. Tantôt c’étaient les parents qui lui déplaisaient, tantôt les enfants. Il y avait même des familles sur lesquelles elle ne pouvait se faire aucune opinion, quoique l’on échangeât des visites deux ou trois fois par an. Alors Mme Gilbert lui apparut, telle qu’elle l’avait vue, avec son aimable physionomie, sa toilette toujours simple et toujours élégante, son calme et doux sourire, et cet attrait mystérieux qui faisait qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer.

« Mes enfants l’aimeraient et elle leur ferait du bien, j’en suis sûre, se dit la pauvre comtesse, avec un tout petit soupir de jalousie maternelle.

Un instant elle revint à son premier projet, celui d’envoyer le comte en éclaireur dans le bureau de perception. Mais elle craignit qu’il ne fût pas assez bon diplomate, et les premières impressions sont si importantes dans une affaire aussi délicate !

Alors, ayant passé en revue tous les partis qu’elle pouvait prendre et les ayant tous rejetés comme impraticables, elle se trouva en face d’une idée nouvelle. Si cette idée lui eût été présentée de but en blanc par un conseiller quelconque, elle l’eût rejetée comme absurde ; mais, y étant venue d’elle-même, pas à pas, et comme par degrés, elle n’en fut pas trop effarouchée et prit même la peine de l’examiner. « Si j’allais tout simplement, se dit-elle, faire visite à Mme Gilbert ! » Naturellement son orgueil essaya de la dissuader en lui présentant la chose sous cet aspect ridicule: « Mme la comtesse de Minias allant faire la première visite à Mme Gilbert ! »

Mais comme les idées peuvent toujours s’envisager par plusieurs côtés, le bon sens de Mme de Minias et le vif sentiment de la nécessité présente lui montrèrent celle-là sous son véritable aspect: « Une mère troublée allant demander aide et secours à une autre mère. »

« J’irai certainement, » se dit la comtesse. Mais, pour se donner un peu de temps avant de franchir le grand pas, elle résolut de s’entourer de tous les renseignements qu’elle pourrait recueillir ; car il faut toujours voir clair dans tout ce qu’on fait.

Sous prétexte de demander des nouvelles du petit malade, elle fit parler Madeleine, qui ne demandait pas mieux que de causer ; elle lança même M. le comte sur M. Pascaud, sous prétexte de demander des explications à propos des contributions de l’année présente.

Quelquefois elle s’en allait furtivement à l’une des fenêtres de la façade, pour regarder les enfants du percepteur qui traversaient le donjon pour escorter leur petit camarade infirme jusqu’à la grille du jardin de sa tante. Cette vue lui causait toujours une émotion bizarre qui ressemblait presque à de la jalousie, et elle disait : « Ce sera pour demain. »

Mais elle retombait dans ses incertitudes et « demain » ne venait jamais.

Elle avait fini par connaître les heures où l’enfant malade sortait de chez sa tante et celles où il rentrait avec son escorte. Un jour qu’elle était à son observatoire, il prit fantaisie au malade de parcourir le donjon dans toute sa longueur. Le petit groupe s’éloigna dans la direction de la tour carrée ; Madeleine poussait la voiture au grand trot, et la comtesse entendait les rires joyeux des enfants. Arrivés à la tour carrée, ils revinrent sur leurs pas toujours au grand trot. À la moitié du donjon, Madeleine essoufflée s’arrêta et les deux enfants du percepteur poussèrent la voiture à sa place. Madeleine s’assit sur un banc pour attendre leur retour.

Les enfants s’arrêtèrent pour reprendre haleine, juste sous les fenêtres de la maison au perroquet, et se mirent à bavarder. Les enfants, comme les grandes personnes, s’observent quand on les regarde, et malgré l’étourderie de leur âge, ne disent pas tous leurs petits secrets en présence des grandes personnes. Les trois enfants étaient seuls, loin de toute surveillance, la comtesse avait une occasion unique de se renseigner sur leur caractère. Aussi écouta-t-elle de toutes ses oreilles. Ce qu’elle entendit la fit sourire, et elle se dit que cette fois ce serait pour demain.

Comme elle allait se retirer, elle entendit Georges et Louise crier en même temps: « Le capitaine Maulevrier ! » et il se précipitèrent vers un jeune homme de tournure distinguée, qui venait de tourner le coin de la maison au perroquet, suivi d’un jeune garçon boiteux qui portait une valise et un nécessaire de voyage.

Aussitôt qu’ils eurent embrassé leur ami et répondu à ses premières questions, les deux enfants le prirent par les deux mains, et l’entraînèrent vers la petite voiture où le malade s’agitait, comme s’agite dans son nid un pauvre oiseau craintif.

« Lucien, lui dit Georges avec un air d’importance, voilà notre ami le capitaine Maulevrier ; vous le connaissez bien, nous vous avons parlé de lui. »

Les lèvres de Lucien tremblaient et le pauvre petit était tout pâle.

« Nous serons des amis, nous aussi, dit le capitaine en lui prenant la main ; et comme il avait pitié de l’agitation nerveuse où il voyait le petit malade, il se pencha vers lui et l’embrassa sur le front.

« Et maintenant que faisons-nous ? demanda le capitaine en regardant ses trois amis.

— Nous reconduisons Lucien chez lui, répondit Georges.

— Où demeure-t-il ? »

Georges lui montra du doigt la grille du jardin de Mme de Servan.

« Très bien ! dit gaiement le capitaine ; comme c’est sur mon chemin, c’est moi qui vais pousser la voiture, et vous allez voir si je m’y entends. »

Georges et Louise battirent des mains et Lucien jugea inutile de protester. Le jeune garçon boiteux suivit la petite caravane avec un sourire de bonne humeur. Madeleine se leva tout effarée en voyant son petit malade aux mains d’un monsieur qu’elle ne connaissait pas.

Georges lui cria, pour la rassurer : « C’est le capitaine Maulevrier, notre ami et celui de papa. »

Et il dit au capitaine en manière d’explication : « C’est Madeleine, la bonne de Lucien. »

« Nous sommes en train de faire connaissance, dit le capitaine à la vieille gouvernante, et je suis sûr que nous serons une paire d’amis avant qu’il soit longtemps. »

Cependant la comtesse de Minias se disait derrière sa persienne : « Je ne puis pas les déranger pendant qu’ils ont un hôte ; j’attendrai son départ, mais c’est bien décidé. »

Georges et Louise s’élancèrent en avant pour annoncer l’arrivée de leur ami ; mais ils s’arrêtèrent tout interdits, à deux pas de la porte. Un gros chien obèse était accroupi sur le seuil, poussant de petits cris d’impatience.

« C’est Pataud, le chien de l’hôtel, dit le jeune garçon boiteux ; il nous aura suivis pour se promener ; n’ayez pas peur, il n’est pas méchant. »

Louise et Georges s’approchèrent de la porte, et le gros chien se mit à ramper d’un air suppliant, en agitant sa queue.

Au coup de sonnette, Marie ouvrit la porte ; le chien se précipita dans la maison, enfila le corridor et parcourut tout le jardin, le nez en terre comme s’il cherchait une piste. Tout à coup il poussa un cri de joie et se précipita vers Mme Gilbert qui souhaitait la bienvenue au capitaine Maulevrier, et se coucha à ses pieds.

Mme Gilbert le caressa et lui dit : « Tu me reconnais donc ? »

S’il la reconnaissait ! il avait rêvé d’elle, depuis le premier jour où il l’avait vue ; et vingt fois il avait médité l’escapade qu’il venait d’accomplir si heureusement.

La joie de la pauvre bête était si naïve, si complète, si folle, que Mme Gilbert n’eut pas le courage de la renvoyer tout de suite.

« Voulez-vous avoir la complaisance, dit-elle au jeune garçon boiteux, de prévenir ses maîtres.

— Certainement, madame, répondit le boiteux, je puis même l’emmener tout de suite ; si vous voulez.

— Non, prévenez-les seulement qu’il dînera ici.

— Il a de la chance ! » dit le jeune garçon moitié en riant, moitié sérieusement.

Mme Gilbert fut frappée de cette parole, et regarda le jeune garçon plus attentivement. Il avait une honnête physionomie, mais il était pâle, et il avait les joues creuses.

« Pourquoi dites-vous qu’il a de la chance ? lui demanda-t-elle avec intérêt.

— Parce qu’il fera un bon dîner, » répondit l’autre ingénument.

Encore une fois Mme Gilbert le regarda avec attention.

« Eh bien ! lui dit-elle en souriant, voulez-vous faire un bon dîner aussi ?

— Oh ! madame, répondit-il en devenant tout rouge, ne croyez pas que j’aie dit cela pour dîner, je plaisantais. Je… quoique, à vrai dire, un bon dîner est bon pour ceux qui dînent quelquefois par cœur.

— Vous irez donc prévenir à l’hôtel pour qu’on ne soit pas inquiet au sujet du chien, et puis vous reviendrez dîner, et vous reconduirez le chien après. »

Le boiteux détala lestement, fit sa commission et revint s’attabler avec Marie. Pour payer sa bienvenue, le pauvre diable, qui avait beaucoup d’esprit naturel, trouva des choses si amusantes que Marie riait aux larmes. Vers la fin du dîner, Marie lui fit conter son histoire.

Elle avait les yeux rouges quand elle vint au salon prier madame de vouloir bien sortir un instant, parce que le pauvre garçon avait à lui dire quelque chose.

Marie

lui fit conter son

histoire

« Le pauvre garçon » était chargé par M. Tambourin de présenter ses compliments à madame et de dire à madame que si le chien lui plaisait, elle lui rendrait service en le gardant, parce qu’il n’était bon à rien et qu’on ne savait réellement qu’en faire. Il n’était bon qu’à dormir en rond sur la paille de l’écurie et à flairer les jambes des voyageurs !

« Attendez un instant, dit Mme Gilbert, et elle retourna au salon pour consulter son mari. M. Gilbert ne demandait pas mieux que d’avoir un chien, et celui-là plutôt qu’un autre, puisqu’il aimait déjà la maison. Les enfants supplièrent leur mère de garder Pataud, et Mme Gilbert annonça au boiteux qu’il n’aurait pas la peine de reconduire Pataud à l’hôtel de la Poste.

Comme il avait l’air d’hésiter à partir, Mme Gilbert lui dit avec bonté :

« Vous avez peut-être encore quelque chose à me dire ?

— Je n’ose pas trop, madame.

— Dites toujours, mon brave garçon.

— Madame, si c’était un effet de votre bonté de parler de moi à M. Pichon, j’ai idée que ça arrangerait tout.

— Comment cela ? demanda Mme Gilbert avec surprise.

— Madame, j’étais dans la cour de l’hôtel le jour où M. Pichon a annoncé votre arrivée et celle de votre famille. Bien qu’à l’entendre dire : « Il faut que ça marche droit ! » j’ai compris que M. Pichon avait un grand respect pour vous. »

Mme Gilbert, qui ne savait rien des manœuvres de M. Pichon, regarda le jeune garçon d’un air étonné :

« Mais enfin, reprit-elle après un instant de réflexion, supposons que j’aie de l’influence sur M. Pichon, que voulez-vous que je lui demande ? »

Le jeune garçon passa sa main dans ses cheveux, regarda sa mauvaise jambe, et reprit :

« Je m’appelle Michet, madame, et je suis un honnête garçon, vous pouvez le croire, quoique ce soit moi qui le dise.

— Votre figure le dit, fit observer Mme Gilbert avec bonté.

— Si ma figure le dit, reprit le boiteux, elle dit la vérité ; mais voyez-vous, madame, c’est ma mauvaise jambe qui ment, en faisant croire aux gens que je ne suis pas bon à grand chose. Et cependant, madame, je puis courir comme un autre : c’est moi qui porte l’Observateur aux abonnés de la ville, et jamais personne n’a pu dire que l’Observateur était arrivé une seule fois en retard. Je ne puis pas être soldat, naturellement ; alors il semble à tout le monde que je ne peux pas être autre chose non plus. Partout où je m’adresse, on me répond : « Et ta jambe ? » Eh bien quoi, ma jambe ? ce n’est pas ma faute si elle est trop courte, n’est-ce pas, madame ?

— Assurément, mon pauvre garçon.

— J’ai tâté de tous les métiers, et j’ai fait, et je fais encore tout ce que je peux pour gagner mon pain ; eh bien ! madame, je n’y arrive pas, et à mon âge, je suis encore à charge à ma famille, et ma famille n’est pas heureuse. Mon père est ouvrier imprimeur, mais il ne gagne que des demi-journées, et encore pas toujours, parce que cela ne va pas fort là-bas ! » et d’un geste de la main, il désigna vaguement l’endroit où les maisons moisissaient dans l’impasse, à l’ombre du marronnier. Il continua :

« Ma mère est couturière, mais elle commence à se faire vieille ; sa main tremble ; elle n’y voit plus bien clair. J’ai deux petits frères qui vont à l’école et qui ne peuvent encore rien gagner. Voilà où nous en sommes. Pendant près d’un an, j’ai aidé le cocher de M. Brimard à soigner les chevaux. Le cocher me disait ; « Michet, ça va bien ; Michel, tu m’étonnes ; car tu es boiteux et tu te tires d’affaire mieux que bien d’autres. J’ai cru pour cette fois que mon affaire était faite ; je sais leur parler aux chevaux, et les chevaux me connaissent et m’obéissent. Malheureusement M. Brimard s’est ennuyé à la Silleraye et il est parti pour Tours ; alors je suis retombé sur le pavé. Ce que je voudrais, c’est d’être garçon d’écurie dans-un hôtel. À la Silleraye, c’est impossible, parce qu’il n’y a que deux hôtels, et les garçons d’écurie sont trop jeunes pour que je compte les voir partir. Pour cela il faudrait un accident, et je n’ai pas le cœur assez mauvais pour désirer trouver mon bien dans le mal d’autrui. Si M. Pichon, qui connaît tant de villes, pouvait me trouver quelque part une place de garçon d’écurie, je suis sûr que je ferais bien l’affaire ; j’aurais mon logement, ma nourriture, et je pourrais envoyer quelque chose à ceux d’ici, qui en ont grand besoin.

— Je parlerai à M. Pichon, dit Mme Gilbert ; mais pourquoi ne lui avez-vous pas parlé vous-même, sans attendre si longtemps ?

— Parler à M. Pichon ! madame, s’écria le pauvre Michet avec une expression de stupeur profonde ; mais ne parle pas qui veut à M. Pichon, à plus forte raison un pauvre diable comme moi. Vous ne le connaissez que du beau côté, madame, et c’est tout naturel qu’il vous respecte ; mais il a un œil qui vous tient les gens à distance ! Parler à M. Pichon ! mais, pour l’heure, me voilà bien tranquille. J’aurais cependant quelque chose encore à vous demander, madame. Quand M. Pichon m’aura trouvé une place, et je suis sûr qu’il m’en trouvera une, il devrait bien prévenir les gens que je suis boiteux, afin que l’on ne soit pas surpris en me voyant débarquer, et qu’on ne me dise pas: « Et ta jambe ! » Ce serait pénible pour moi d’être mis de côté avant d’avoir été essayé. »